Cheville ouvrière de l’agroforesterie en France et spécialiste du reverdissement des zones à l’abandon, Agnès Sourisseau est une personne qu’il faut rencontrer. Avec son association qui réunit agriculteurs, scientifiques et paysagistes, elle plante des arbres pour assainir les sols, rendre l’agriculture plus durable et préserver les écosystèmes.
Mais ce n’est que le début. L’histoire d’Agnès, c’est l’histoire du retour à la nature. Une citadine qui quitte son appartement et son ordinateur pour habiter seule au milieu d’une zone intermédiaire. Sans télé, ni micro-onde, ni même une prise pour charger son téléphone.
Pendant des années, Agnès vit en marge, pour ainsi dire au cœur de la marge, au milieu de ce que la SNCF appelle une dépendance verte ferroviaire, en fait des hectares de sols dégradés et un désert en terme de biodiversité
Ce dénuement énergétique, c’est la connexion avec les soirées Délestage du Lac, à Bruxelles, qui ont invité Agnès le 7 juin passé à venir raconter son histoire. Le concept des soirées Délestage, c’est de passer une soirée conviviale et réflexive sans électricité. Quelques intervenants, des concerts et une petite restauration, tout ça à la lueur des bougies et avec Clara Thomine dans le rôle de maitresse de cérémonie.
Pour garder une trace des échanges, on distribue du papier et des marqueurs. Cette fois-ci je suis venu avec mon bic et mon carnet. Des artistes présent-es dans le public, amateur-ices ou chevronné-es, croquent les moments forts.
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La soirée commence par la présentation loufoque du dernier numéro de la revue annuelle Soldes Almanach, avec son designer Marc Borgers.
Clara Thomine et Jeanne La Fonta invitent Marc à une lecture à trois voix d’extraits de la revue, avec l’aide de longs porte-voix en carton rouge.
Le trio joue de poésie et de philosophie narquoise pour chanter la difficulté de transmettre une parole apaisée et profonde sur le sens commun, le thème choisi pour le dernier numéro de Soldes Almanach.
Entre le deuil d’idéologies surannées et la salle de muscu, quel futur partagé inventeront les animaux modernes que nous sommes ?
On range les mots d’esprit et leurs portes-voix pour laisser Agnès Sourisseau s’installer auprès de Clara.
“On invite toujours quelqu’un sur ce qui se passe sans électricité. Mais toi tu produis de la nourriture sans électricité.”
Clara parle des photos du travail d’Agnès, qui sont exposées sur un mur de la salle, trop loin pour que je les voie.
“Raconte-nous ce que tu fais.”
“Il y a 20 ans, j’avais une vie normale. Je m’intéressais aux endroits dits “délaissés”. Des sites industriels ou des grands travaux. L’objectif était de ramener de la vie. La photo à gauche est la frontière du monde urbain et du monde rural. Ça fait 35 hectares et c’est un délaissé ferroviaire.
C’était un sol dégradé par les travaux du BTP (Bâtiment et Travaux Publics) en banlieue parisienne. Il y avait une quarantaine de personnes qui vivaient là pendant les chantiers. Puis quand ils sont partis, le sol était lunaire.”
Elle utilise des techniques expérimentales avec des semis et des herbes, puis elle introduit des animaux.
“On venait tout juste de commencer à utiliser l’expression “développement durable”. La SNCF a décidé de ne pas faire le suivi. Toutes mes plantations, deux cent parcelles de 10.000 m2 sur les 35 hectares, que la SCNF a décidé de ne plus suivre.”
On lui a promis de trouver une solution. La SNCF a dit: on est plus obligé de s’investir, on arrête tout.
Dès 2007, Agnès utilise des semis de ligneux (des arbres ou des arbustes) pour redonner vie au sol.
Pas de terrain d’entente avec la SNCF depuis 2007. 35 hectares de lourdeur administrative. Finalement elle s’installe sur place pour pouvoir suivre la progression. Elle s’installe sur la zone.
Frontière entre l’urbain et la nature. Très inhospitalier. Il y a des lignes haute tension, beaucoup de débris. Elle passe son temps là-bas, sans salaire.
“Habiter cet endroit, c’est d’abord un abri, une yourte. Pratique. Ni clous, ni visses. Facile à monter, 25 m2, on peut se chauffer et s’éclairer à la bougie. Ça m’a plu. Le temps long, les moyens pratiques.”
Il y a quelqu’un dans la salle qui a aidé le chantier de départ. Mais après, elle est seule. Pour finir, elle se passe d’électricité. On lui propose une éolienne, mais pas vraiment besoin. Elle se cale sur les saisons.
“On suit les saisons, on dort plus en hiver. On fait beaucoup de choses avec pas grand chose.”
Elle commence à cultiver pour vendre ses produits.
“Certains ont dit: c’est de la permaculture.”
Techniques paysannes, culture avec un minimum d’eau. Système coopératif. Il y a rien qui se perd. Nourrir les cochons avec les déchets de cuisine. Déjections animales pour fertiliser les sols. Entraide entre végétaux sur le site. Elle observe.
Elle voit les choses sous l’angle de la coopération. Ne pas crever. Se dépouiller du superflu. Arriver à être ensemble dans le partage. Elle prend des photos des traces d’animaux. Il y a un partage du territoire. Elle est une habitante parmi d’autres.
“C’est dur de partager avec les limaces.”
Aujourd’hui, elle partage son territoire avec des voisins agriculteurs. Elle a dû lutter avec elle-même pour retourner vers les humains.
Quand elle les rencontre, les agriculteurs sont étonnés de son discours sur l’interaction entre les arbres, l’agriculture et l’herbe.
Les agriculteurs n’y arrivent plus. Ils sont à l’écoute de son discours. D’autant plus qu’ils sont souvent chasseurs. Ça permet de créer des solidarités entre culture, animaux et vie sauvage.
Elle passe beaucoup de temps seule sur son terrain, mais elle ne se sent pas vraiment seule.
“Les Monts-Gardés”, c’est le nom du lieu qu’elle occupe. Il y a un habitat gallo-romain daté de l’an 150 de notre ère. L’implantation est la même. Mêmes proportions, même emplacement.
Avant elle travaillait avec Autocad, un programme professionnel pour les ingénieurs civils. Mais elle n’a pas réfléchi à son emplacement. Elle pense qu’elle s’est laissée guider par la mémoire du sol.
“On peut être en interaction avec le lieu où l’on est. Il n’y a pas que le cerveau. Il y a beaucoup de choses qui passent par d’autres choses. On a besoin de reconnection avec ce qui nous relie. Notre instinct de survie est malmené. Il y a des choses qui vont dans le sens contraire.”
Jeanne La Fonta intervient: “Tu pourrais nous parler de l’arbre ?”
Clara: “C’est quoi l’agroforesterie ?”
“Quand on est agriculteur, on doit choisir une spécialisation. Les champs, les animaux, les arbres. L’agroforesterie suppose que les deux fonctionnent ensemble. Retrouver la juste interaction du ligneux qui cohabite avec d’autres productions agricoles. Dans d’autres pays, ces interactions, on a pas pas besoin de les refaire (parce qu’elles n’ont jamais été défaites)”
“Quand on a décidé de séparer les domaines, on a plus refait le lien. Il y a un mot latin qui n’a pas trouvé de traduction: Saltus.”
“C’est tout ce qui fait le lien entre les différents usages du territoire, qui garantit le réseau écologique.”
“Dans le monde rural, les délaissés sont les interstices.”
“L’agroforesterie c’est réinventer l’eau chaude. Ça permet aussi de lutter contre l’érosion des sols, éolienne ou hydraulique, qui crée aussi des désordres dans les cours d’eau. Les arbres contribuent beaucoup à la fertilité des sols, qui a beaucoup été perdue.”
“L’activité agricole entraîne une grave dégradation des sols. Le sol a vraiment besoin de manger. Si je veux produire avec le maraîchage, j’ai besoin des arbres pour produire des feuilles et du carbone pour le sol. L’agriculture tente d’imiter le processus forestier.”
“L’état, à proximité de la ville, contribue indirectement à cette dégradation. J’ai vu beaucoup de matière organique qui était perdue pour faire de la méthanisation. Gâcher les sols. Des boucles qui se ferment pas.”
“Il faut reboucler cette machine qui marche très bien. C’est assez récent que l’agriculture tente de s’en passer. C’est une économie sans dépenses. S’il y a des animaux qui me coûtent, ils doivent partir. Sur le terrain, il y a 150 moutons et des chèvres. Ces animaux vivent là et ne coupent rien (dans les plantations d’Agnès). Cette notion de partage doit revenir.”
“Tu parlais de sécurité sociale de l’alimentation. Je militerais pour ça.”
“Chez moi dans le village, y a pas de vétérinaires de proximité. Quand les animaux sont malades, ils sont mal.”
“Mais les animaux sur la zone sont tout le temps dehors. Ils sont pas malades.”
Elle explique comment les mycorhizes sont utilisées par les arbres quand une plante est malade. (Elle va trop vite et je ne connais pas le sujet. Je complète en consultant Wikipédia: ce processus fait entre autres intervenir le réseau souterrain de champignons rhizomatiques qui relient les arbres aux plantes. Les arbres peuvent stimuler la défense des plantes en favorisant la transmission de nutriments par ce réseau de mycorhizes)
Au début, elle a dû lutter contre les lapins. Puis elle réalise que les végétaux plantés en graine résistent mieux au broutage des lapins. Ça crée des résistances. Certains chênes arrivent à pousser quand même. Aucun arbre transplanté n’a survécu, alors que les graines ont bien donné. Le broutage peut favoriser le développement de certains individus au centre d’un groupe de jeunes arbres.
Adapter nos techniques.
Agnès encourage quand même à manger du lapin.
Avec l’aide culinaire du duo “Set de Table” (Max Ricat & Siméon Droulers) et des dessins de Chloé Schuiten (dont le portrait d’Agnès Sourisseau en couverture), Futuro Pelo, Vincent Glowinski et Anthe Lainé. En espérant n’oublier personne!