Les experts médicaux ont découvert que la ferme où l’épidémie s’est déclarée élevait quelque 30 000 porcs dans des enclos en plein air, à proximité de manguiers. Les chauves-souris frugivores des forêts profondes de l’île voisine de Bornéo avaient récemment migré vers ces arbres lorsque leurs habitats naturels avaient été rasés au bulldozer pour faire place à des plantations de palmiers, et les porcs mangeaient les fruits partiellement consommés que les chauves-souris laissaient tomber. La salive des chauves-souris était porteuse d’un virus inconnu à l’époque – appelé plus tard Nipah en référence à un village voisin – qui était inoffensif pour eux, mais qui rendait les porcs malades et tuait des personnes. L’épidémie malaisienne a été endiguée en tuant plus d’un million de porcs, mais, ayant échappé à son origine forestière, le virus s’est propagé. Le Nipah est désormais endémique au Bangladesh et dans certaines régions de l’Inde, où les épidémies annuelles tuent encore 40 à 75% des personnes infectées. Il n’existe ni vaccin ni traitement.
Le déboisement qui a détruit l’habitat naturel des chauves-souris n’est pas un phénomène nouveau ou isolé. En effet, comme l’a écrit Karl Marx, « le développement de la culture [civilisation] et de l’industrie a de tout temps agi si fortement pour la destruction des forêts que tout ce qu’il a fait en revanche pour leur conservation et leur plantation n’est qu’une quantité absolument négligeable » [1].
Après la dernière période glaciaire et avant l’invention de l’agriculture, les forêts couvraient environ six milliards d’hectares de la surface terrestre habitable. Aujourd’hui, la superficie boisée n’est plus que de quatre milliards d’hectares, soit une diminution de 33% en l’espace d’environ dix mille ans. Mais plus de la moitié de ce déclin s’est produit après 1900, et la plus grande partie depuis 1950 [2].
Dans la science du système terrestre, les graphiques de la Grande Accélération [amplification brutale, à l’âge industriel et surtout depuis le milieu du XXIe siècle, l’ensemble des processus d’origine humaine conduisant à modifier l’environnement] et le projet des Limites planétaires [seuil établi à l’échelle mondiale à ne pas dépasser pour que l’humanité puisse vivre dans un écosystème sûr] présentent la disparition des forêts tropicales comme un élément clé du passage, à l’échelle mondiale, des conditions relativement stables de l’Holocène à l’Anthropocène, plus volatil, au milieu du XXe siècle [3]. La mise à jour de 2023 du dispositif des Limites planétaires a conclu que le changement du système terrestre est entré dans la zone de danger vers 1988 et qu’il est « depuis entré dans une zone de risque croissant de perturbation systémique » [4].
Dans son histoire de la déforestation, Michael Williams décrit la période qui s’est écoulée depuis 1945 comme le Grand Déferlement.
« Les événements cataclysmiques de la Seconde Guerre mondiale ont modifié les forêts du monde plus sûrement que n’importe quelle “fin de siècle” d’une cinquantaine d’années auparavant. Mais ce ne sont pas les cinq années de conflit, aussi dévastatrices qu’elles aient été, qui ont provoqué la déforestation ; ce sont plutôt les conséquences des changements qu’elles ont déclenchés qui ont été rapides, d’une grande portée, et qui ont provoqué une perturbation des biomes mondiaux. La nature et l’intensité du changement ont atteint des niveaux inquiétants en termes de rythme, d’ampleur et d’importance environnementale par rapport à tout ce qui s’était passé auparavant. » [5]
On prétend parfois que la déforestation est due aux taux de natalité élevés dans les pays tropicaux – que trop de pauvres cultivente de petites exploitations dans les forêts tropicales pour nourrir leur famille. En fait, alors que la colonisation de l’agriculture paysanne soutenue par l’Etat était un facteur important de la disparition des forêts en Amérique latine et en Asie du Sud-Est jusqu’en 1980 environ, « la majorité de la déforestation mondiale est aujourd’hui le fait de sociétés transnationales, dont Cargill, JBS et Mafrig, ainsi que de leurs créanciers BlackRock, JPMorgan Chase et HSBC » [6]. Les géants de l’agroalimentaire défrichent d’immenses zones pour produire des monocultures destinées aux marchés mondiaux. Quatre produits seulement – le bœuf, le soja, l’huile de palme et le bois – sont responsables de plus de 70% de la déforestation du XXIe siècle [7] et les zones défrichées sont remplacées non pas par des exploitations agricoles familiales, mais par des ranchs et des plantations de grande envergure.
Les écologistes ont à juste titre attiré l’attention sur les liens entre la déforestation et le changement climatique – on estime que le changement d’affectation des sols est responsable de 15% des émissions de gaz à effet de serre. Il s’agit bien sûr d’une question d’une importance capitale, mais comme le souligne l’épidémiologiste socialiste Rob Wallace, nous devons également comprendre et remettre en question le rôle des investisseurs basés à Londres, New York et Hong Kong, qui transforment les forêts tropicales en terrains de reproduction pour les pandémies mondiales.
« Le capital est le fer de lance de l’accaparement des dernières forêts primaires et des terres agricoles des petits exploitants dans le monde entier. Ces investissements sont à l’origine de la déforestation et du développement qui conduisent à l’émergence de maladies. La diversité et la complexité fonctionnelles que représentent ces immenses étendues de terre sont rationalisées de telle sorte que des agents pathogènes auparavant confinés se répandent dans le bétail local et les communautés humaines. » [8]
Le vaste réservoir de biodiversité des forêts tropicales comprend un nombre incalculable de virus qui ont habité et se sont adaptés aux « espèces réservoirs » au cours de millions d’années d’évolution. La perturbation et la dégradation massives des forêts augmentent les contacts entre les hommes et leurs animaux domestiques d’une part, et les animaux sauvages d’autre part – des contacts qui créent de nouvelles opportunités pour les virus et les bactéries d’infecter des hôtes jusqu’alors inconnus. Comme l’écrit Andreas Malm, la déforestation est l’un des principaux facteurs de propagation zoonotique et d’émergence de maladies infectieuses.
« Que de nouvelles maladies étranges surgissent de la nature est, d’une certaine manière, logique : c’est au-delà de la domination humaine que résident les agents pathogènes inconnus. Mais ce domaine pourrait être laissé en paix. S’il n’y avait pas l’économie des humains qui assaillent constamment la nature, l’empiètent, la déchirent, la découpent, la détruisent avec un zèle proche de la soif d’extermination, ces choses n’arriveraient pas…
« La déforestation est un moteur non seulement de la perte de biodiversité, mais aussi de la propagation des zoonoses. Lorsque des routes sont tracées à travers les forêts tropicales, que des parcelles sont déboisées et que des avant-postes sont installés plus à l’intérieur, les hommes entrent en contact avec toutes les formes de vie fourmillantes qui étaient jusqu’alors laissées à elles-mêmes. Les hommes investissent ou occupent des espaces où les agents pathogènes sont les plus abondants. Les deux parties se rencontrent le plus souvent à la lisière des forêts fragmentées, là où le contenu des bois peut s’échapper et rencontrer les lisières de l’économie humaine. Il se trouve que les généralistes comme les souris et les moustiques, qui ont le don de servir d’“hôtes-relais”, ont tendance à prospérer dans ces zones…
« Les points chauds de propagation sont les points chauds de déforestation. » [9]
« En conséquence, écrit Wallace, la dynamique des maladies forestières, sources primitives des agents pathogènes, n’est plus limitée aux seuls arrière-pays. Les épidémiologies qui leur sont associées sont elles-mêmes devenues relationnelles, ressenties à travers le temps et l’espace. Un SRAS peut soudainement se répandre chez les humains dans les grandes villes, quelques jours seulement après avoir quitté sa caverne de chauve-souris. » [10]
En plus de créer de nouvelles possibilités de propagation du virus, la déforestation offre de nouveaux habitats aux vecteurs, c’est-à-dire aux moustiques et autres insectes qui transportent les agents pathogènes des animaux infectés vers les humains. Un rapport publié par le Programme des Nations unies pour l’environnement, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et la Convention sur la diversité biologique [traité adopté en 1992 au Somme de la Terre de Rio de Janeiro] met en garde :
« Les modifications des habitats, y compris la modification de la composition des espèces (influencée par des conditions plus favorables aux porteurs de maladies, comme on l’a vu avec les vecteurs de la malaria dans les zones déboisées de l’Amazonie) et/ou l’abondance dans un écosystème (et donc la dispersion et la prévalence potentielles des agents pathogènes), et l’établissement de nouvelles possibilités de transmission de maladies dans un habitat donné, ont des implications majeures pour la santé. La modification des paysages par l’homme s’accompagne d’un empiétement humain sur des habitats autrefois vierges, souvent accompagné de l’introduction d’espèces animales domestiques, ce qui permet de nouveaux types d’interactions entre les espèces et donc de nouvelles possibilités de transmission d’agents pathogènes. » [11]
L’utilisation intensive de pesticides a fortement réduit l’incidence des maladies transmises par les insectes au cours de la dernière moitié du XXe siècle, mais elles sont revenues en force depuis. La plus meurtrière, la malaria, tue entre un et trois millions de personnes chaque année, principalement en Afrique subsaharienne. Les insectes qui la véhiculent, ainsi que d’autres agents pathogènes, trouvent dans les zones récemment déboisées des lieux de reproduction propices.
On prétend parfois que les plantations de palmiers devraient être considérées comme des substituts efficaces aux forêts d’origine, mais des études scientifiques montrent que « les moustiques vecteurs de maladies humaines sont représentés de manière disproportionnée dans les habitats déboisés » et qu’il existe « une association positive entre le nombre d’épidémies de maladies à transmission vectorielle [maladies infectieuses transmise par des vecteurs] et l’augmentation des superficies converties en plantations de palmiers à huile » [12].
Comme ce constat le montre, les forêts ne sont pas seulement des arbres. Ce sont des écosystèmes immensément complexes dont les fonctions écologiques ne peuvent pas être reproduites simplement en introduisant d’autres arbres plus rentables. L’une de ces fonctions consiste à limiter la propagation des maladies à transmission vectorielle et la propagation virale. Comme l’affirment Roderick Wallace et ses associés [13], pour être véritablement durables, les politiques et les actions doivent donner la priorité à « la préservation de ce que la forêt fait, par opposition à ce qu’elle est ». (A suivre) (Article publié sur le blog de Ian Angus Climate&Capitalism le 19 avril 2024 ; traduction rédaction A l’Encontre)