Le 1er novembre 2024, l’auvent en béton de la gare centrale de Novi Sad, qui venait tout juste d’être rénové, s’est écroulé sur la foule, faisant 15 morts et des dizaines de blessés.
Cinq jours après la tragédie, une fois le choc initial passé, le ministre de la Construction, des Transports et des Infrastructures a démissionné sous la pression publique, tout en affirmant qu’il n’était pas responsable de cet accident. Il a même réussi à verser quelques larmes en public.
Alors que commençait à monter dans la population la colère et la volonté de savoir ce qui s’était réellement passé dans la gare, la réponse de l’État serbe a suivi son schéma habituel : du jour au lendemain, toute la documentation concernant la reconstruction de la gare a été retirée des plateformes accessibles au public, l’enquête du bureau du procureur a été entravée, les responsabilités ont été niées à de nombreux niveaux, tandis que toute forme de protestation a été qualifiée d’initiative de l’opposition.
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Pourtant, depuis la mi-novembre, le mouvement de protestation, lancé par les étudiants et les lycéens, n’a pas arrêté de s’étendre, de s’amplifier et de se diversifier malgré la répression brutale contre de nombreux manifestants.
Eldorado immobilier et droit à la vérité
Ce mouvement a plusieurs préoccupations. La première est évidemment de savoir ce qui s’est passé à la gare de Novi Sad – et pas uniquement là car les bâtiments défectueux, qu’ils soient anciens et rénovés ou au contraire tout nouveaux, sont devenus monnaie courante.
La Serbie, comme d’autres pays de la région des Balkans, est devenu un eldorado de la promotion immobilière. Le motif avancé est évidemment de satisfaire les besoins en logements de la population. Mais la multiplication des tours dans Belgrade, la capitale du pays a évidemment une toute autre origine et un tout autre moteur. Vu les prix le location et d’acquisition des appartements, tout cela est évidemment hors de portée des budgets des familles qui travaillent. Ces immeubles qui poussent comme des champignons ont beaucoup plus à voir avec le blanchiment d’argent maffieux et la spéculation financière qu’avec la crise du logement.
Un exemple frappant de ce développement d’un immobilier de luxe a été donné par l’accord commercial récemment conclu entre Donald Trump lui-même et son gendre Jared Kushner, d’une part, et l’Etat serbe, d’autre part, dans le but de construire un hôtel de luxe de la franchise Trump sur le site de l’ancien ministère yougoslave de la Défense à Belgrade.
Ce deal signé avec Kushner, négocié avec des agents immobiliers à Abou Dhabi, reflète une réalité plus large dans les Balkans: la multiplication de projets immobiliers conçus comme un échange de méga-cadeaux entre des chefs d’État et des chefs d’entreprise des États-Unis, de l’Union européenne, de la Chine et d’ailleurs. Ces arrangements ne profitent en fin de compte qu’à un très petit nombre de personnes, mais ils bénéficient d’une protection judiciaire qui les met à l’abri des regards trop critiques.
Ce qui est bien utile, vu que de nombreux projets récents, dans l’immobilier ou les services publics, ne semblent pas réalisés avec le même soin. Travaux en retard, matériaux de piètre qualité, cheminement obscur voire opaque des démarches administratives, pots-de-vin à tous les étages, défauts de construction… sont monnaie courante.
Des revendications qui s’élargissent
C’est avec cette réalité en tête que la première revendication de tous les protestataires est la publication de tous les documents internes relatifs aux travaux de rénovation de gare de Novi Sad, réalisés par Serbian Railway Infrastructure, l’État serbe, China Railway International et China Communications Construction Company, qui ont commencé la construction de la gare en 2021.
Le fait que le mouvement ait été lancé par les étudiants et les lycéens a amené aussi à l’avant-plan d’autres revendications : le renforcement de l’éducation et la création d’institutions véritablement au service de la population, ainsi qu’une augmentation de 20 % des crédits budgétaires alloués aux établissements publics d’enseignement supérieur en Serbie.
Figurent aussi en place centrale l’abandon toutes les charges retenues contre les étudiants et les jeunes manifestants arrêtés et détenus pour leurs participations aux manifestations, l’engagement de poursuites pénales et l’inculpation des responsables de la répression à l’encontre des étudiants et des enseignants et, bien sûr, une énorme volonté d’en finir avec la corruption et l’autoritarisme du pouvoir en place.
Et, plus le mouvement grandit, plus les gens qui y participent élargissent les critiques qui convergent vers une remise en cause de la domination du parti nationaliste au pouvoir depuis 2012.
Tache d’huile
Le mouvement est donc parti, dans les jours qui ont suivi la catastrophe, dans les universités, puis s’est étendu à l’enseignement supérieur et même à de nombreux lycées. Des assemblées générales dans les facultés ont commencé à organiser l’occupation de celles-ci (qui dure encore aujourd’hui!).
Le premier grand temps fort a été l’appel à une manifestation nationale à Belgrade juste avant la Noël. Cette manifestation a réuni plus de 100.000 personnes. La dénonciation de la corruption, de l’imprévoyance et des responsabilités du gouvernement étaient omniprésentes, à travers le slogan « Ruke su vam krvave » (Vos mains sont ensanglantées).
Après les vacances de fin d’année, le mouvement a repris sur une base géographique et sociale plus large. De nombreux acteurs sociaux ont appelé à une grève générale le vendredi 24 janvier (appelée officiellement par les étudiants et les lycéens) qui a été marquée par des rassemblements de masse dans plus de 150 endroits.
A cette occasion, d’autres secteurs sont entrés en action, ajoutant au mouvement leurs propres revendications. Des journalistes et des artistes se sont mobilisés contre la censure et le contrôle gouvernemental pesant sur la culture et l’information. Des agriculteurs ont bloqué des maisons communales pour protester contre l’augmentation spectaculaire des impôts fonciers. Des ouvriers ont bloqué certaines usines, craignant que le propriétaire ne prenne les marchandises de l’usine, que l’entreprise ferme et qu’ils se retrouvent sans salaire.
Le lendemain de cette journée de grève générale, le premier ministre Milos Vucevic a démissionné « afin d’éviter d’augmenter davantage les tensions dans la société » selon son propre aveu!
Ce départ n’a pas suffi. Au contraire, le mouvement a continué à se diffuser partout dans le pays. A la mi-février, un sondage révélait qu’environ 80% des citoyens serbes soutenaient la plupart des revendications des étudiants et qu’un tiers de la population déclarait avoir participé aux manifestations!
Dans les petites localités, il est beaucoup plus difficile d’organiser des manifestations et des blocages que dans les grandes villes. Là où « tout le monde se connaît » et où l’emploi et la sécurité sociale et matérielle des gens dépendent souvent des puissants locaux, il faut du courage pour descendre dans la rue et manifester. Pourtant, contrairement aux années précédentes, il n’y a pratiquement aucun endroit en Serbie où il n’y a pas eu de manifestation ou de blocage. Et, un peu partout, fleurissent des assemblées générales populaires, sur le modèle de celles que les étudiants tiennent depuis quatre mois.
Enorme manifestation
Le dernier temps fort de la mobilisation a eu lieu samedi 15 mars avec une nouvelle manifestation nationale à Belgrade qui a réuni environ 250.000 personnes (la police, étroitement contrôlée par le pouvoir, a été forcée d’en annoncer plus de 100.000). Comme l’a déclaré une étudiante à la tribune: « Nous nous sommes organisés à partir de rien et avons accompli beaucoup de choses. Nous avons uni le pays, les générations, éveillé la solidarité et l’empathie, et montré que le changement est possible lorsque nous nous battons ensemble. »
Un message que peine à comprendre le président Aleksandar Vucic qui a répondu lors d’une allocution: « Nous sommes un pays extrêmement démocratique. Pour être clair, je suis le président de ce pays, et je ne laisserai pas la rue dicter les règles ». Inutile de dire qu’il y a peu de chances que cette bravade suffise à convaincre les centaines de milliers de Serbes qui continuent à descendre dans les rues et à débattre dans les assemblées populaires!
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Occupons le terrain,
19 mars 2025.
Cet article est basé sur de nombreux documents et articles disponibles sur le site Europe Solidaire sans Frontière.