Enquêtes ouvrières en Europe – 9
Le syndicalisme, bien qu’affaibli et en partie transformé par rapport à l’époque keynésienne, demeure une entrée intéressante pour appréhender les différentes dimensions des reconfigurations du salariat dans des sociétés occidentales exposées à une phase avancée du capitalisme. C’est dans ce cadre d’analyse que s’inscrit le choix de traiter du fait syndical dans un secteur de production de services, comme celui de la propreté1.
2Après une analyse des caractéristiques du secteur et de sa main-d’œuvre, on traitera des problématiques spécifiques de cette frange du salariat et de la manière dont celles-ci s’expriment lorsque ces salariés entrent en contact avec le monde syndical. En envisageant de dépasser des lectures basées sur la crise et le déclin du syndicalisme, nous avons privilégié une approche basée sur les « pratiques syndicales en train de se faire ». Ainsi, ces pratiques sont à concevoir comme le lieu privilégié pour l’observation des relations syndicalistes-salariés. Par cette approche, il est possible de saisir les difficultés auxquelles le syndicalisme se trouve confronté dans son action quotidienne, sans négliger celles rencontrées par les salariés dans leur relation avec les syndicalistes. Quels sont les instruments employés par les organisations syndicales dans leur relation avec les salariés de la propreté ? Les spécificités liées au statut de cette catégorie de travailleurs précaires sont-elles prises en compte ? Pourquoi et comment ces salariés parviennent-ils à nouer des liens avec les organisations syndicales ?
3Par une démarche comparative visant la Bourse du Travail CGT de Marseille et la Camera del Lavoro CGIL (la Bourse du Travail de la Confédération Générale Italienne du Travail) de Bologne, cette contribution a l’ambition de répondre à ces questions à travers la prise en compte d’une des trois pratiques observées lors de l’enquête de terrain : le suivi individuel qui se concrétise lors de permanences régulières au sein de ces deux Bourses du Travail.
Méthodologie de l’enquête L’enquête de terrain2 a durée dix mois, dont cinq à Marseille et cinq à Bologne (2010-2011). Le choix des deux syndicats et des deux villes s’est fait sur la base de critères pragmatiques en lien avec la faisabilité du terrain. Ainsi, après plusieurs années dédiées à l’étude du syndicalisme CGT, il se révélait plus simple de continuer à enquêter sur cette même confédération. Du côté italien, la CGIL était l’organisation syndicale qui se rapprochait le plus de la CGT, pour des raisons à la fois historiques et de structure. La CGT et la CGIL sont en effet des confédérations similaires. L’organisation en fédérations, dite verticale, se base sur l’appartenance professionnelle, alors que l’organisation territoriale, qui s’exprime par la présence des Bourses du Travail, des Unions Départementales et des Unions Locales regroupe, au plan territorial, différentes branches d’activité. À la CGT, le secteur de la propreté appartient à la fédération des portuaires, alors qu’à la CGIL il est intégré à la Filcams3, fédération regroupant un large ensemble d’activités tertiaires du allant de l’hôtellerie à la sécurité. |
Le contexte de l’invisibilité
4Avant d’aborder directement la question des pratiques syndicales et des enjeux dont elles sont révélatrices, un cadre contextuel doit être établi. Il s’agit de fournir les éléments indispensables à la compréhension des spécificités qui concernent la structure et le fonctionnement du secteur de la propreté, mais aussi les éléments qui caractérisent les salariés de cette branche d’activité. Qui sont ces salariés ? À quelles conditions d’emploi et de travail se trouvent-ils confrontés ? La réponse à ces questions permettra, notamment, de contextualiser le rôle des organisations syndicales.
Composition et modes d’organisation du secteur de la propreté4
5Les entreprises de la propreté ont pour activité de réaliser les prestations d’entretien de locaux (publiques ou privés) destinés à un usage professionnel. En dépit d’une baisse de 0,65 % de son chiffre d’affaires entre 2008 et 2010 (au niveau européen), ce secteur est en expansion depuis les 20 dernières années (avec, en moyenne, un taux de croissance de 9,3 %). Cette dynamique s’inscrit dans le cadre plus large de la montée des services dans nos sociétés. Par ailleurs, la propreté continue de gagner d’importantes parts de marché en pénétrant là où l’activité de nettoyage était auparavant une activité in-house. Ainsi, entre 1980 et 2005, le taux de pénétration du marché est passé de 43 à 61 % et, même en pleine période de crise économique, ce pourcentage a encore augmenté, en atteignant le chiffre de 64,7 % en 2010.
6Ces statistiques sont révélatrices d’une dynamique centrale pour la compréhension des relations qui s’instaurent entre les salariés du secteur et les organisations syndicales : l’externalisation. En effet, c’est à partir des années 1970 que la propreté a commencé à être massivement externalisée et ceci aussi bien en France qu’en Italie (Sauviat 1997 ; Denis 2008a). L’externalisation de cette activité trouve son explication tout d’abord dans les avantages que les entreprises peuvent cumuler en termes de compétitivité économique. Avec ce système, elles augmentent leur profit grâce à une flexibilité accrue des travailleurs dispersés sur plusieurs chantiers, donc atomisés. Par ailleurs, un des effets les plus importants de ce processus tient à la différenciation entre, d’un côté, les travailleurs employés en interne et, de l’autre côté, les travailleurs externes, employés par l’entreprise prestataire de services (Magaud 1974 ; Tinel et al. 2007).
Le secteur de la propreté en chiffresEurope |
7L’entreprise prestataire, le donneur d’ordre et les salariés sont les acteurs du système triangulaire de sous-traitance. Lorsqu’une nouvelle entreprise emporte le marché, les salariés affectés aux chantiers du donneur d’ordre changent d’employeur tout en continuant de travailler sur le même chantier : « ici, on change d’employeur et non pas de lieu de travail ! » affirme un enquêté pour rendre compte d’une telle situation5. En outre, une entreprise de propreté opère sur plusieurs chantiers, raison pour laquelle des salariés employés par une même entreprise ne parviennent jamais à se côtoyer. À cela il faut ajouter la nature des chantiers. Ces derniers peuvent être des lieux publics ou privés, de grande ou petite taille et avec une plus ou moins forte concentration de salariés. Il est alors évident que ces facteurs contribuent à rendre plus difficile le contact entre les salariés et entre ces derniers et les syndicats.
8À côté des implications de l’externalisation, le recours massif au temps partiel demeure un autre élément distinctif du secteur. Instrument favorable au patronat, le temps partiel permet de répondre promptement à toute variation de la demande du marché, tout en conservant des coûts faibles. Souvent présentée comme la norme d’emploi adaptée aux femmes auxquelles on permettrait – de par une idéologie de la « conciliation » – de conjuguer le travail domestique et le travail salarié, le temps partiel doit être questionné à travers le prisme des conditions d’emploi et des formes de pauvreté qu’il engendre pour la catégorie des travailleuses (Angeloff 1999). Le temps partiel, libre choix du patronat qui l’impose aux salariés, est à l’origine de situations de pauvreté importantes, car au temps partiel correspond aussi un salaire partiel. Il est donc fréquent que les salariés soient obligés de cumuler plusieurs emplois ou d’essayer de se faire attribuer des heures supplémentaires. Seuls les salariés les plus dociles se verront attribuer les heures supplémentaires, phénomène qui participe à la mise en concurrence des employés. En outre, les modalités d’usage du temps partiel dans la propreté ont pour effet l’éclatement des horaires de travail. Dans la majorité des cas, les agents sont obligés de travailler tôt le matin et souvent tard le soir, et cela pour ne pas gêner les employés du donneur d’ordre et le public qui fréquente les lieux. Cette organisation du temps de travail est le résultat d’une « entente implicite » entre les entreprises clientes et les employeurs pour baisser le coût du nettoyage (De Troyer, Lebeer et Martinez 2013) ; dans ce contexte, l’intensification du rythme de travail résulte de la suppression des temps morts et de toutes pauses et interruptions.
Des salariés « du bas de l’échelle »
9Aussi bien en France qu’en Italie, la majorité des salariés de la propreté sont des femmes. La question pour laquelle les tâches du nettoyage sont socialement considérées comme des tâches féminines amène à traiter des effets du genre sur les relations salariales dans le secteur. Dans ce sens, une relation forte existe entre les inégalités de sexe et la précarité du travail (De Troyer, Lebeer et Martinez 2013 ; Maruani 2011 ; Angeloff 2008 ; Chaib 2006). Le temps partiel et les plages horaires contribuent à différencier la situation des hommes et des femmes. La situation de ces dernières se trouve davantage précarisée par une gestion du temps beaucoup plus contraignante car elles se doivent de mettre en œuvre les stratégies les plus rentables pour réussir à tenir ensemble travail domestique et travail salarié.
10Mais cette main-d’œuvre est aussi composée par des salariés immigrés et/ou ethnicisés. Les statistiques indiquent, pour la France, un taux de 31 % de salariés étrangers, et pour l’Italie de 15 %, chiffres qui ne comptabilisent pas les travailleurs sans papiers. Pour ce qui est de notre enquête, la majorité des salariés rencontrés dans le cas de la CGT de Marseille sont des migrants de première génération ou enfants d’immigrés, alors que dans le cas de la CGIL, il s’agit pour la plupart d’immigrés de première génération (8 interactions sur les 28 observées ont eu comme protagonistes des travailleurs non immigrés). La situation des travailleurs étrangers, surtout dans le contexte italien, est caractérisée par une contrainte majeure : le lien imposé par la loi entre le fait d’avoir un travail et la possibilité de renouveler le titre de séjour. Pour eux, la nécessité de faire des heures supplémentaires répond à la fois à des raisons économiques et citoyennes (i.e. la possibilité de rester en Italie).
11Ces travailleurs du « bas de l’échelle » rencontrent une autre difficulté, liée à l’appartenance ethnique. Les chercheurs ayant étudié ces phénomènes concordent pour mettre en évidence l’existence d’une discrimination à l’embauche qui trouverait en partie son explication dans la nature différente des chantiers. Ainsi, S. Chaïb affirme qu’« aucune exigence n’est formulée pour le profil des travailleuses affectées aux « chantiers » de nettoyage, c’est-à-dire le nettoyage de locaux vides nouvellement construits ou rénovés ; en revanche, pour les cabinets de médecin, dentiste, etc., des critères de sélection apparaissent » (2006, p. 159). Ces observations sont confirmées par P. Bataille qui remarque comment, dans des chantiers situés dans les hôpitaux, on tend à choisir une main-d’œuvre féminine et d’origine européenne (Bataille, 1997). Ethnicisés au sein du monde du travail, mais pas seulement, car il faut garder à l’esprit que le processus d’ethnicisation traverse l’ensemble des groupes en interaction, tant dominés et que dominants (Jounin et al. 2008). Le monde syndical n’est pas exempt de ces dynamiques. Celles-ci s’expriment, notamment, par une différenciation, de la part des syndicalistes et sur des bases d’appartenance ethnique, dans la prise en compte des cas à traiter.
12Mais c’est aussi la nature du travail qui contribue à ranger cette catégorie de travailleurs « au bas de l’échelle ». En effet, la proximité constante avec la saleté dévalorise fortement cette profession. Il s’agit d’un dirty work (Hughes 1962), par lequel les individus qui le réalisent tendent à être associés à l’objet de leur travail (Corteel et Le Lay 2011). La propreté représente alors un secteur de « relégation » où les salariés sont constamment confrontés à une ségrégation d’ordre temporel et spatial, autant d’éléments structurant leur invisibilité.
Les syndicalismes CGT et CGIL face aux travailleurs de la propreté
13Sur le plan syndical, il est évident que ce « cumul des précarités » ne peut qu’influencer de manière négative la relation entre salariés et monde syndical. Pour faire face aux problèmes de ces travailleurs, au niveau local, certaines Unions départementales de la CGT – comme celle de Marseille – se sont réapproprié leurs « structures territoriales historiques » (les Bourses du Travail) pour y organiser des permanences destinées aux salariés de ce secteur. Du côté italien, la situation est différente car le suivi individuel – et donc les permanences – a lieu de manière standardisée dans toutes les fédérations CGIL, ce qui en fait une pratique distinctive de cette confédération. À Bologne, pour répondre aux difficultés rencontrées par un nombre important de salariés de la propreté s’adressant au syndicat, la CGIL a rajouté deux permanences hebdomadaires à celles déjà existantes. Ainsi, si d’une part il est vrai que le suivi individuel peut être avant tout interprété comme le résultat d’une individualisation du conflit (Denis 2009b), les modalités de ce suivi individuel demeurent très différentes d’un cas à l’autre et d’un syndicaliste à l’autre. Pour ne pas rester prisonnier de la dichotomie entre syndicalisme de lutte et syndicalisme de service, nous préférons insister sur la pluralité des manières d’endosser le rôle de syndicaliste lors d’une pratique syndicale. En d’autres termes, le fait qu’un syndicat recourt au suivi individuel, notamment dans un secteur caractérisé par l’atomisation des salariés, n’est pas une donnée significative en soit ; il faut observer la manière dont ces pratiques sont incarnées dans les interactions entre syndicalistes et salariés du nettoyage. La permanence peut représenter tantôt un moment où les syndicalistes s’engagent pour affirmer un rapport de force vis-à-vis de l’employeur (comme pour la CGT) tantôt un moyen pour fournir un service aux salariés qui s’y adressent (comme à la CGIL)6.
14Ainsi, l’attention portée aux « pratiques en train de se faire » implique la prise en compte des dynamiques qui s’expriment dans les interactions, lors des permanences, notamment du point de vue des raisons qui induisent les salariés à s’adresser au syndicat.
Les permanences à l’UD CGT de Marseille : une « anarchie plus ou moins organisée7 »
15Le syndicat départemental de la propreté, qui a son siège dans les locaux de la Bourse du Travail de Marseille, est structuré de façon quasi informelle : le secrétaire général et les membres du bureau, bien que reconnus par les adhérents, n’ont pas été élus à la suite d’un congrès. L’activité la plus importante de ce syndicat consiste dans l’animation de permanences hebdomadaires qui s’adressent aux salariés ayant des problèmes à résoudre. Une poignée de militants anime ces permanences. Tous les délégués (syndicaux et représentants du personnel) travaillent toujours dans le secteur et peuvent être considérés comme des « semi-permanents ». Les moyens que la CGT met dans l’organisation de ce syndicat sont assez faibles. C’est pourquoi, aussi en raison du fait qu’aucun syndicaliste complètement détaché de ses fonctions de salarié ne soit dédié à cette activité, on constate des dysfonctionnements importants lors des permanences. Par exemple, il n’est pas rare de devoir attendre longtemps avant qu’un militant apparaisse pour ouvrir la salle. D’autres fois, si aucun délégué n’est disponible, la permanence n’a pas lieu et les salariés sont obligés de revenir la semaine suivante ou plus tard quand ils auront le temps.
16Lorsqu’il y a du monde, les permanences sont dominées par une grande confusion engendrée par la présence de plusieurs personnes à la fois à l’intérieur de la petite salle dans laquelle elles se tiennent. Par ailleurs, les salariés ne sont pas nécessairement accueillis dans l’ordre et parfois, ils doivent attendre longtemps l’arrivée du délégué qui est « censé » s’occuper d’eux8.
17Par ailleurs, il faut être conscient du fait que, bien que le syndicat soit à l’initiative de ces permanences, la rencontre entre syndicat et salariés découle de la décision des travailleurs de s’adresser à la CGT. Ainsi, derrière le choix de se rendre à la permanence, il y a à la fois le fait d’être au courant de l’existence des permanences (qui implique d’être dans un réseau qui permette l’accès à ces informations) et la capacité à dégager du temps pour s’y rendre. Sur le premier aspect, la taille des chantiers demeure un élément clé. Les chantiers les plus grands sont aussi ceux où le syndicat est le mieux implanté. Dans ceux-ci, il est donc plus probable que les salariés parviennent à côtoyer des syndicalistes et soient intégrés à des formes de socialisation militante. De manière générale, c’est par le biais d’une connaissance dans leur sphère professionnelle ou de leur quartier de résidence que les salariés viennent à connaître l’existence des permanences CGT. Cet élément tend à confirmer l’absence de stratégie de renouvellement (Frege et Kelly 2004) du syndicalisme CGT (et pas seulement dans le secteur de la propreté). Dans notre enquête, aucun des salariés rencontrés ne s’est adressé à l’UD suite à une campagne de syndicalisation menée directement par le syndicat. En ce qui concerne l’organisation et la gestion du temps afin de se rendre à la Bourse du Travail, la question ne se pose pas dans les termes selon que l’agent de nettoyage est une femme (avec la charge des enfants et le travail domestique) ou un homme (pour qui le travail se résume à son activité dans le chantier). Ce qui est à questionner, ce sont les différences dans l’accessibilité des salariés aux permanences, en mettant en avant la thématique de la division sexuelle du temps, ainsi que de celle l’articulation des temps professionnels et des temps familiaux (De Troyer, Lebeer et Martinez 2013 ; Bouffartigue et Bouteiller 2012 ; Bessin et Gaudart 2009 ; Hirata et Kergoat 2008 ; Angeloff 2000).
18Dans le cas de Marseille, les dysfonctionnements des permanences défavorisent l’accès, et donc la relation, des travailleuses de la propreté à l’organisation syndicale. Au delà de cette difficulté, un autre élément important tient à ce que nous pouvons qualifier comme l’établissement du rapport de confiance. Dans la plupart des cas observés, les salariés qui s’adressent au syndicat ont une faible connaissance de leurs droits, ainsi que des fonctions et du rôle d’un syndicat. Loin d’être des militants, ces salariés, lorsqu’ils sont obligés d’attendre des heures ou lorsque leur problème n’est pas pris en considération, sont susceptibles de perdre leur confiance dans les délégués syndicaux. Ces délégués qui animent les permanences constituent un vecteur important de la représentation que les salariés se font de l’ensemble de la CGT. C’est pourquoi les dysfonctionnements dans le déroulement des permanences, tout en rendant plus compliquée l’accessibilité au syndicat, influencent aussi de manière négative la relation entre les agents de nettoyage et le syndicat.
Les permanences à la Filcams-CGIL : le lieu de la réponse aux accusations de l’employeur
19La Camera del lavoro de Bologne héberge l’ensemble des fédérations de la confédération CGIL. La fédération Filcams occupe le premier étage où, à côté des bureaux des syndicalistes, on retrouve les salles destinées aux rendez-vous avec les travailleurs. Dans ces grandes salles, des cloisons divisent les espaces pour garantir la discrétion de l’interaction. Quatorze permanents travaillent dans cette fédération, dont sept directement recrutés par le syndicat. En plus de ces permanences, un bureau ouvre deux fois par semaine pour l’accueil des seuls travailleurs de la propreté qui, de manière exceptionnelle, peuvent s’y rendre sans rendez-vous. La décision de rajouter ces permanences a été dictée par la nécessité de mettre en place un dispositif capable de répondre dans les plus brefs délais aux problèmes rencontrés par ces salariés. En effet, d’après l’article 46 de la CCNL (Convention Collective Nationale du Travail) italienne, tout salarié ayant reçu une lettre de reproche – normalement sous forme d’avertissement écrit – est obligé de présenter des justifications dans un délai de 5 jours. Si ce délai n’est pas respecté, ou si les justifications sont jugées irrecevables, l’employeur peut appliquer des mesures disciplinaires qui vont du simple rappel verbal au licenciement. Étant donné la composition de la main-d’œuvre du secteur – souvent immigrée et peu scolarisée – il est compréhensible que le syndicat en vienne à jouer un rôle fondamental, devenant une « institution de référence » pour la production de réponses aux lettres de reproche.
20Pour le seul cas des permanences sans rendez-vous, c’est une déléguée toujours salariée dans ce secteur d’activité qui, utilisant une partie de ses heures de délégation, s’occupe de recevoir les salariés et de répondre à leurs lettres. Il s’agit d’un cas isolé au sein de cette fédération où les autres délégués n’ont aucune autonomie et n’occupent jamais un poste avec cette responsabilité. Les tâches de cette déléguée sont circonscrites à la rédaction de réponses assez répétitives, autant dans le contenu que du point de vue du style. De manière générale, la pratique de l’ensemble des syndicalistes qui gèrent les permanences se résume en une prise en charge ciblée des problèmes où tout ce qui est « papier » demeure le véritable instrument de travail du syndicaliste CGIL. Les fonctions des syndicalistes-permanents de la Filcams – et dans ce sens les pratiques de la seule déléguée qui s’occupe des permanences confortent cette idée – conduisent à mettre en relief le clivage entre les pratiques de ces « syndicalistes-scribes » et celles des militants de terrain (Renou 2012), ces derniers constituant un profil que l’on trouve rarement au sein de cette fédération.
21À la Camera del Lavoro de Bologne on reçoit un salarié à la fois et l’interaction débute toujours de la même manière : « as-tu la carte ? ». Si le salarié n’est pas adhérent, on procède à l’inscription ; s’il ne souhaite pas adhérer, il sera obligé de s’adresser ailleurs. Par ces lettres de réponse, le salarié s’engage auprès de l’employeur à ne plus jamais commettre la faute qui lui a été reprochée. Ici, on se limite à s’excuser pour le fait contesté, qu’il soit vrai ou faux. En effet, tantôt ce dernier est difficilement prouvable, tantôt le reproche se révèle être un véritable moyen de pression :
dans une lettre de reproche, une salariée est accusée de ne pas avoir nettoyé les toilettes correctement. […] En discutant avec elle, on découvre qu’elle travaille dans son chantier – les bureaux d’une mairie – le matin avant que les employés ne commencent leur journée de travail. Or, l’employeur, constatant la négligence, déclare n’avoir effectué l’inspection des lieux que le soir. Peut-on exiger que des toilettes nettoyées le matin restent propres jusqu’au soir, après l’utilisation que les employés de la mairie en font durant la journée ? (Note de terrain du 8/04/2011)
Les demandes formulées par les salariés de la propreté aux syndicats
22De manière générale, les salariés se rendent aux permanences pour obtenir des renseignements ou résoudre des problèmes. Grâce à l’observation directe, il a été possible à la fois de recenser ces problématiques et d’en analyser la dynamique pendant l’interaction entre salariés et syndicalistes. Cette observation permet de faire ressortir, derrière les demandes explicites des salariés, les problèmes qu’ils n’abordent pas de manière directe. Comme nous allons le voir, l’organisation syndicale ne représente pas le « lieu » le plus pertinent pour la prise en compte de l’ensemble des problématiques concernant le statut du salarié du secteur de la propreté. Mais pour quelles raisons ces salariés décident-ils donc de s’adresser au syndicat ?
Les raisons jugées pertinentes pour s’adresser au syndicat du nettoyage à Marseille
23Sans revenir de manière détaillée sur les interactions qui nous ont fourni l’occasion de recenser l’ensemble de ces raisons, nous retiendrons ici les trois catégories de problèmes les plus importants9 pour ce qui est du contexte marseillais. Le risque de perte d’emploi (licenciement, mises à pied disciplinaires et convocations) constitue l’une des raisons les plus fréquentes pour lesquelles les salariés se rendent à la Bourse du Travail. La deuxième catégorie est constituée par tous les problèmes de non-respect du code et du contrat de travail, notamment en ce qui concerne les horaires de travail. Au troisième rang, on retrouve les problématiques engendrées par le changement d’employeur lors d’une nouvelle prise de marché. Si l’on considère la distance qui subsiste entre ce qui est prescrit par la convention collective – visant la protection de l’emploi – et la réalité des relations socioprofessionnelles dans le secteur (Denis, 2008a), on peut considérer que les problèmes liés au passage de marché sont sous-représentés, dans les permanences, par rapport à la réalité des faits.
24Ce facteur attire notre attention sur une distinction fondamentale qui peut être résumée par la frontière qui marque la différence entre deux ordres de problèmes. D’un côté, on retrouve les raisons pour lesquelles un salarié prend en considération la possibilité de se rendre à la permanence pour demander l’intervention et/ou l’aide du syndicat (les problèmes « intolérables »). De l’autre côté, on peut ranger les problèmes qui ne constituent pas un mobile susceptible de déclencher la décision de s’adresser au syndicat (les problèmes « tolérables »). À cette catégorie appartiennent tous les problèmes ayant émergé lors des interactions entre salariés et syndicalistes, alors qu’ils ne constituent pas la raison principale de leur recours au syndicat. La branche de la propreté est un secteur où les infractions à la convention collective ou au code du travail, loin de constituer des exceptions, se produisent assez régulièrement. Ainsi, l’observation des interactions a permis de mettre en exergue nombre de problématiques (primes et heures supplémentaires qui n’apparaissaient pas sur les fiches de paie, utilisation de machines pour lesquelles les salariés auraient dû avoir un coefficient10 supérieur) qui ne sont pas pour les salariés des motifs les conduisant à s’adresser au syndicat. Ceci nous conduit à avancer l’hypothèse, qui mériterait des investigations plus poussées, que la fréquence des infractions à la convention collective conduit la population la plus démunie des agents du nettoyage (comme les immigrés ou les travailleurs ethnicisés n’ayant jamais eu de relation avec le monde syndical) à considérer ces violations comme la norme pour ce qui est de leur vécu professionnel. Par cette assertion, nous n’entendons pas signifier que ces salariés sont incapables de se rendre compte des irrégularités qu’ils subissent, mais plutôt souligner à quel point la configuration dans laquelle ils opèrent est caractérisée par une série de contraintes. Autrement dit, on est confronté à l’imbrication de plusieurs facteurs tels que la faible implantation syndicale, un rapport de force favorable au patronat et une profonde désinformation de ces salariés concernant leurs droits les plus élémentaires. De plus, il s’agit de salariés dont le niveau de scolarisation est très faible et dont une partie, pensons par exemple aux immigrés et notamment aux femmes comoriennes appartenant à la catégorie des « anciennes », est analphabète. La plupart des agents de nettoyage en sont à leurs premières expériences du rapport salarial. Une relation salariale de sous-traitance, par laquelle le collectif de travailleurs est à la fois fragmenté et contrôlé, crée des entraves importantes à la constitution d’une relation et d’un réseau d’échange entre travailleurs d’une même entreprise (Descolonges 2011 ; Tinel et al. 2007).
25Toutefois, ce premier volet de l’explication doit être accompagné par un deuxième qui, quant à lui, concerne l’acteur syndical. L’approche interactionniste conduit à examiner l’image du syndicat telle qu’elle est véhiculée par les acteurs syndicaux auprès des agents de nettoyage. En effet, ces derniers sont confrontés à une organisation qui ne fait pas de ces questions (comme la reconnaissance du coefficient) une des revendications du syndicat. On peut alors se demander en quoi l’organisation syndicale est légitime aux yeux de ces salariés pour aborder et faire ressortir de telles questions. À ce propos, il est intéressant de mentionner le cas de quatre femmes (dont trois d’origine comorienne ou malgache et une d’origine nord africaine) ayant essayé d’emprunter d’autres chemins pour résoudre leurs problèmes avant de se rendre à la permanence syndicale CGT. Elles se sont directement adressées à l’employeur, à la police et à l’inspection du travail pour dénoncer des irrégularités de paiement, dans les fiches de paie, mais aussi pour dénoncer le fait d’avoir été empêchées de pénétrer dans le chantier à cause de la non application de l’ex-annexe VII11. Ces exemples témoignent du fait que, si certaines infractions au code du travail sont ressenties comme des problèmes ayant besoin d’être résolus, l’organisation syndicale ne représente pas le premier recours. En outre, rares sont les mouvements ou les cas de conflits dans le secteur capables de véhiculer, auprès des salariés, l’image d’un syndicat fort en mesure de les représenter.
26De leur côté, les délégués qui animent les permanences (à l’exception du secrétaire) se montrent, souvent, très détachés par rapport à l’ensemble des problématiques concernant les salariés. Ils se limitent à traiter un problème particulier, à le cerner à partir de son inscription dans des dynamiques plus globales. De plus, ces mêmes délégués paraissent parfois scandalisés par le fait que ces salariés n’aient jamais entendu parler de l’ex-annexe VII. Dans un tel contexte, se développent des incompréhensions entre les délégués, pour qui la connaissance de la convention collective semble relever d’une évidence, et les salariés pour qui elle demeure un texte inconnu. L’action syndicale apparaît alors comme dépourvue de toute stratégie visant à rendre centrale la question de l’information et de la prise de conscience de ces travailleurs par rapport à leurs droits et à leur situation de subalternes. S’investir dans ce sens impliquerait aussi, pour le syndicat, de s’attaquer aux éléments qui sont à la base du fonctionnement des relations professionnelles au sein de ce secteur comme, par exemple, l’externalisation.
S’adresser à la CGIL pour se justifier auprès de l’employeur
27Nous avons déjà remarqué de quelle manière la procédure envisagée par l’art. 46 de la CCNL – selon lequel le salarié qui reçoit un reproche de la part de l’employeur est obligé de se justifier dans un délai de cinq jours – constitue une spécificité du contexte italien qui a des conséquences importantes sur la pratique syndicale du suivi individuel. En effet, de manière indirecte, la loi impose au salarié de se justifier auprès de l’employeur. Autrement dit, le salarié est tenu de répondre à ses lettres, pour éviter de perdre son emploi ou de voir se dégrader des relations professionnelles déjà plutôt défavorables. La situation qui se configure avec l’art. 46 fait du syndicat une institution prestataire de services : service de « réponse aux lettres de reproche ». Les résultats issus de l’exploitation de notre matériau d’enquête confirment cette idée car, pour 21 interactions sur 29, on peut parler de salariés qui s’adressent à la CGIL pour rédiger une réponse à une ou plusieurs lettres de reproche. Dans le détail, dix salariées et neuf salariés ont cumulé 21 lettres de reproche. Mais quel est le contenu de ces lettres ?
28Parmi les reproches les plus récurrents, on trouve la négligence dans le travail. En revanche, ces lettres ne contiennent pas les preuves attestant des faits, l’employeur se bornant à faire ressortir qu’un lieu n’a pas été nettoyé sans en apporter de preuves. Par ailleurs, nombre de fois le reproche se base sur des évènements ayant eu lieu plusieurs mois auparavant. Comment se rappeler quel bus ou quel bureau devait être nettoyé deux semaines auparavant et pouvoir produire la justification que cela a bien été fait ? Et encore, quelles sont les preuves sur lesquelles les employeurs s’appuient pour accuser un salarié d’avoir été négligeant dans son travail ?
29Une deuxième catégorie de reproches s’explique par le manque d’information de la part des salariés. Le fait de ne pas avoir communiqué leur absence pour maladie, ou bien de l’avoir fait avec du retard, ne pas avoir envoyé les documents nécessaires pour attester de leur état de santé constituent autant de mobiles valables pour que l’employeur décide d’intervenir par une lettre de reproche.
30Un troisième groupe de motifs renvoie aux raisons avancées par l’entreprise sous-traitante soucieuse de conserver une bonne image auprès de son donneur d’ordre. Nous ne sommes pas en mesure d’apporter des informations sur les relations que ces entreprises entretiennent. Cependant, dans certains cas, ce sont des reproches adressés par le donneur d’ordre au prestataire qui entraînent l’envoi de la lettre au salarié. Par exemple, se battre et se disputer devant les clients ou les employés du donneur d’ordre, porter des pantalons sous le genou à la place des collants prévus pour nettoyer une chambre d’hôtel, garer son propre vélo là où le donneur d’ordre ne le consent pas, avoir fait rentrer un inconnu sur le chantier, encore, ne pas avoir demandé la permission pour utiliser certains produits pour nettoyer font partie des motifs évoqués dans ce cas de figure.
31Dans un contexte où la production de saleté, et donc celle de propreté, demeurent difficiles à mesurer (Nizzoli 2012), la lettre de reproche constitue un instrument de pression et de contrôle important dans les mains de l’employeur. Etant donné l’enjeu fondamental que revêtent ces lettres, ce qui se passe dans les permanences à la Filcams CGIL de Bologne ne peut pas être interprété avec la même grille d’analyse que dans le cas marseillais, qui décompose les problèmes en deux catégories : « tolérables » et « intolérables ». À Marseille, les salariés fréquentent les permanences pour des raisons qui demeurent assez variées alors qu’à Bologne l’éventail de problématiques est beaucoup moins large. Ici, le choix de s’adresser au syndicat est presque imposé par l’acteur patronal. Le salarié, souvent immigré et/ou peu scolarisé, trouve dans le syndicat un moyen fiable pour mettre noir sur blanc des justifications dans l’espoir que son employeur les retiendra comme plausibles. Néanmoins, des problématiques qui ne sont pas considérées comme suffisantes pour que le salarié prenne la décision de se rendre à la CGIL, existent ici aussi. De fait, et même si le contexte très structuré dans lequel les interactions ont lieu n’est pas favorable à l’échange libre entre salarié et syndicaliste, notre observation des interactions nous a permis de voir que les salariés qui s’adressent au syndicat pour des lettres de reproche rencontrent aussi d’autres problèmes. C’est par exemple le cas du classement à un coefficient inférieur par rapport à la charge de travail et aux responsabilités réelles qu’ils ont à assumer sur les chantiers.
32À côté du mode de fonctionnement de la permanence (être reçu sur rendez-vous, pour une seule raison précise qui est traitée de manière très standardisée par le syndicaliste), un autre élément qui contribue à ce que les salariés n’envisagent pas d’exprimer les problèmes que nous avons qualifiés de « tolérables » tient au manque d’empathie des « syndicalistes-scribes » (Renou 2012) envers les salariés eux-mêmes.
33On le voit, la frontière entre problèmes « tolérables » et problèmes « intolérables » ne peut pas être appliquée telle qu’elle au cas de Bologne. Toutefois, sans mettre notre schéma de côté, nous pouvons l’interroger autrement dans le but de faire ressortir les éléments qui tiennent au contexte propre à chaque pays. De nouvelles questions peuvent alors être soulevées à partir du cas de la CGIL. Ainsi, pourquoi le problème de l’aménagement des heures de travail, pourtant tout aussi présent dans le contexte de Bologne que dans celui de Marseille, semble y avoir une moindre importance pour les salariés ? Peut-on croire que les employeurs italiens soient plus arrangeants que leurs homologues français en matière de temps de travail ? Faut-il plutôt penser que les salariés sont plus disposés en Italie qu’en France à accepter ces réaménagements, ainsi que la baisse des heures et des salaires ?
34En rappelant la spécificité de l’entrée de notre recherche, qui est celle des relations qui s’instaurent entre salariés et syndicat, et non pas des conditions de travail, nous estimons que les réponses à ces questions peuvent être obtenues en se référant tout d’abord à des éléments tels que le droit du travail. À cet égard, il est incontestable que les agents de la propreté sont moins protégés en Italie qu’en France. D’une part, en effet, la convention collective italienne et, de manière plus générale, le droit du travail visent assez faiblement la sécurisation de l’emploi. D’autre part, l’acteur syndical italien est beaucoup moins impliqué dans l’action collective et dans l’établissement d’un rapport de force avec l’employeur.
35Ce n’est pas le ressenti des salariés qui est en jeu lorsqu’on analyse ce clivage. Les entretiens avec les salariés à Bologne ont fait ressortir que le sentiment d’être exploité est partagé par la plupart d’entre eux. Les difficultés à tenir un rythme de travail effréné qui rend difficile le déroulement des tâches et l’agencement des temps de vie et de travail, la difficulté de relation avec les collègues et avec le donneur d’ordre se combinent avec les problèmes qui relèvent de la diminution des heures et des taux salariaux pour alimenter ce sentiment. Cependant, dans le cas italien, il ne se transforme que rarement en mécontentement de type « revendicatif ». Quand ils s’adressent à la CGIL, les salariés laissent leurs ressentis à l’extérieur de la Camera del Lavoro, se limitant à traiter de ce qui est écrit sur les papiers (souvent des lettres de reproche). Par ailleurs, le fait que le syndicat intervienne comme un acteur fondamental dans les transferts de marché (comme le prévoit la CCBL) en s’engageant, lorsqu’il participe à la négociation avec les employeurs, à « harmoniser » les intérêts des différents acteurs, contribue à créer une distance avec les salariés. L’organisation syndicale demeure externe aux dynamiques qui traversent le monde du travail et les salariés ne le considèrent pas comme un lieu où l’on peut se rendre librement pour demander un avis, mais comme une institution de service extérieure à leur vécu de travailleurs.
Conclusion
36Une approche par le bas, obtenue en combinant comparaison internationale et paradigme interactionniste, a permis de dévoiler les éléments qui sont à la base du fonctionnement concret de l’organisation syndicale et, par conséquent, des dynamiques qui touchent une des franges les plus démunies du salariat, les travailleurs du secteur la propreté. En conclusion, on souhaite revenir à la fois sur les éléments qui caractérisent chaque contexte sociétal, ainsi que sur les spécificités repérées au niveau local.
37L’analyse des interactions qui s’opèrent au moment des permanences fait apparaître que le droit du travail est une dimension centrale dans la manière dont les pratiques syndicales se déroulent. Le degré de structuration de l’activité syndicale contribue aussi à façonner la pratique syndicale. Celle-ci se concrétise, à la CGT, sous la forme d’une « anarchie plus ou moins organisée » (Piotet 2009) et, à la CGIL, sous celle d’une organisation standardisée des permanences. Ce qui distingue le cas marseillais de celui de Bologne est la possibilité de voir s’y développer, – par exemple grâce aux attentes lors des permanences –, les moments d’une socialisation, à la fois syndicale et professionnelle, pour des travailleurs qui opèrent sur des chantiers isolés. ÀBologne, au contraire, les permanences n’offrent pas cette occasion aux salariés, qui sont accueillis séparément et pour la résolution d’un seul problème à la fois.
38Un autre élément de caractérisation des contextes découle de la situation vécue par ces salariés, tant dans la sphère du travail qu’en dehors de celle-ci. Au croisement de plusieurs dominations (de classe, de sexe et de race), atomisés et confrontés à des organisations syndicales dépourvues de toute stratégie de renouvellement, les salariés de la propreté ne sont pas au courant des droits les plus élémentaires qui les concernent. La désinformation de ces travailleurs (et notamment des moins intégrés dans le tissu social, comme les travailleurs ethnicisés et/ou immigrés) engendre des situations de crainte et de désespoir, et cela dans les deux situations observées. C’est par exemple le cas de ces femmes qui, ayant toujours accompli leur travail sans jamais recevoir de lettre de reproche ou d’avis disciplinaire, se trouvent malgré elles incorporées dans des processus de réaménagement du personnel (ce qui n’est pas rare en époque de crise économique). Licenciées ou avec l’interdiction d’accéder à leur chantier, elles se retrouvent complètement désorientées au moment de s’adresser pour la première fois au syndicat. Face à des salariés désespérés pour qui le syndicat constitue le dernier recours, une partie des syndicalistes, tant de la CGT que de la CGIL, montre des réactions d’irritation et de rejet. Ces épisodes conduisent à questionner la relation qui s’instaure entre ces deux groupes distants (Béroud 2009), entre cette frange du salariat aux conditions précaires et le groupe des syndicalistes qui, même lorsqu’ils occupent encore un emploi, sont des « travailleurs protégés » du fait de leur statut de syndicalistes. Et, pour eux, les problèmes qui provoquent ces situations de désespoir apparaissent bien souvent comme des exceptions qui ne nécessitent pas que l’on réfléchisse à une stratégie syndicale généralisée. Même si des réflexions existent au niveau personnel (notamment de la part des leaders syndicaux), le contraste entre l’absence d’une réflexion générale et approfondie et la relativement forte présence de salariés lors des permanences reste important.
39Ressortent ainsi les limites d’une action syndicale qui apparaît globalement inadaptée à la résolution des problématiques générales inhérentes au statut du salarié du secteur de la propreté. Le terrain sur lequel les salariés et le syndicat se rencontrent ne concerne que les problématiques les plus répandues de ces travailleurs, et de façon partielle. L’analyse des interactions a mis en lumière la présence de problèmes (que nous avons qualifiés de « tolérables ») qui ne trouvent de place, ni lors des permanences, ni à l’occasion d’autres pratiques syndicales. Toutefois, ils existent bel et bien, et même les syndicalistes les plus éloignés du monde du travail les connaissent.
40Les résultats de cette étude peuvent plus généralement être lus au prisme de la tension historique interne au syndicalisme : obtenir des améliorations immédiates de la condition laborieuse sans visée de transformation radicale de cette dernière, voire en se contentant d’« aménager » l’ordre social, ou d’« accompagner » ses évolutions, d’un côté ; participer d’une démarche et d’un projet de transformation révolutionnaire de l’ordre capitaliste, de l’autre. Dans le secteur de la propreté, dans les contextes observés, le syndicalisme endosse un rôle d’accompagnement des évolutions du système de production capitaliste. L’action syndicale se déploie à partir d’une pleine acceptation de celui-ci, qui conduit à l’adaptation à ses règles, jamais remises en cause. Dans ce contexte, le processus qui est à la base de la déstructuration du collectif de travail dans ce secteur, à savoir le recours massif à l’externalisation, ne fait pas l’objet d’un questionnement profond de la part d’un acteur syndical qui, au contraire, se limite à « faire avec ».
41Cette considération d’ordre général ne doit toutefois pas détourner l’attention des spécificités rencontrées sur notre terrain. La richesse des résultats obtenus grâce aux observations montre des différences importantes dans la manière de gérer les permanences par les syndicalistes. Comme nous l’avons évoqué, derrière la même pratique du suivi individuel, on retrouve, d’un côté, une action syndicale visant l’établissement du rapport de force (à la CGT de Marseille) et, de l’autre côté, une pratique plus tournée vers la prestation de services (dans le cas de Bologne). Cette pluralité dans la manière de conduire une même pratique invite alors à considérer sérieusement la variété des possibilités d’action pouvant émerger des « pratiques en train de se faire ». En dépit de ce qu’on a l’habitude d’affirmer à propos des travailleurs précaires, et même en l’absence d’une véritable stratégie visant la syndicalisation du secteur, le syndicalisme existe bel et bien dans le secteur de la propreté. Le questionner revient alors à décloisonner les analyses du fait syndical en portant l’attention sur les dynamiques qui produisent différentes modalités d’action syndicale dont la variété doit être analysée en profondeur.
Cristina Nizzoli
Cristina Nizzoli – Docteur en sociologie, Aix-Marseille Université – Laboratoire d’Économie et de Sociologie du Travail UMR 7317 – actuellement post-doctorante au DIM Gestes, CMH.
1Le terme « propreté » désigne un ensemble de prestations d’entretien de locaux (bureaux, usines, cabinets, hôpitaux, écoles, etc.) destinés à un usage professionnel.
2Il s’agit d’une enquête menée dans le cadre d’une thèse de doctorat « SyndicalismeS et travailleurs du « bas de l’échelle ». CGT et CGIL à l’épreuve des salariés de la propreté à Marseille (France) et Bologne (Italie) » soutenue en 2013 à Aix en Provence (Aix-Marseille Université – Lest, sous la direction de P. Bouffartigue).
3Federazione Italiana Lavoratori Commercio, Albergo, Mensa e Servizi (Fédération italienne des travailleurs du commerce, des hôtels, des cantines et des services).
4Les données présentées sont celles de la Fédération européenne du nettoyage industriel (FENI).
5Aucune donnée statistique n’existe sur la fréquence de ces changements de marché. Toutefois, si on se réfère à nos enquêtés, nous pouvons estimer que ces changements ont lieu en moyenne une fois tous les 2 ans. À cet égard, il faut souligner que, en période de crise, notamment en Italie, la fréquence des changements est de plus en plus importante.
6Pour des précisions sur cet aspect, voir Nizzoli 2013.
7À ce propos, voir Piotet 2009.
8Très souvent, les raisons qui conduisent les délégués présents à désigner un autre délégué (absent) en tant que seul militant pouvant s’occuper du problème d’un salarié ne sont pas explicitées.
9À celles-ci, nous pouvons ajouter le cas de ces salariés venus aux permanences pour prendre leur carte CGT ou de ces militants qui profitent de ce moment pour échanger avec d’autres.
10Les coefficients permettent de classer les travailleurs par rapport au genre de tâches à accomplir et au degré de responsabilité dans le travail. Ce classement permet notamment de fixer le montant du salaire.
11Article de la Convention Collective qui garantit la continuité de l’emploi quand une nouvelle entreprise emporte le marché.
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