Un livre comme on les aime : un livre qui fait réfléchir. Todd propose une lecture des événements récents qui donne une clé de compréhension, loin de la propagande occidentale.
Todd commence par relever quelques surprises apparues depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Parmi celles-ci, les plus importantes sont, sans doute :
- Une guerre est-ouest sur le continent européen. On avait déjà eu la guerre de l’OTAN contre la Serbie en 1999, mais elle était limitée et « non-officielle ».
- Depuis au moins une décennie, les Etats-Unis désignent la Chine comme leur ennemi principal mais c’est avec la Russie qu’ils sont en guerre par Ukrainiens interposés.
- La résistance de l’Ukraine face à l’armée russe. En fait, les Occidentaux ont refusé de voir que Moscou n’avait pas « mis le paquet » : un quart des effectifs envoyés en 1968 en Tchécoslovaquie alors que l’Ukraine est quatre fois plus grande. On considérait aussi l’Ukraine comme un Etat failli : perte d’environ 11 millions d’habitants (20%) par émigration ou dénatalité depuis l’indépendance en 1991, oligarques tout- puissants, corruption généralisée, même les habitants semblaient à vendre (le marché de la gestation pour autrui était florissant, les prix y étant bas).
- Autre « surprise » de taille : la résistance économique de la Russie face aux sanctions occidentales et le soutien dont elle bénéficie dans le reste du monde. Si le soutien de la Chine à Moscou peut paraître logique, que dire de l’Inde, de l’Iran qui fournit des drones à son ennemie héréditaire, de l’Arabie Saoudite qui s’entend avec Moscou pour gérer le prix du pétrole, de la Turquie, membre de l’OTAN, qui préserve ses bonnes relations avec la Russie. Sans parler de l’Egypte [et de la réunion des BRICS en octobre 2024 en Russie à l’initiative de Poutine]. Le soutien dont bénéficie la Russie révèle aussi un autre phénomène: L’isolement de l’Occident qui n’a plus le leadership incontesté acquis lors de l’effondrement de l’URSS.
- L’évaporation de l’Europe qui n’est plus qu’un protectorat de Washington. L’effacement de l’axe Berlin- Paris, jusqu’à présent moteur de la construction européenne, est On est loin de l’époque où l’Union, emmenée par Schröder et Chirac, s’opposait à l’invasion de l’Irak.
La stabilité russe
Les USA se sont aveuglés : toutes les données montrant la solidité du régime et de la société russes étaient disponibles. Outre les ressources naturelles dont dispose cet immense territoire, les accords de Minsk de 2014 n’ont pas seulement permis à l’Occident de gagner du temps pour armer l’Ukraine, ils ont aussi permis à la Russie d’anticiper les sanctions, par exemple en mettant en place son propre système d’échanges interbancaires en lieu et place de SWIFT, ou en assurant son indépendance informatique.
Mais surtout, les États-uniens n’ont pas voulu voir que depuis 2000 et l’arrivée au pouvoir de Poutine, la Russie va mieux, comme le montrent les statistiques, qu’elles soient sociales (taux de décès par alcoolisme divisé par 3, taux de suicide divisé par 3, taux d’homicide divisé par 7, mortalité infantile tombée de 19 décès pour 1 000 enfants nés vivants en 2000 à 4,4 en 2020, espérance de vie passée de 65,1 ans à 71,3 ans) ou économiques comme […40] les performances du secteur agricole [qui] ont permis à la Russie de devenir exportatrice nette de produits agricoles en 2020, pour la première fois dans son histoire récente. […] Dans le domaine industriel, elle reste le 2e exportateur d’armes et, surprise, la première exportatrice de centrales nucléaires, reléguant la France à la deuxième place. [42] Dans le domaine d’Internet, contrairement à l’Europe, la Russie dispose de champions nationaux capables de prendre le relais en cas de « défaillance » des GAFAM.
Mais il y a peut-être une autre explication à la stabilité du régime. Jusque dans les années 1980, les écrits sociologiques et politiques se concentraient en Occident sur la classe ouvrière que l’on craignait ou dont on attendait la révolution. Depuis la globalisation et le transfert en Asie des principales tâches de nos classes ouvrières, ce sont les classes moyennes qui retiennent l’attention : le néolibéralisme attend d’elles le renversement des régimes réfractaires à l’ordre occidental. En Russie, l’étude de la géographie électorale montre en effet des partis d’opposition à Poutine plus forts dans les quartiers les plus aisés des grandes villes, là où se concentre la population la plus éduquée, mais le régime de Poutine bénéficie d’un indéniable soutien populaire. Pour une raison très simple mise en évidence par un chercheur russe émigré aux USA: jamais les conditions de vie en Russie n’ont été aussi bonnes. Finalement, il semble bien que [63] les classes moyennes supérieures ont donc accepté le régime, tout comme les oligarques ont renoncé à toute velléité d’exercer un pouvoir autonome.
Et dernier élément qui jette un doute sérieux sur d’éventuelles visées impérialistes de Moscou : la décroissance de la population. La Russie se demande plutôt comment occuper les 17 millions de km2 de son territoire avec ses 146 millions d’habitants qui ne seront plus que 126 millions en 2050 suivant les projections de l’ONU.
L’énigme ukrainienne
Todd distingue trois Ukraine :
[100] Une Ukraine occidentale, assez rurale, de famille nucléaire très nette, encore structurée par des traditions religieuses gréco-catholiques (les uniates), foyer traditionnel du nationalisme autour de Lviv, son principal pôle urbain. On peut la décrire comme l’Ukraine ultranationaliste.Une Ukraine centrale, avec Kiev, de religion orthodoxe, de famille nucléaire assortie d’une parenté patrilinéaire faible, de tempérament certes individualiste, mais qui n’a jamais réussi à accoucher d’un État. On peut la décrire comme l’Ukraine anarchique.
Une Ukraine anomique comprenant le sud et l’est du pays, plutôt russophile, dont les classes moyennes ont pour l’essentiel émigré en Russie et qui aujourd’hui n’a plus de forme, malgré son fond anthropologique nucléaire et patrilinéaire fort.
[…104] L’Ukraine ultranationaliste est surreprésentée au sein des élites politiques; l’Ukraine anarchique l’est dans l’élite militaro-policière, l’Ukraine anomique n’a plus pour elle que les oligarques, qui, pour la plupart, ont été marginalisés ou matés depuis le début de la guerre. […105] Et Todd conclut : C’est donc à la vraie naissance de la nation ukrainienne qu’on assista en 2014, par l’alliance de l’ultranationalisme de l’Ouest et de l’anarcho-militarisme du Centre, contre la partie russophile du pays, très affaiblie par la fuite de ses élites. Et c’est cette nation ukrainienne nouvelle, réduite, concentrée, qui a résisté efficacement à l’attaque des Russes.
Qu’est-ce que l’Occident ?
[142] Dans le droit fil de « L’étique protestante et l’esprit du capitalisme » de Max Weber, Todd considère que la religion, en particulier le protestantisme, a joué un rôle essentiel dans l’essor économique de l’Europe. Le protestantisme alphabétise par principe les populations pour que tous les fidèles puissent accéder directement aux Écritures saintes, créant de ce fait une population plus éduquée et donc capable de développement technologique et économique. Mais il a aussi apporté l’idée que la richesse est la sanction des individus bénéficiant de la bienveillance divine, justifiant par là l’inégalité des hommes. Seulement, voilà : la religion est à l’état zéro. Elle ne fournit plus cet ensemble de valeurs auxquelles se référer et qui constitue un cadre. En termes de valeur, il ne reste plus que le pouvoir et l’argent. […149] On considère souvent que les démocraties occidentales sont confrontées à deux problèmes idéologiques : l’élitisme et le populisme. Si le peuple et l’élite ne sont plus d’accord pour fonctionner ensemble, la notion de démocratie représentative n’a plus de sens: on aboutit à une élite qui ne veut plus représenter le peuple et à un peuple qui n’est plus représenté. En outre, l’idéal démocratique contient un espoir de rapprochement des conditions sociales. Or, depuis les années ‘80, c’est l’inverse qui se produit : la montée significative des inégalités.L’Occident se présente volontiers comme des démocraties libérales, mais ces régimes ne sont, en fait, que des oligarchies, libérales, certes, puisque l’opposition peut encore s’exprimer et que les minorités sont protégées.
[152] Les élections subsistant, le peuple doit être tenu à l’écart de la gestion économique et de la répartition de la richesse, en un mot: trompé. C’est du travail pour la classe politique, c’est même devenu le travail auquel elle se consacre en priorité. De là, l’hystérisation des problèmes raciaux ou ethniques et les bavardages sans effets sur des sujets pourtant sérieux: l’écologie, le statut des femmes ou le réchauffement climatique. Avec comme résultat que, accaparés par leur nouveau métier, gagner des élections […], les membres des classes politiques occidentales n’ont plus le temps de se former à la gestion des rapports internationaux. Ils arrivent donc sur la grande scène du monde dépourvus des connaissances de base nécessaires. Et se retrouvent face à un personnel formé, informé et expérimenté.
[Ce constat est peut-être à nuancer. Il est sans doute valable pour les postes politiciens (nos derniers ministres belges des Affaires étrangères semblent le confirmer) mais l’administration reste aussi compétente que par le passé.]
Le suicide assisté de l’Europe.
[…180] Au début des années 2000, [le développement oligarchique] semble presque harmonieux. L’accident des référendums néerlandais et français de 2005, où le « non » l’emporta largement, est vite surmonté par le traité de Lisbonne, qui contourne les votes, deux ans plus tard. Preuve que l’Union n’est pas démocratique puisque qu’on peut annuler un référendum sans que le peuple réagisse.Todd propose une explication de ce phénomène : les peuples ne comptent plus, pas simplement par la faute des « élites », mais parce que, rendus anomiques par un état religieux et idéologique zéro, aucune action collective ne peut plus les mobiliser. Par ailleurs, l’oligarchie européenne a été rattrapée et envahie par les mécanismes souterrains de la globalisation financière, laquelle est dirigée par les USA grâce au dollar au travers du Système Monétaire International. En effet, [182] l’un des phénomènes fondamentaux des dernières décennies a été l’extension du dollar comme monnaie refuge et des paradis fiscaux, sous contrôle américain, comme lieux de refuge des avoirs européens, surtout depuis la crise de 2007-2008 qui a conduit à une perte de confiance dans l’Euro, celui-ci ayant perdu, de 2008 à 2022, 25 % de sa valeur face au dollar. Les vrais riches ont donc préféré thésauriser en dollars [le plus souvent dans des paradis fiscaux] plutôt qu’en euros.
[187 Ajoutez y ] la surveillance exercée par la NSA sur les oligarchies du monde, la mise sur écoute du téléphone portable d’Angela Merkel en est l’exemple le plus frappant, et on comprend la prudence des oligarchies européennes vis-à-vis de l’Oncle Sam. En fait, L’Europe occidentale est une deuxième Amérique latine. Avec une différence notable : l’intelligentsia de gauche est restée indépendante des États-Unis en Amérique latine, ce qui n’est pas le cas en Europe.Et puis, les USA ont d’indéniables pions en Europe, comme [232] la Norvège qui a aidé les USA à saboter les gazoducs Nord Stream, ou le Danemark qui a participé à la mise sur écoute du téléphone d’Angela Merkel et laissé la NSA construire un centre de recueil et de stockage des données sur une petite île près de Copenhague [235] Surtout, Suède et Finlande ont vu surgir des partis identitaires.
La vraie nature de l’Amérique: oligarchie et nihilisme
[245] Dans l’Amérique actuelle, j’observe, au plan de la pensée et des idées, un dangereux état de vide, avec comme obsessions résiduelles l’argent et le pouvoir. Ceux-ci ne sauraient être des buts en eux- mêmes, des valeurs. Ce vide induit une propension à l’autodestruction, au militarisme, à une négativité endémique, en somme, au nihilisme1. Dont un exemple concret est la baisse de l’espérance de vie (de 78,8 ans en 2014 à 76,3 ans en 2021) alors qu’elle était déjà la plus faible des pays développés qui se situent entre 80,7 ans au Royaume-Uni et 84,5 ans au Japon. Autre indicateur significatif : le taux de mortalité infantile était, en 2020, de 5,4 pour 1 000 naissances vivantes aux États-Unis, contre 4,4 en Russie, 3,6 au Royaume-Uni, 3,5 en France, 3,1 en Allemagne, 2,5 en Italie, 2,1 en Suède et 1,8 au Japon.Cet état de vide de la pensée conduit au nihilisme jusqu’à sa forme la plus achevée, dont Trump est un bon exemple : le déni de la réalité. Todd prend alors comme exemple la question transgenre.
[257] La génétique nous dit que l’on ne peut pas transformer un homme (chromosomes XY) en femme (chromosomes XX), et réciproquement. Prétendre le faire, c’est affirmer le faux, un acte intellectuel typiquement nihiliste. Si ce besoin d’affirmer le faux, de lui rendre un culte et de l’imposer comme la vérité de la société prédomine dans une catégorie sociale (les classes moyennes plutôt supérieures) et ses médias (le New York Times, le Washington Post), nous avons affaire à une religion nihiliste. […] Étant donné la large diffusion de la thématique transgenre en Occident, nous pouvons de nouveau considérer que l’une des dimensions de l’état zéro de la religion, en Occident, est le nihilisme.Todd tente alors d’expliquer l’apparition et le comportement de cette nouvelle élite. Le développement de l’éducation supérieure restratifie la population, il fait s’éteindre l’ethos égalitaire que l’alphabétisation de masse avait répandu, et, au-delà, tout sentiment d’appartenance a une collectivité. L’unité religieuse et idéologique vole en éclats. S’enclenche alors un processus d’atomisation sociale et d’amenuisement de l’individu, qui, cessant d’être encadré par des valeurs communes, se retrouve fragilisé.
Dégonfler l’économie américaine
[…269] Au cours du premier semestre de 2023, il est apparu que l’industrie états-unienne n’était pas capable de produire les armes dont l’Ukraine avait besoin. Comment est-ce possible ? En fait, la globalisation, orchestrée par l’Amérique elle-même, a sapé son hégémonie industrielle. En 1928, la production industrielle américaine représentait 44,8 % de celle du monde; en 2019, elle avait chuté à 16,8%. […] Alors que l’Amérique était un énorme exportateur (net) de denrées agricoles, elle est désormais juste à l’équilibre et flirte avec le déficit. […275] Globalement, leur balance commerciale est déficitaire depuis des décennies, les USA vivent à crédit : ils se financent par l’émission de bons du Trésor, pratique rendue possible par le statut de monnaie de réserve mondiale du dollar.
[278] Autre constat intéressant : le désintérêt pour les études d’ingénieur qui n’attirent plus que 7,2 % des étudiants qui préfère le droit, le commerce et la finance, secteurs parasites plus rémunérateurs que la recherche. Et Todd d’ajouter : Si le lecteur français veut se faire peur et se demander pourquoi son pays s’appauvrit, au lieu de beugler contre les fonctionnaires ou contre les immigrés, il n’a qu’à méditer sur le nombre des étudiants en écoles de commerce, gestion, comptabilité et ventes, dont le nombre est passé de 16 000 en 1980 à 239 000 en 2021-2022.
La bande de Washington
Todd note également la disparition de l’élite du pouvoir WASP. [288] Les Blancs (66 % de la population) ne représentent plus que 46 % des étudiants au sein des Big Three alors que les Asiatiques (6 % de la population totale) fournissent 28 % des élèves des grandes universités.
[296] Petit exemple révélateur de ce qu’est devenue la caste dirigeante: la famille Kagan. Robert Kagan [dont le père est né en Lituanie] a commencé par soutenir l’administration républicaine de Bush (le promoteur de la guerre d’Irak) avant d’épauler les démocrates impériaux (dans la guerre d’Ukraine). Il est l’heureux époux de Victoria Nuland, la sous-secrétaire d’État, qui s’est consacrée à l’Europe et à l’Ukraine. Elle s’était fait remarquer en 2014 par une verte semonce lancée au téléphone: « Fuck the EU ! » Ce n’est pas tout. La belle-sœur de Robert Kagan […] a fondé et dirige l’Institute for the Study of War (ISW) […] qui élabore les cartes sur la guerre d’Ukraine pieusement reproduites dans le journal Le Monde et ailleurs, où elles nous sont présentées comme provenant d’une source indépendante et sûre. […301] Les deux personnalités qui traitent le dossier de l’Ukraine, Antony Blinken, le secrétaire d’État, et Victoria Nuland, la sous-secrétaire d’État, sont originaires d’Europe centrale : Hongrie et Ukraine pour Blinken dont le grand-père est né à Kiev, Moldavie et Ukraine pour Victoria Nuland.
Pourquoi le Reste du monde a choisi la Russie
[322] Il y a d’abord une raison financière. Les sanctions économiques régulièrement brandies par les USA contre leurs « ennemis » à commencer par les oligarques russes, amènent les autres oligarques à être prudents dans leurs placements et à se dégager du dollar.
Il y a ensuite une raison anthropologique. [324] Dans un système de parenté bilatéral, les ascendants et collatéraux du père d’une part, ceux de la mère d’autre part, pèsent d’un poids égal dans la détermination du statut social de l’enfant; la famille, centrée sur le couple, est nucléaire. C’est […] le système anthropologique qui, dans la phase d’alphabétisation, a conduit à la démocratie libérale parce que la famille faisait préexister dans la population un tempérament libéral. […325] le monde occidental étroit (États-Unis, Royaume-Uni, France, Scandinavie) est issu de ce système anthropologique bilatéral mais il […] se pense universel, ce qui paradoxalement ne l’empêche pas de se croire supérieur.
Le Reste du monde est en majorité différent, patrilinéaire. […] Le statut social fondamental de l’enfant est défini par la parenté du père seulement. Le principe patrilinéaire cohabite souvent avec un système familial communautaire, peu ou pas du tout individualiste. […326] On trouve maintenant partout des ménages nucléaires, dans les immeubles de Moscou, dans les mégalopoles chinoises, au Caire ou à Téhéran; mais toutes les valeurs anciennes, patrilinéaires, communautaires, réfractaires à un féminisme radical, n’ont pas disparu pour autant.
[…329] Les Occidentaux brandissent volontiers les « droits humains », en fait l’idéologie LGBT, pour critiquer les réfractaires à leur ordre international. Sûrs d’incarner une modernité universelle, ils n’ont pas compris qu’ils étaient en train de se rendre suspects au monde patrilinéaire, homophobe, et de fait opposé à la révolution occidentale des mœurs.Dénoncer l’attitude anti-LGBT de la Russie ne fait que que renforcer son « soft power » en dehors de l’Occident. Et Todd de noter : C’est à ce conservatisme moral d’un genre nouveau, post-religieux, qu’on doit imputer le si facile rapprochement intervenu entre le régime des mollahs iraniens et la Russie [… ou avec] la Turquie d’Erdogan, dirigée par un parti islamique, ou avec l’Arabie saoudite, une monarchie fondamentaliste. Et que dire de l’idéologie transgenre qui ne peut que [332] poser au monde patrilinéaire un problème plus sérieux encore que l’idéologie gay. Comment des sociétés dans lesquelles la différence entre parentés paternelle et maternelle est structurante, et l’opposition entre hommes et femmes conceptuellement indispensable, pourraient-elles accepter une idéologie qui nous dit qu’un homme peut devenir une femme et une femme un homme?
Comment les États-Unis sont tombés dans le piège ukrainien (1990-2022)
Les géopoliticiens considèrent que les USA ont deux rivaux : la Chine et, dans une moindre mesure, la Russie. Ils oublient un outsider : l’Allemagne. Il suffit de voir comment les USA s’efforcent de détacher l’Allemagne de la Russie (sabotage de Nord Stream, par exemple) depuis 1990. Or, selon Todd, le rapprochement germano-russe est inévitable : Leur commune fécondité de 1,5 enfant par femme les apaise et les rapproche. Elles ne peuvent plus se faire la guerre; leurs spécialisations économiques les désignent comme complémentaires.
En 2011, après Fukushima, l’Allemagne annonce, sans consultation préalable d’aucun de ses partenaires européens, sa décision de sortir du nucléaire. Le gaz russe qui va arriver (Nord Stream I entre en service en 2012) a certainement contribué à cette décision. En 2013, la Croatie entre dans l’UE: elle est le satellite numéro un de l’Allemagne dans l’Europe post-communiste. […] Les crises grecques de 2010, 2011 et 2015 montrent que l’Allemagne est aux commandes. […] L’année précédente, l’hubris allemande avait eu une énorme conséquence: l’Euromaïdan, qui a débuté le [359] 21 novembre 2013. Contrairement à ce qui s’était passé en 2005 avec la Révolution orange, les Américains n’ont plus joué ici un rôle moteur. Cette fois, c’est l’Union européenne dirigée par l’Allemagne qui a été à la manœuvre.
En Ukraine, la Révolution orange n’avait finalement abouti à rien: l’alternance de phases pro-occidentales et pro-russes s’était poursuivie, anarchie et corruption persistaient. La Révolution orange toutefois, souterrainement, avait fait lever le nationalisme ukrainien. Il arrive à maturité en 2014 et c’est bien l’Union européenne qui déclenche l’effondrement du régime en exigeant du gouvernement de Kiev qu’il choisisse entre elle et la Russie. L’UE déchire l’Ukraine et donne leur chance aux nationalistes de l’ouest du pays, historiquement liés d’ailleurs aux mondes germaniques, autrichien puis allemand. Il s’en est suivi un effondrement de l’économie ukrainienne et une émigration importante de main d’œuvre qualifiée, aussi bien vers l’Allemagne (ce que celle-ci recherchait) que vers la Russie. La situation devenait sensible pour les USA contraints de suivre, de surenchérir même, sous peine de perdre tout contrôle dans cette zone stratégique fondamentale où la Russie et l’Allemagne se rencontrent, pour s’opposer ou pour négocier.
[360] Les USA ont déjà abandonné le Proche-Orient où ils ont essuyé tant d’échecs (Afghanistan, Irak) et dont ils n’ont plus réellement besoin, Israël jouant bien son rôle et le gaz de schiste leur assurant l’autonomie énergétique. Par contre, une indépendance de l’UE leur pose un problème. Ils ne se résolvent pas à voir éclore une Europe qui pourrait se passer d’eux. Quand ils interviennent en Ukraine, désormais. ce n’est pas pour briser la Russie par une action offensive; c’est pour tenir les Al1emands et enrayer la politique européenne autonome (et fort maladroite) qui se dessine. L’Amérique, vers 2015, est clairement passée en mode défensif. […] En 2014, la Russie avait récupéré la Crimée. Les États-Unis n’avaient pas bougé. Le 30 septembre 2015, la Russie intervient en Syrie. Les États-Unis ne bougent toujours pas.[362] Il existe certes désormais à Washington une ligne anti-chinoise qui unit républicains et démocrates, mais elle est à ses débuts plutôt de nature économique et va se révé1er un échec. Le virage protectionniste ne peut aboutir, parce que l’Amérique est déjà trop faible industriellement […] Elle ne parvient pas à développer une industrie de substitution aux importations. De toute façon, la main-d’œuvre qualifiée nécessaire n’y existe plus. On ne peut reconvertir des dentistes surpayés et des ouvriers mis au chômage par le déclin automobile en producteurs de micro circuits intégrés. […]
Les États-Unis (ou leurs éléments composants) sont entraînés malgré eux en Europe. Le problème allemand enfle: les travaux de Nord Stream 2 s’achèvent vers la fin 2021, symbole de cette entente germano-russe que redoute tant le Blob2. Surtout, le nationalisme ukrainien monte en puissance. Le gouvernement de Kiev poursuit son rêve impossible, et donc nihiliste, de récupérer le Donbass et la Crimée et de ré-asservir (ou d’expulser) des populations russes en leur interdisant l’usage de leur langue. Il ne se comporte pas seulement comme si l’Ukraine était un membre de facto de l’OTAN […], mais aussi comme si l’OTAN était une alliance offensive au service de ses membres de facto !
La méfiance des Russes se justifie alors pleinement : vers la fin de 2021, une attaque ukrainienne est en préparation. Mais, à ce stade, la Maison-Blanche n’en est pas la commanditaire. Telle ou telle branche de la CIA, peut-être, je ne sais. Toujours est-il que Washington va se trouver piégé, en quelques semaines, dans un conflit généralisé.
Le 17 décembre 2021, Poutine écrit à l’Alliance atlantique pour lui demander des garanties écrites sur l’Ukraine. Le 26 janvier 2022, Blinken répond: « Il n’y a pas de changement, il n’y aura pas de changement. » Cela ne signifie pas que l’OTAN va attaquer.
[…] Les éphémères succès militaires du nationalisme ukrainien ont lancé les États-Unis dans une surenchère d’où ils ne peuvent sortir sous peine de subir une défaite, non plus simplement locale, mais globale: militaire, économique et idéologique. La défaite maintenant, ce serait: le rapprochement germano-russe, la dé-dollarisation du monde, la fin des importations payées par la « planche à billets collective interne », une grande pauvreté. […] L’état sociologique zéro de l’Amérique nous interdit toutefois toute prédiction raisonnable quant aux décisions ultimes que prendront ses dirigeants. Gardons à l’esprit que le nihilisme rend tout, absolument tout, possible.
Depuis, le chancelier Olaf Scholz vient de déclarer (novembre 2024) qu’il souhaite rencontrer Poutine et Trump veut discuter avec Poutine… Todd avait bien vu.
Werner Simon,
Octobre 2024
- Le nihilisme est la séparation entre les valeurs et les faits, et proclame l’impossibilité de hiérarchiser les valeurs. Cette position implique l’amoralisme et le scepticisme moral. (Wikipedia)
- Establishment et microcosme journalo-politicien de Washington
La défaite de l’Occident,
Emmanuel TODD,
Gallimard 2024,
369 p.