La presse d’outre-Manche qualifie maintenant le gouvernement britannique de « plus à droite depuis une génération ». Le Premier ministre travailliste Keir Starmer a remodelé le Labour, rompant avec la gauche pour adopter des orientations conservatrices. Mais si la gauche s’efface, quelle alternative reste-t-il face à une politique glissant toujours plus vers l’extrême droite ?
Au cœur de l’été 2024, je terminais le manuscrit de mon livre sur le nouveau Premier ministre britannique Keir Starmer, et le retour du Parti travailliste au pouvoir après quatorze ans dans l’opposition. Dans l’avant-dernier chapitre, intitulé : “4 juillet 2024 et maintenant ?” j’écrivais :
La semaine dernière, The Telegraph, a brutalement et sans détour avalisé ce constat. “La Grande-Bretagne a maintenant son gouvernement le plus à droite depuis une génération” écrit Tom Harris dans le grand quotidien de droite au Royaume Uni. On croirait lire la célèbre dystopie de George Orwell, 1984, qui renverse le sens des mots : “La guerre c’est la paix, la liberté c’est l’esclavage, l’ignorance c’est la force.” Dans son article, Tom Harris écrit :
Lorsque Keir Starmer prend les rênes du Labour au printemps 2020, il est élu sur une plateforme reprenant l’essentiel des politiques de son prédécesseur, Jeremy Corbyn. Mais très vite, il orchestre un tournant stratégique, répétant sans relâche son slogan de campagne : « Change ». Cette promesse de changement est souvent associée au terme « ruthless », qui peut se traduire par « déterminé » mais aussi par « cruel » et « impitoyable », un adjectif qui colle bien à la transformation que le parti va opérer pendant les 4 années qui vont l’amener à la victoire électorale.
Quand beaucoup d’électeurs ont voté travailliste à l’été 2024, c’est par fatigue de la période chaotique des Conservateurs, démarrée dans la gestion de la crise financière des dettes européennes post-2008, puis poursuivie avec le Brexit qui aura monopolisé tout le débat politique et les décisions du pays plus d’une décennie. Le pays avait soif de changement.
Si Starmer et son équipe ont bel et bien opéré un changement, c’est d’abord au sein du Labour. Mais ils semblent ne pas avoir pris le temps de concevoir un véritable projet pour le pays, se contentant de poursuivre les politiques de leurs prédécesseurs. En quatrième de couverture de “L’Effet Starmer : Comment les Travaillistes sont devenus un parti de droite” , on retrouve une citation au cœur du livre :
Certes, The Telegraph rappelle que les gouvernements travaillistes ont régulièrement été accusés de trahir leurs principes. Même Clément Attlee, qui a marqué l’histoire de l’après-guerre avec de grandes avancées comme la création du système de santé NHS, fut critiqué. Et bien sûr, tout le monde garde à l’esprit le positionnement du New Labour de Tony Blair, chantre de la troisième voie, qui s’est apparentée pour une partie de la gauche à un déplacement vers le centre droit. Mais jusqu’à présent, on restait au centre. Il semble que le voyage ait repris, toujours dans la même direction.
Il faut dire que le gouvernement de Keir Starmer se démène pour s’aligner le plus possible dans les pas du plus pur des partis de droite (ce qui peut aussi signifier éviter les errements passés des Conservateurs). Dès son élection, il confirme le maintien de la politique limitant les allocations sociales aux familles de deux enfants, instaurée par les Tories. Il supprime ensuite les aides au paiement des factures énergétiques pour les retraités – une mesure envisagée mais abandonnée par Theresa May en 2017 face à la grogne populaire. Dans la même veine, le gouvernement Starmer annonce une loi contre la fraude aux aides sociales, reprenant un projet conservateur. Une hausse de 13,5 % des frais universitaires sur cinq ans est prévue, portant ceux-ci à plus de 12500 € par an alors que l’ambition du Parti travailliste, souvent répétée, est de les supprimer. Et n’oublions pas le gel des aides au logement pour les deux prochaines années, dans la droite ligne des politiques conservatrices, qui va encore aggraver la situation des ménages les plus précaires. Même la renationalisation du rail, considérée comme une mesure de gauche, n’est en réalité qu’une poursuite de la politique du précédent gouvernement.
L’obsession pour la croissance économique, érigée en priorité absolue par le gouvernement au détriment de toutes les autres exigences, rappelle la vision de Liz Truss, l’éphémère Première ministre conservatrice qui, en seulement 44 jours, a réussi à provoquer une mini-crise financière dans le pays. La promesse de mettre fin aux contrats “zéro-heure” (ces contrats ultra-flexibles mais sans garantie de travail) a déjà été reformulée pour ne s’attaquer qu’aux “abus” de cette mesure popularisée par les Conservateurs. Quant au droit à la déconnexion, pourtant inscrit dans le programme travailliste, il a purement et simplement été enterré révélait hier Le Sunday Times. Une source gouvernementale confiait ainsi au journal dominical : “[Cette proposition] est morte. Nous devons réduire autant que possible le coût des obligations pesant sur les entreprises.” Dans le même esprit, en janvier dernier, Marcus Bokkerink, président de l’Autorité de la concurrence et des marchés, a été contraint à la démission pour être remplacé par… l’ancien patron d’Amazon UK, Doug Gurr, alors même que l’organisme enquêtait sur les géants de la Tech. On ne pourrait être plus clair : il faut déréguler !
Comme l’écrit Harris dans The Telegraph :
Il aurait également pu souligner que le gouvernement travailliste n’hésite pas à s’aventurer sur le terrain habituellement dominé par l’extrême droite. Début février, le Labour a diffusé des publicités en ligne clairement inspirées par la propagande de Reform UK, le parti xénophobe anti-immigration de Nigel Farage, avec des slogans tels que « Les expulsions de migrants au plus haut depuis 5 ans grâce au Labour ».
Quel futur envisager si la balance est tellement déséquilibré ?
En France, une gauche relativement forte existe encore, ancrée autour de LFI et des Verts. Lorsque François Hollande est élu en 2012, lui aussi sur une plateforme promettant le “changement”, il a tout de même un flanc important sur sa gauche. Jean-Luc Mélenchon, candidat au nom du Front de gauche, recueille plus de 11 %. “Son score est loin d’être un échec,” écrira le Monde au soir du premier tour de la présidentielle, même s’il n’obtiendra que 10 députés aux législatives qui suivent. En 2017, il fera 19,8 % et 17 députés, en 2022 ce sera 21,95 % et 71 députés. La fenêtre d’Overton s’est certes déplacée vers la droite extrême et, dans la balance politique, le plateau qui rassemble pêle-mêle le Rassemblement National, les sympathisants de Zemmour et Ciotti, Droite Républicaine (anciennement Les Républicains, le parti qui change de nom plus vite que son ombre), Horizons de Philippe, LREM de Macron et bien évidemment le Modem de Bayrou, glisse irrémédiablement vers l’extrême droite. Mais au moins trouve-t-on un poids non négligeable sur le plateau de gauche.
C’est beaucoup plus compliqué au Royaume-Uni. Le système électoral britannique, basé sur le scrutin majoritaire uninominal à un tour, engendre une distorsion significative entre le pourcentage des suffrages exprimés et le nombre de sièges obtenus au Parlement. Cette méthode favorise l’émergence de deux grands partis, au détriment d’une multitude de petites entités aux affinités plus diversifiées. Dans ce contexte, il est communément admis que ces grands partis abritent en leur sein un large éventail d’opinions.
Mais depuis la reprise en main du parti par Keir Starmer en 2020, le Labour a été profondément remodelé par une purge implacable. Et malgré une majorité écrasante au Parlement (411 députés sur 650), Starmer n’a pas hésité, dès juillet, à expulser sept élus coupables d’avoir voté contre une mesure gouvernementale réaffirmant une politique conservatrice de restriction des allocations familiales, pourtant dénoncée à l’époque par l’ensemble du Parti travailliste. Contrairement à ses prédécesseurs, qui ont toujours pris soin de laisser une marge d’expression aux différentes sensibilités du parti, le changement est avant tout l’éradication de toute voix dissonante. Seule Diane Abbott s’exprime encore largement dans les médias pour critiquer son propre gouvernement. Il est vrai que cette icône du Labour (première députée noire élue à la Chambre des Communes) possède un totem d’immunité : les équipes de Starmer ont bien tenté en vain de l’empêcher d’être réélue au Parlement, mais sous les pressions et le scandale naissant, sa candidature a finalement été admise au tout dernier moment. L’expulser maintenant serait catastrophique en terme d’image.
Pour le reste, l’avertissement a été entendu. Change et ruthless restent les maîtres-mots au sein du parti. Lorsque, à l’automne, le gouvernement annonce la quasi-suppression de la prime de chauffage pour les personnes âgées, 52 députés travaillistes brillent par leur absence. Toutefois, ils ont pris soin, au préalable, de demander l’autorisation de ne pas participer au vote, sous peine d’être suspendus.
Certes, il y a quelques jours, Anneliese Dodds a choisi de quitter le gouvernement après l’annonce par Keir Starmer d’une coupe drastique dans l’aide au développement pour réorienter les sommes vers … le budget de la défense. Mais le poids politique de cette ministre, dont le poste équivaut à celui de Secrétaire d’État dans un gouvernement français, reste limité, et son départ demeure une exception. Lorsque la ministre des Finances, Rachel Reeves, a déclaré le mois dernier vouloir remettre en cause certains objectifs climatiques et étendre les aéroports, Ed Miliband, le ministre en charge de la sécurité énergétique et de l’élimination des émissions de CO2, a choisi d’encaisser l’humiliation (et accessoirement bouder la séance au Parlement dans l’après-midi qui suit). Il ne démissionnera pas.
Que reste-t-il de la gauche au Royaume-Uni ? En dehors des sept députés exclus en juillet dernier, on ne compte guère plus que sept autres élus sans étiquette, parmi lesquels l’ancien leader du Labour, Jeremy Corbyn, ainsi que quatre députés Verts et huit nationalistes écossais. Un paysage politique plus que maigre. Faut-il alors se tourner vers les exécutifs locaux, ces maires de grandes villes et communautés urbaines, pour y trouver les derniers bastions d’une gauche assumée ? La semaine dernière, une militante travailliste frappait à ma porte pour distribuer un tract. Avec un sourire presque désolé, elle confiait : “Vous savez, ici, le parti travailliste est socialiste.” Comme s’il fallait désormais convaincre les électeurs que le Labour était encore un parti de gauche.
En France, le changement promis par les socialistes en 2012 s’est finalement concrétisé en une décennie, mais bien autrement que prévu : un gouvernement qui, en décembre 2023, a voté une loi anti-immigration incluant une préférence nationale ; des ministres influents, comme Messieurs Retailleau et Darmanin, dont les positions ne semblent guère incompatibles avec celles de l’extrême droite ; un Premier ministre qui évoque la submersion migratoire au parlement et débat des moyens visant à « reprendre le contrôle des flux migratoires » ; et une extrême droite, longtemps marginalisée, désormais aux portes du pouvoir.
En Allemagne, Alternative für Deutschland (AfD) a obtenu 20,8 % des voix, devenant ainsi le deuxième parti du Bundestag et doublant son score en seulement quatre ans. Son slogan “Alice für Deutschland” (“Alice pour l’Allemagne”) rappelle de manière inquiétante le célèbre slogan nazi “Alles für Deutschland” (“Tout pour l’Allemagne”), utilisé par les Sturmabteilung (SA) du parti nazi.
Au Royaume-Uni, dans le contexte actuel de tensions mondiales, l’échéance des prochaines élections, prévues pour 2029, offre un certain répit. Pourtant, si la situation ne se rééquilibre pas rapidement, le pays pourrait à son tour basculer vers l’extrême droite. L’article du Telegraph se termine par une référence au livre La Ferme des animaux de George Orwell. Si l’auteur rejette en partie la comparaison avec cette œuvre, qui décrit la confusion entre les étiquettes d’autrefois (en l’occurrence, entre les hommes et les cochons), il semble oublier que ce livre illustre avant tout l’ascension vers une société totalitaire.
Quoi qu’il en soit, jamais un Premier ministre fraîchement élu n’aura chuté aussi vite dans les classements de popularité. Malmenée dans les sondages, la victoire de Margaret Thatcher dans la guerre des Malouines en 1982 a joué un rôle déterminant dans sa réélection triomphale de 1983. “J’aurais aimé avoir eu une guerre” , avait déclaré son prédécesseur, l’ancien Premier ministre travailliste Jim Callaghan. Je doute cependant qu’il faille souhaiter un tel scénario pour que les Travaillistes conservent le pouvoir dans les années à venir.
2 mars 2025
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