Logique de marché oblige, l’évolution de la demande va engendrer une augmentation de l’offre, matérialisée par des lieux de production de plus en plus concentrés et des voies d’approvisionnement de plus en plus éclatées. Une mondialisation comme une autre en somme. (Renaud Duterme)
Aux premiers abords, le trafic de drogue semble épouser une logique Nord-Sud : la production au Sud, la consommation au Nord. Cette configuration est à nuancer (en particulier pour la consommation, objet de la quatrième partie de cette série de textes) mais force est de constater que le Sud global concentre encore aujourd’hui l’essentiel de la production des trois plantes (coca, pavot et cannabis) à l’origine d’une grande partie du commerce mondial de drogues. Si l’absence de gel combiné à une forte humidité contribue indéniablement à une production intensive de ces plantes, la prépondérance de ces cultures dans des pays dits en développement s’explique aussi par d’autres variables géographiques.
Une géographie stupéfiante
En effet, les principaux lieux de production concentrent des traits similaires, et notamment la combinaison d’un isolement spatial (rendu possible par la taille du pays, le relief ou la végétation) et d’une marginalité économique.
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Le premier élément s’explique aisément par le fait que «les productions illicites doivent se trouver dans des régions géographiquement peu accessibles afin d’en restreindre l’accès aux forces répressives. Les obstacles peuvent être naturels (montagnes, fleuves, jungles) ou artificiels (populations hostiles, conflits, péages)»[1]. Dans son imposante enquête ethnographique sur les liens entre violence et culture du pavot dans l’état du Sinaloa mexicain, l’anthropologue Adèle Blazquez résume les choses: «là où la route est goudronnée, on ne voit depuis le hameau aucune fleur (de pavot) dans les montagnes environnantes»[2]. Cet isolement est propice à la localisation de cultures mais aussi de laboratoires, d’entrepôt et même de pistes d’aviation.
Quant au second élément, qui découle parfois du premier, il se comprend au regard de la source de revenus que constitue la production de stupéfiants. Badiraguato, la région étudiée par Adèle Blazquez, constitue un cas d’école, ce territoire étant «parmi les plus difficiles d’accès et où très peu de terres sont cultivables. En outre, le développement de l’agro-industrie entraîne une baisse des prix agricoles et met un terme à la vente par les habitants de la sierra des surplus de leurs cultures vivrières. Les travaux d’irrigation dans la plaine signent le début d’un exode rural (…). Les cultures vivrières s’effondrent, celle du pavot et de la marijuana s’imposent et les entrepreneurs de marginalisation (…) prospèrent»[3].
Cet isolement peut également s’accompagner d’une défaillance des pouvoirs publics, tant en termes de services au sens large (aides sociales, politiques de soutiens aux petits paysans, transport, éducation) que de sécurité. Même si cet élément est sans doute à la fois cause et conséquence du narcotrafic.
En fut ainsi en Afghanistan où, après dix années de guerre contre les Soviétiques, l’absence de contrôle par le gouvernement central sur certains territoires allait provoquer une explosion de la production. «Les paysans, dont les superficies cultivables s’étaient rétrécies du fait du bombardement systématique des récoltes par l’aviation gouvernementale ou qui s’étaient réfugiés au Pakistan d’où ils ne retournaient qu’une fois ou deux par an pour s’occuper de leurs champs, ont été poussés à s’adonner à la culture la plus rentable, celle du pavot, avec la caution d’un certain nombre de mollahs»[4].
Ces descriptions pourraient tout aussi bien concerner les jungles colombiennes, birmanes ou encore les nombreux villages marocains de la vallée du Rif impliqués dans la production de cannabis (la plupart du temps, la fourniture de matières premières à la base de la production de drogue est surtout le fruit de paysans modestes et de petites exploitations, discrétion oblige). Même la fabrication de drogues de synthèses, pouvant pourtant techniquement être produites n’importe où, obéit à cette logique.
En résumé, «l’exclusion apparaît comme une modalité radicale d’insertion dans le capitalisme qui repose sur et reproduit une condition de vulnérabilité. Elle réside dans la combinaison entre l’isolement géographique, le manque d’infrastructures, l’absence d’opportunités économiques, d’accès aux services et au droit. Tel est l’avantage comparatif de ces zones dans l’économie mondiale»[5].
Le terreau fertile de la misère
Loin de tout déterminisme, ces avantages géographiques le sont avant tout dans un contexte de précarité économique et s’inscrivent dans un contexte (géo)politique particulier. Le cas de la production d’opium en Afghanistan est ainsi à mettre en lien avec les différentes agressions qu’à subies le pays, à commencer par celle de l’URSS à partir de la fin des années 1980. «Source de financement pour la résistance afghane, l’opium va acquérir au fil des ans une dimension essentielle pour une part importante de la paysannerie confrontée à la dislocation de l’économie rurale engendrée par la politique russe de la terre brûlée. Effondrement des productions vivrières traditionnelles consécutives à l’exode des populations et à la destruction d’une partie significative des infrastructures d’irrigation, entre 1979 et 1988, la production alimentaire du pays chute de 45%. L’opium va ainsi s’inscrire durablement dans les stratégies de survie de la paysannerie afghane (…) et constituer un élément-clé de la survie des campagnes pachtounes»[6].
Au-delà du contexte de guerre, l’exemple afghan est transposable à d’autres régions productrices, notamment celles ayant subi les effets des mesures de libéralisation imposées par les institutions internationales que sont le FMI et la Banque mondiale (institutions encore largement dominées par les pays occidentaux, États-Unis en tête). «De nombreux pays ont en effet été obligés de renoncer aux taxes qu’ils imposaient à des produits agricoles importés concurrençant leurs propres productions, poussant les paysans à se consacrer aux plantes à drogue.»[7] À l’exemple de la Bolivie qui, conséquence d’une thérapie économique de choc, connaît en 1985 une explosion du chômage engendrant une importante migration vers le Chaparé, qui s’impose comme la première région de production de coca destinée au trafic[8].
On retrouve le même phénomène de vases communicants lors de la signature de l’Accord de libre-échange nord-américain en 1994, à la suite duquel des producteurs mexicains, face à la chute des prix du maïs en raison de l’ouverture du marché à la concurrence en provenance des États-Unis, se sont rabattu sur la culture du pavot ou de la marijuana[9].
Notons qu’à l’instar des multinationales, les cartels de la drogue n’hésitent pas à délocaliser leurs activités au gré des avantages que les différentes régions ont à leur offrir. Si le coût de la main d’œuvre constitue une de ces variables chez les deux acteurs, la situation politique peut être inversée: là où les premières recherchent une stabilité institutionnelle leur garantissant la pérennité de leurs activités, les seconds se complaisent davantage au sein de territoires plus défaillants et instables[10] comme nous l’avons vu.
Un instrument géopolitique ?
Une autre constante, dans la géohistoire du narcotrafic, est la relative tolérance, voire le soutien officieux, de plusieurs grandes puissances à la production de drogue, principalement à des fins géopolitiques.
À plusieurs reprises, les États-Unis ont ainsi soutenu des groupes impliqués dans la production et le commerce de drogues illicites au gré des rapports de force et des sensibilités idéologiques des acteurs en présence, dans le contexte de Guerre froide. Ce fut le cas au lendemain de la Seconde Guerre mondiale lorsque la CIA cimenta une alliance durable avec les trafiquants d’héroïne corses afin de briser la puissance des syndicats de gauche actifs dans le sud de la France[11]. Ce fut encore le cas lors de l’invasion soviétique en Afghanistan, évoquée ci-dessus, durant laquelle le président Jimmy Carter soutint le djihad afghan, en partie financé par l’argent de l’opium[12]. Auparavant, c’est le dictateur bolivien Hugo Banzer qui avait bénéficié des largesses de Washington, lequel était pourtant très complaisant envers la production de coca à la base de la cocaïne colombienne[13].
Mais l’affaire ayant fait le plus de bruit est l’implication massive de Contras, ces groupes armés en guerre contre le gouvernement sandiniste au Nicaragua et soutenus par la CIA, dans l’acheminement de cocaïne vers les États-Unis. Et ce justement via les circuits clandestins par lesquels le gouvernement étasunien leur faisait parvenir des armes. Comme le résume l’historien Thierry Noël, «l’occasion était trop belle, sur les vols de retour, après avoir déposé armes et matériel, de revenir chargé de cocaïne. En peu de temps, l’organisation de la Contra se peuple donc de trafiquants de toutes nationalités, encadrés par des agents américains ou cubains anticastristes»[14], sans oublier le dictateur panaméen Manuel Noriega[15]. Cette façon de faire avait déjà été expérimentée au Laos, la CIA transitant de l’opium via les avions utilisés pour armer les mercenaires à la solde de l’agence[16].
Ironie du sort, depuis la fin de la Guerre froide, la lutte contre le narcotrafic sert également de prétexte aux États-Unis pour rester sur place et s’ingérer dans les affaires intérieures de plusieurs États, en particulier en Amérique latine[17].
La France n’est pas en reste puisque d’après Michel Gandilhon, les intérêts géopolitiques (relations commerciales, lutte contre le djihadisme, contrôle de l’immigration illégale) inciteraient l’Hexagone à ménager les autorités marocaines quant à leur laxisme dans la lutte contre la drogue, la région du Rif étant une des principales sources d’approvisionnement de résine de cannabis pour le pays. À noter que l’attitude du Maroc s’expliquerait notamment par une volonté de maintenir une certaine paix sociale dans une région déshéritée et ayant des velléités sécessionnistes[18].
Le narcotrafic peut également constituer une façon pour certains États parias de bénéficier d’une influence régionale, voire internationale (en sus de rentrées financières importantes). C’est le cas de la dictature syrienne, impliquée dans la production de captagon, et pour qui ce stupéfiant constitue «un moyen privilégié d’entretenir de solides réseaux d’allégeance et de contourner les sanctions internationales»[19].
Des territoires assassinés
Quand bien même des millions de personnes trouvent dans le trafic de drogue des moyens de subsistance, force est de constater que les territoires concernés par ce phénomène subissent de plein fouet ses conséquences sociales et environnementales.
Parmi celles-ci, le basculement dans l’ultraviolence est sans doute la plus importante (et la plus médiatisée). Règlements de compte, exécutions, assassinats, prises d’otage, recrutement de jeunes désœuvrés, tortures, viols, enlèvements, massacres, intimidations, fusillades en plein jour, attentats, corruption des forces de l’ordre, déstabilisation des institutions ; telles sont les joyeusetés qui ponctuent le quotidien de millions d’habitants vivant dans ces territoires au sein desquels prospèrent et se concurrencent des groupes criminels. Et pour cause, «puisque les organisations criminelles ne peuvent avoir recours au système légal, la violence est le seul moyen de faire appliquer des accords contractuels»[20]. Et si les victimes se comptent non seulement parmi les acteurs du narcotrafic et leurs proches, des membres du monde judiciaire, médiatique et politique, sans oublier de nombreux civils, fournissent une grande part des dommages collatéraux de ces guerres fratricides.
Si certains évènements font la une de l’actualité, la plupart sont commis dans le secret et l’indifférence générale, en particulier dans les zones reculées. Il n’empêche que le nombre de victimes est saisissant et ferait pâlir de nombreux terrains de guerre. À titre d’exemple, depuis 2006, les centaines de milliers de morts que connaît le Mexique dépassent le bilan de la plupart des conflits armés du XXIe siècle[21].
Ces exactions en tous genres sont évidemment le fait de trafiquants mais aussi de forces gouvernementales, militaires ou paramilitaires, à des fins répressives mais aussi de mainmise sur les fruits du trafic.
Drogues et écocide
On l’évoque moins, mais la production de drogues impacte lourdement l’environnement[22], en particulier localement. Et pour cause, l’isolement des sites de production et de transformation (avec comme corollaire fréquent une absence de systèmes de traitement des eaux) engendre une empreinte importante sur des écosystèmes préservés et fragiles, souvent d’une diversité biologique importante. Cet isolement, tout comme le côté illicite de la production, contribue logiquement à une absence de contrôles en termes de rejets dans les rivières ou les forêts avoisinantes par les différents produits rentrant dans le processus de transformation (solvants, kérosènes, acide sulfurique, etc.).
Les cultures de drogue provoquent en outre des conséquences similaires à d’autres cultures licites: utilisation d’engrais et de pesticides, épuisement des sols, déboisement (dans certaines régions de Colombie, la culture illégale du cocaïer serait responsable de près de la moitié de la déforestation), simplification des écosystèmes. La production est également gourmande en énergie, notamment pour le fonctionnement des infrastructures (chauffage, ventilation, climatisation) servant à cultiver et à transformer la matière première en produits finis (voire à créer une substance ex-nihilo dans le cas des drogues de synthèse). Tout cela implique logiquement d’importantes émissions de gaz à effet de serre. L’empreinte carbone d’un kg de cocaïne serait jusqu’à 30 fois supérieure à celle du cacao et 2600 fois supérieure à celle de la canne à sucre. À l’échelle mondiale, sa fabrication émettrait autant d’émissions de CO2 que la consommation annuelle de 1,9 millions d’automobiles.
Ironie du sort, certains impacts écologiques parmi les plus dramatiques du narcotrafic sont provoqués par des mesures destinées… à y mettre fin. L’usage de défoliants industriels contre des plantations est ainsi monnaie courante. Ce qui, comble du comble, réduit encore les capacités de survie de petits paysans privés de terres productives (et les rend de facto toujours plus dépendants du trafic).
Renaud Duterme,
historien, Arlon, Géographies en mouvement.
Géographies en mouvement
Manouk BORZAKIAN (Neuchâtel, Suisse), Gilles FUMEY (Sorbonne Univ./CNRS). Renaud DUTERME (Arlon, Belgique), Nashidil ROUIAI (U. Bordeaux), Marie DOUGNAC (U. La Rochelle)
Publié avec la cordiale autorisation de Renaud Duterme et de Géographies en mouvement.
[1] Alain Labrousse, Géopolitique des drogues, Paris, PUF, 2011, p. 4.
[2] Adèle Blazquez, L’aube s’est levée sur un mort. Violence armée et culture du pavot au Mexique, CNRS éditions, Paris, 2022, p. 150.
[3] Ibid., p. 144.
[4] Alain Labrousse, op. cit., p. 29.
[5] Adèle Blazquez, op. cit., p. 19.
[6] Michel Gandilhon, Drugstore. Drogues illicites et trafics en France, Paris, éditions du Cerf, 2023, pp. 153-154.
[7] Alain Labrousse, op. cit., p12.
[8] Thierry Noël, Pablo Escobar, trafiquant de cocaïne, Paris, éditions Vandémiaire, 2015, p. 160.
[9] Tom Wainwright, Narconomics. La drogue, un business comme les autres ?, Louvain-La-Neuve, De Boeck, 2016, p. 43.
[10] Ibid., pp. 125-126
[11] Mark Zepezauer, Les sales coups de la CIA, Paris, L’Esprit frappeur, 2002, p. 71.
[12] Michel Gandilhon, op. cit., p. 153.
[13] Thierry Noël, op. cit., p. 38.
[14] Ibid., p. 120.
[15] Mark Zemzzauer, op. cit., p. 123.
[16] Ibid., p. 72.
[17] Thierry Noël, op. cit., p. 218.
[18] Michel Gandilhon, op. cit., pp. 158-160.
[19] Jean-Pierre Filiu, Stupéfiant Moyen-Orient. Une histoire de drogue, de pouvoir et de société, Paris, Seuil, 2023, p. 184.
[20] Tom Wainwright, op. cit., p. 69.
[21] Adèle Blazquez, op. cit., p. 14.
[22] ONUDC, Rapport mondial sur les drogues, 2022. Ce qui suit se base essentiellement sur le cinquième volet de cette publication.
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Illustration : capsules de pavot. Image par Nicky ❤️🌿🐞🌿❤️ de Pixabay