Imposer le capital

L’étude intitulée Taxing Capital in a Globalized World – The Effects of Automatic Information Exchange (Imposer le capital dans un monde globalisé – Les effets de l’échange automatique d’informations) de Hjalte Fejerskov Boas, Niels Johannesen, Claus Thustrup Kreiner, Lauge Larsen et Gabriel Zucman a été publiée entre autres par le National Bureau of Economic Research (NBER) en juillet 2024 avec une version révisée en octobre 2024. La version que j’ai lue a été publiée le 3 octobre dernier sur le site de Gabriel Zucman, et c’est grâce à un de ses tweets que j’ai appris l’existence de cette étude et de cette version.

1. Introduction : «L’échange automatique d’informations bancaires est une nouvelle forme de coopération économique internationale apparue dans les années 2010». Le nombre de pays et territoires participant à cet échange, dont certains avaient adopté historiquement des règles strictes de secret bancaire, a dépassé la centaine en 2017-2018. Malgré l’importance accordée à cet échange, on sait en fait peu de choses sur son impact, aussi bien sur les comportements et sur les recettes fiscales que sur l’ampleur du détournement de fonds vers les paradis fiscaux, questions auxquelles les auteurs tenteront de répondre avec cette étude en se basant sur les données du Danemark qui sont parmi les plus complètes sur ces sujets.

2. Constats existants

2.1. La richesse détenue à l’étranger et les politiques d’échange d’informations : Dans des travaux antérieurs, Gabriel Zucman a estimé qu’au début des années 2010, environ 8 % de la richesse financière des ménages était détenue à l’étranger, surtout dans des paradis fiscaux, et que cette richesse provenait essentiellement des ménages les plus riches. D’autres études ont visé à estimer l’impact de l’échange automatique d’informations avec des données macroéconomiques sans grand succès, ce pour quoi les auteurs visent à le faire avec des données beaucoup plus détaillées dans celle-ci.

2.2. L’évasion fiscale et la déclaration par des tiers : Cette étude explore aussi le rôle des déclarations par des tiers sur le respect des obligations fiscales. Les études existantes sur ce sujet portent uniquement sur le rôle des tiers internes, du même pays que les ménages. L’impact du rôle des tiers externes, comme dans ce cas, n’a jamais été examiné. Il risque d’être moins efficace, car les pays des ménages n’ont pas de prises pour pénaliser les tiers externes qui refuseraient de collaborer.

3. L’échange automatique d’informations bancaires

3.1. Le contexte et les données : Les auteurs expliquent le fonctionnement du principe de l’échange d’information qui a été adopté en 2013 par les pays du G20. Cet échange a commencé en 2017, avec les données pour l’année fiscale 2016, mais un an plus tard pour la majorité des pays. En 2023, une centaine de pays ont échangé ces données. Ils précisent que les États-Unis ont commencé à recevoir des données en 2015 (pour 2014) dans le cadre d’une loi adoptée dans ce pays. Pour cette étude, les auteurs se concentrent sur les données reçues au Danemark de 2016 à 2019, mais avec moins de données pour 2016.

3.2. L’importance de la richesse détenue à l’étranger : En 2019, la richesse des ménages danois détenue à l’étranger selon les informations échangées dans le cadre de cet accord (l’Accord multilatéral entre autorités compétentes), y compris les 45 % de cette richesse détenue dans des sociétés enregistrées, comme des holdings, représentait 4,3 % du PIB danois, dont un peu moins des deux tiers (valant 2,7 % du PIB) étaient détenus dans des paradis fiscaux (52 pays et territoires sont ici considérés comme des paradis fiscaux). Cette proportion est inférieure à la moyenne, mais, comme cette richesse est concentrée chez les plus riches, ses conséquences sur le respect des règles fiscales demeurent significatives. Les auteurs précisent que, en raison du manque de granularité des données sur les richesses détenues dans des sociétés, ils se concentreront dans leur analyse sur les 55 % de ces richesses détenues directement par les ménages. Ils ajoutent que l’information transmise dans le cadre de cet accord inclut des données sur la richesse des entreprises actives (autres que financières) et que ces richesses étaient un peu plus élevées que celles détenues par les ménages ou par des sociétés comme des holdings leur appartenant.

3.3. La distribution de la richesse détenue à l’étranger : Seulement 5 % des ménages faisant partie des 99 % les moins riches détenaient en 2019 des richesses à l’étranger, alors que c’était le cas de 30 % des ménages du 0,01 % le plus riche, qui possédait 40 % de la richesse totale détenue à l’étranger, ce qui représentait près de 20 % de leur richesse totale et donc 8 % (40 % X 20 % = 8 %) de la richesse totale des ménages danois. En outre, presque toute la richesse détenue à l’étranger par les ménages faisant partie des 99 % les moins riches était dans des pays qui n’étaient pas des paradis fiscaux, alors que c’est l’inverse pour celle possédée par les ménages du 0,01 % le plus riche (95 % de leur richesse détenue à l’étranger l’était dans des paradis fiscaux).

4. Les effets sur le rapatriement : Les auteurs se penchent dans cette section sur l’impact de cet accord sur le rapatriement des richesses détenues à l’étranger. Les richesses rapatriées ont doublé entre 2012, juste avant le début de l’accord, et 2015, et sont restées assez stables par la suite. Ces richesses proviennent presque toutes du 1 % le plus riche, la moitié du 0,1 % et le quart du 0,01 %. De même, les richesses déclarées par ces ménages ont augmenté en parallèle avec les richesses rapatriées. Cela est presque mécanique, mais cela montre aussi que les sommes rapatriées n’ont pas servi à hausser la consommation de ces ménages. De même, l’impôt payé sur le capital et sur les gains en capital a aussi augmenté en parallèle avec les richesses rapatriées, ce qui montre clairement que ces richesses et les gains qui leur étaient associés n’étaient pas déclarés et que ces richesses envoyées à l’étranger représentaient des manœuvres d’évasion fiscale.

5. Les effets de l’accord sur l’autodéclaration des actifs détenus à l’étranger : Comme les richesses rapatriées étaient inférieures à celles détenues à l’étranger, il est clair que des richesses ont été laissées là-bas, possiblement en raison du type d’investissement fait avec ces richesses ou des rendements qu’elles génèrent. Les auteurs observent que le nombre de ménages déclarant des actifs détenus à l’étranger a plus que triplé entre 2015 et 2020, la plus forte hausse ayant eu lieu dès 2016. Ils démontrent par la suite que ces autodéclarations supplémentaires étaient bien dues aux informations reçues dans le cadre de l’accord . En outre, le nombre de ménages ayant commencé à déclarer des actifs à l’étranger après 2015, même si les informations reçues de l’accord ne les touchaient pas, a aussi augmenté. Cela montre à la fois que les informations reçues dans le cadre de l’accord ne sont pas complètes et que cet accord a aussi changé le comportement des ménages non touchés. Ils notent aussi que ce sont les ménages qui détenaient le moins de richesses à l’étranger qui ont connu la plus forte hausse du nombre d’autodéclarations. L’impact sur les sommes déclarées fut similaire.

6. Effets des vérifications sur le respect des obligations fiscales : Les auteurs considèrent que l’accord n’aurait pas seulement des effets sur le comportement, mais permettrait de vérifier les comptes des contribuables pour vérifier si les actifs rapportés couvrent tous les actifs qu’iels détiennent à l’étranger. Pour estimer l’ampleur de la valeur de ces actifs, les auteurs ont mené conjointement avec les autorités fiscales danoises des vérifications à un échantillon de contribuables.

6.1 Les résultats de base de l’expérience de vérification : En utilisant seulement les informations fournies par l’accord, les auteurs ont calculé que la valeur des actifs non déclarés pourrait s’élever à 152 millions de couronnes danoises, soit environ 30 millions d’euros. Ils observent que 40 % de cette sous-déclaration proviendrait de seulement 100 personnes! Ils expliquent ensuite comment ils ont procédé et montrent que la sous-déclaration a atteint la moitié de son potentiel, soit 63 millions de couronnes danoises (ou 15 millions d’euros), et que 30 % de cette sous-déclaration provient des ménages faisant partie du 1 % le plus riche. Si on rapporte le résultat de cette expérience à l’ensemble de la population, ils concluent que, «en capitalisant les revenus étrangers sous-déclarés, notre expérience indique que les ménages sous-déclarants possèdent environ 3,6 milliards de DKK de richesses détenues à l’étranger qui ne sont pas conformes et qui pourraient maintenant être mises en conformité».

Les principales raisons de la différence entre la valeur des actifs potentiellement sous-déclarés et leur valeur réellement sous-déclarée sont dues à des erreurs dans l’information fournie par les banques dans le cadre de l’accord :

  • actifs incorrectement reportés ou reportés avec la mauvaise monnaie (40 % de ces erreurs);
  • des ménages qui ne possédaient pas de comptes à l’étranger (22 %);
  • de ménages ne résidant pas au Danemark (14 %);
  • d’erreurs des ménages, dont une mauvaise identification des revenus, entre des intérêts, des dividendes et des gains en capital qui ne sont pas imposés aux mêmes taux (20 %);
  • difficulté de la part des autorités fiscales danoises d’utiliser les informations fournies (4 %).

Les auteurs constatent ce qu’ils soupçonnaient, soit que le taux d’évasion fiscale est minuscule (moins de 1 %) avec des informations provenant de tiers internes. Avec l’information transmise par les banques étrangères, des tiers externes, les vérifications ont plutôt permis d’estimer ce taux à 16 %.

7. Les limites de l’information obtenue dans le cadre de l’accord : Comme les autorités fiscales d’un pays ne peuvent pas vérifier l’information transmise par des banques étrangères, certaines d’entre elles peuvent ne pas se conformer parfaitement avec le contenu de l’accord. Les auteurs ont développé une méthode complexe basée sur les rapports que les banques danoises doivent envoyer aux autorités fiscales lorsqu’elles transfèrent des sommes à l’étranger. En vérifiant si ces transferts ont été inclus dans l’information fournie par les banques étrangères où des sommes ont été transférées de 2016 à 2020, les auteurs observent des taux de non-conformité variant de 26 % à 39 % de 2017 à 2019 représentant de 13 % à 25 % des sommes transférées.

8. Au bout du compte, quelle fraction de la richesse cachée est devenue conforme? : Les auteurs mettent en garde sur les données de cette section, insistant sur le fait qu’il y a toujours une certaine marge d’erreur dans ce type d’exercice. Avec encore une méthode assez complexe qu’ils expliquent et en comparant leur résultat avec une autre méthode très différente qui donne un résultat très semblable (avec un écart de seulement 0,7 %!), ils montrent que l’accord rend conformes 73 % des richesses qui étaient auparavant cachées (avec un intervalle de confiance allant de 54 % à 93 %!). Le taux d’évasion serait donc passé de 37 % à un peu moins de 10 %. Un peu plus de la moitié de cette amélioration proviendrait du rapatriement des richesses au Danemark, 30 % de l’augmentation de l’autodéclaration et le reste (20 %) des vérifications.

Les auteurs font ensuite un test sur l’information touchant la richesse détenue dans des sociétés enregistrées, comme des holdings. Ils obtiennent une diminution de la richesse cachée du même ordre de grandeur (baisse de 70 %), mais avec une marge d’erreur encore plus grande.

9. Conclusion : Les auteurs reviennent sur leurs principaux constats puis dégagent leurs implications sur le développement politique :

  • plus grande facilité d’adopter des politiques progressistes sans risquer des hausses importantes de l’évasion fiscale;
  • s’il est certain que l’intervention d’un tiers réduit le taux d’évasion fiscale, elle ne l’empêche pas complètement et doit donc être accompagnée d’un système de vérification.

Ils recommandent ensuite de poursuivre les travaux sur ce sujet, en premier lieu en refaisant ce travail pour d’autres pays. Ils recommandent aussi de réaliser une étude pour établir le taux de conformité des banques par pays et d’adopter des mesures pour pouvoir obliger les banques de tous les pays signataires à respecter cet accord.

Et alors…

Ce n’est peut-être pas l’étude la plus excitante que j’ai lue, mais sûrement une des plus importantes. En effet, on se posait bien des questions sur l’impact réel de cet accord. Il est certain que son impact est sûrement plus important au Danemark que dans d’autres pays, mais on voit qu’en utilisant correctement les possibilités qu’elle offre, on peut faire diminuer des trois quarts l’évasion fiscale et même jusqu’à 90 % en investissant dans la vérification. Je suis personnellement surpris (et enchanté!) de l’ampleur de cet impact. Cette étude fournit aussi des recommandations pertinentes pour améliorer son fonctionnement et donc son impact.

 

Mario Jodoin


Source : https://jeanneemard.wordpress.com/2024/10/17/imposer-le-capital/

Publication intégrale cordialement autorisée par Mario Jodoin.

 


By Mario Jodoin

Mario Jodoin est économiste, fonctionnaire pendant 38 ans, aujourd'hui pensionné d'un Ministère Fédéral canadien, devenu l'agence Service Canada, où pendant 20 ans il a été économiste du marché du travail. Il est membre depuis 15 ans de la commission de l'économie, de la fiscalité et de la lutte contre la pauvreté de Québec-Solidaire, parti de la gauche québécoise, fondé en 2006 et réunissant trois groupes de gauche (Union des Forces Progressistes, Option Citoyenne et Option Nationale), disposant de 12 sièges sur 125 au Parlement du Québec et dénommé "la seconde opposition". Il est chercheur associé à l'IRIS (Institut, progressiste et indépendant, de Recherches et d'Informations SocioEconomiques, Montréal, Canada). Il intervient ou est sollicité dans le débat socio-économique au Québec. Il est proche du mouvement syndical canadien et québécois. Il anime le blogue québécois, économique et social, en langue française, JeanneEmard.