Enquêtes ouvrières en Europe - 6.
Résumé
Partant de l’hypothèse que l’étude d’une série de films construite autour d’un sujet, en l’occurrence les conflits sociaux, collectifs ou individuels, ces trente dernières années, est susceptible de donner une clef supplémentaire à la compréhension du monde contemporain, l’auteur s’efforce d’en dégager des lignes de force. La première est la prégnance du chômage, perspective et réalité pour nombre de salariés, autour de laquelle s’organisent la plupart des films. La seconde est la modification des luttes ouvrières ou salariales dans ce contexte. La troisième met au jour l’entreprise de dévalorisation du travail et de déqualification des travailleurs qu’entraîne ce Léviathan mal défini qui a pour nom : « crise ». La quatrième interroge les stratégies de résistance, plus individuelles que collectives, que mettent en œuvre les déboutés du travail soucieux de trouver des refuges face à « l’orage qui s’est abattu sur eux ». La cinquième est en même temps une manière de conclusion, qui interroge la dignité retrouvée des femmes et des hommes sous la tempête sociale et la visée modeste, mais déterminée qui nourrit leur confiance dans l’avenir, à travers celle qu’ils font à la jeunesse. L’histoire des représentations nous aide à voir comment les femmes et les hommes d’un moment le voient et s’y voient : ni simple reflet ni discours prédictif, elle aide les historiens à saisir l’air, si ce n’est l’esprit, du temps.
Texte intégral
- 1 Dans « À la poursuite du bonheur : les ouvriers dans le cinéma français des années 1990 », Les cahi (…)
- 2 C’est, entre autres, le cas de plusieurs films des frères Dardenne et de Jean-Jacques Andrien, de l (…)
- 3 Manifeste publié dans Libération et Le Monde du 12 février 1997.
- 4 Erri De Luca est un écrivain italien menacé de prison pour son opposition à la ligne Lyon/Turin. La (…)
1Du milieu des années 19901 aux deux premières décennies du présent siècle, les cinémas français et belge, indissociables en la matière, ne serait-ce qu’à travers l’enchevêtrement de leurs productions2, ont accordé aux salariés, ouvriers, employés, voire cadres, une place importante à l’écran. Cette renaissance d’un cinéma traitant les problèmes de société sans tabous, après une présence en dents de scie du milieu des années 1970 à 1993, témoigne à la fois de la permanence d’une crise économique globale, d’un changement décevant des perspectives politiques (« gauche plurielle » en 1997, élection de François Hollande à la présidence de la République en 2012) et d’un engagement de réalisatrices et réalisateurs dans la défense des libertés (« Manifeste des 66 » contre la criminalisation des hébergements d’étrangers en 19973, appel des 65 cinéastes intitulé « Liberté pour Erri De Luca4 » en 2015).
- 5 Michel Cadé, « L’étrange retour des ouvriers à l’écran », La Classe ouvrière c’est pas du cinéma, C (…)
2La centaine de films qui forment, sur une durée de 25 ans, le corpus d’un cinéma que, faute de mieux, on qualifie de social, n’appartiennent pas à un seul genre. Les réalisatrices et réalisateurs qui, de façon régulière (Dominique Cabrera, Robert Guédiguian, Jean-Pierre et Luc Dardenne, Pierre Jolivet, Laurent Cantet, Stéphane Brizé) ou plus occasionnellement (Laetitia Masson, Costa-Gavras, Lucas Belvaux, Xavier Beauvois), s’intéressent aux dysfonctionnements des rapports de travail et, plus largement, des liens sociaux, empruntent toutes les voies d’expression possibles du 7e art et revisitent tous les genres : la comédie, la romance, le drame, le polar, le thriller, le film historique, sans oublier le mélange des genres, ni négliger la tentation de la série5.
3Ces films ont des destins divers : les uns sont des succès tant publics que critiques – Marius et Jeannette de Robert Guédiguian (1997), La Vie rêvée des anges d’Éric Zonca (1998), Rosetta de Jean-Pierre et Luc Dardenne (1999), La Graine et le mulet d’Abdellatif Kechiche (2007), La Loi du marché de Stéphane Brizé (2015) –, d’autres font des « flops » plus ou moins retentissants – Golden Boy de Jean-Pierre Vergne (1995), Une minute de silence de Florent Emilio Siri (1998), Adieu Gary de Nazim Amaouche (2009), Dans la tourmente de Christophe Ruggia (2012). Sans négliger pour autant le rattrapage télévisuel, la diffusion en streaming ou en DVD qui tendent à lisser un peu l’audience, on conviendra qu’on doit aborder ce corpus en ayant bien à l’esprit qu’il ne se présente pas comme tel aux spectateurs ; l’un choisira la comédie d’abord pour son statut de divertissement, l’autre le thriller ou le polar pour l’émotion violente qu’ils sont censés susciter, un autre encore la romance par sentimentalisme, tous le plus souvent écouteront les sirènes de la réputation.
4Est-ce à dire que cet ensemble ne fait pas discours ? Certainement pas, mais il ne fait pas discours évident et sa construction/déconstruction est d’abord hypothèse de travail. Celle-ci est double. D’abord, il est possible à partir d’un corpus raisonné, ici celui des films « sociaux », de traquer une représentation, ici celle du devenir social, pendant la période définie, du salariat. Cette conviction repose, de façon générale, sur le postulat de départ que le cinéma, art collectif reçu collectivement, avec certes le bémol qu’introduit la consommation des œuvres sur les multiples écrans individuels, est un exceptionnel vecteur des représentations qu’une formation sociale tend à donner d’elle-même. Ensuite, la volonté des réalisatrices et réalisateurs, partageant dans leur majorité une fibre sociale commune, mais inscrivant leur œuvre dans des genres et des temporalités divers, est de donner un point de vue, le plus documenté possible pour les meilleur.e.s, sur les changements qui affectent, particulièrement dans le travail, les rapports sociaux ces trente dernières années, sans se priver d’ouvrir (ou de fermer) des perspectives. Décrypter cette série un peu arbitraire – mais sérier les problèmes implique toujours une part d’arbitraire – permettra, je l’espère, de mettre en lumière et en ombre le tableau que le cinéma s’essaie à nous offrir d’un monde dans lequel les anciens porteurs d’avenir, la classe ouvrière comme moyen de changement radical, peinent à repousser les ténèbres sous l’effet de la dévalorisation du travail.
Le spectre du chômage
- 6 Le terme de crise est sans doute discutable, celle-ci se présentant comme une succession de période (…)
- 7 <https//fr.wikipedia.org/wiki/Chômage en France> et <https//www.insee.fr>, consultés le 29 avril 2018.
5Les dernières décennies du 20e siècle et les premières du 21e correspondent à une période de crise économique6 qui s’est manifestée par une augmentation continue du chômage en Europe. Le taux de chômage a été particulièrement élevé en France, flirtant souvent avec les 10 %, avec une accalmie entre 2001 et 2009, pour retrouver ensuite des taux élevés jusqu’en 2017 où la courbe apparaît descendante7. Mais les catégories, d’âge comme de genre ou de type d’activité, viennent nuancer ce profil général : les 15-24 ans sont les plus impactés, ainsi que les femmes et les ouvriers non spécialisés, particulièrement lorsqu’ils sont immigrés ou issus de l’immigration. Tous sont beaucoup plus exposés à se retrouver sans emploi que les cadres et les professions intermédiaires. Les réalisatrices et réalisateurs sensibles au mouvement social ont logiquement inscrit au cœur de leurs films la question du travail, en avoir ou pas, pour reprendre le titre d’un film de Laetitia Masson de 1995, selon diverses modalités, la perte d’emploi, la difficulté à retrouver du travail, l’acceptation ou le refus d’une dévalorisation/déqualification entraînée par le déséquilibre entre l’offre et la demande.
- 8 S’agissant de la représentation du chômage dans le cinéma français, j’ai tiré nombre d’enseignement (…)
6S’il est dans ces films une constante sur la durée, c’est bien celle de la perte d’emploi, collective8 – Fred de Pierre Jolivet (1997), Une minute de silence de Florent Emilio Siri (1998), Ce vieux rêve qui bouge d’Alain Guiraudie (2001), Violence des échanges en milieu tempéré de Jean-Marc Moutout (2004), La Raison du plus faible de Lucas Belvaux (2006), Louise–Michel de Benoît Delépine et Gustave Kervern (2008), Adieu Gary de Nazim Amaouche (2009), Les Vivants et les morts, série de Gérard Mordillat (2010), Coup d’éclat de José Alcala (2011), Dans la tourmente de Christophe Ruggia (2011), Ma part du gâteau de Cédric Klapisch (2011), Les Neiges du Kilimandjaro de Robert Guédiguian (2011), La Fille du patron d’Olivier Loustau (2014), Vent du Nord de Wallid Mattar (2018), En guerre de Stephane Brizé (2018) – ou individuelle – En avoir (ou pas) de Laetitia Masson (1995), À la vie à la mort (1995) et Marius et Jeannette (1996)de Robert Guédiguian, Rien à faire de Marion Vernoux (1999), Selon Matthieu de Xavier Beauvois (2000), La Graine et le mulet d’Abdellatif Kechiche (2007), Deux jours, une nuit de Luc et Jean-Pierre Dardenne (2014). La liste est loin d’être exhaustive, mais témoigne de la prégnance de la perte de travail dans la description que donnent les cinéastes de notre société. Cette évaporation du travail et des valeurs qui lui étaient attachées dans le cinéma des années 1930 et d’après la Deuxième Guerre mondiale, que l’on pense au Crime de Monsieur Lange de Jean Renoir (1936), à Antoine et Antoinette de Jacques Becker (1947) ou, plus tard, à Coup pour coup de Marin Karmitz (1971) et au Voyage à Paimpol de John Berry (1984), s’inscrit en général dans un projet plus vaste de tentative d’explication, voire de remise en cause de la formation sociale, mais emprunte rarement les voies de l’utopie.
7Fred, Ce vieux rêve qui bouge, Marche et rêve ! Les Homards de l’utopie, de Paul Carpita (2001), La Raison du plus faible, Adieu Gary, Coup d’éclat se déroulent après la bataille, l’usine fermée, au mieux les ouvriers participent à son démantèlement avant d’aller toucher leurs indemnités de licenciement. Quand les licenciés de La Raison du plus faible se lancent dans la récupération violente, les syndicalistes de Fred ruminent leurs regrets et leur impuissance, mais conservent la fierté d’avoir mené la lutte jusqu’au bout ; les ouvriers métallurgistes de Guiraudie (Ce vieux rêve qui bouge) en prennent de façon subversive leur parti ; dans Marche et rêve, Toinou, André, Bibi se lancent dans la vente de coquillages et crustacés ; dans Adieu Gary, Francis répond à son licenciement en continuant à travailler clandestinement pour le plaisir ; dans Coup d’éclat, un ouvrier maghrébin aide une capitaine de police à envisager autrement sa chasse aux sans-papiers. Les uns font le choix de l’action sans espoir ou de la rage sans exutoire, les autres trouvent des formes de refus originales, ouvrant dans le dernier cas un nouveau front de luttes sociales. Ces deux réponses vont, avec des nuances et des résultats parfois contradictoires, se retrouver tant pour les entreprises en lutte que dans le cas des licenciés individuels, mais surtout les films, s’ils n’offrent guère de porte de sortie, vont tenir un discours sur les causes nouvelles des licenciements.
8Les licenciements ne sont pas, en général, pour les réalisatrices et réalisateurs, le simple effet de la conjoncture économique, mais s’inscrivent dans le double mouvement du capitalisme contemporain, financiarisation des profits et mondialisation. Peu développée, même si à la base de la dramaturgie, tant de La Raison du plus faible que de Dans la tourmente ou La Fille du patron, cette liaison fatale à l’emploi est verbalisée dans Selon Matthieu où, dans le décor de faux luxe d’un trois ou quatre étoiles, la femme du patron donne à son technicien d’amant une cynique leçon d’économie en champ/contre-champ :
« Les ouvriers, on n’a plus besoin d’eux, c’est grave, c’est scandaleux, mais c’est comme ça, dès qu’on peut, on les remplace par des machines, pas que dans les usines. Tiens, prends le supermarché par exemple. […] Ton ouvrier, si on peut pas le remplacer par une machine, on le remplacera par un autre ouvrier moins cher, en Chine ou ailleurs. C’est ça, la délocalisation. […] C’est ça la mondialisation, le miracle économique ; t’es en plein dedans et ça fait que commencer, tu peux rien contre l’histoire du monde ».
9On retrouve le même type de réflexion chez Guédiguian au début de Marius et Jeannette où celle-ci, interprétée par Ariane Ascaride, stigmatise l’anonymat des décisionnaires, et, en plan rapproché, adresse au spectateur :
« Pourquoi est-elle en démolition, cette cimenterie ? Ah, des raisons il doit y en avoir, mais nous on ne saura jamais qui a pris la décision de démolir la cimenterie où est mort mon père, à quel endroit, à quel moment. Et nous, on peut rien faire, pourtant on en utilise toujours du ciment, non ? ».
10Sid’autres films délivrent un message proche, entre autres Ma part du gâteau et Les Irréductibles de Renaud Bertrand (2006), quatre font de l’analyse du capitalisme financier et de la délocalisation qui s’ensuit le sujet même de leur dramaturgie : Louise–Michel, Les Vivants et les morts, Vent du Nord et En guerre. Lepremier, comédie déjantée, lance un couple improbable à la poursuite du « patron » qui a démonté les machines et laissé les ouvrières à leur sort. La poursuite du responsable du licenciement avec abandon s’avère au bout du compte impossible : on suit une hiérarchie d’irresponsables sans jamais parvenir à saisir un vrai donneur d’ordre, le nouveau capital est vraiment anonyme. La série réaliste de Gérard Mordillat se heurte à la même absence : les licencieurs ne sont qu’une apparence, leur seule réalité est financière, internationale, intouchable ; faute d’adversaires visibles, la lutte ouvrière, pour n’être pas inutile, est tragiquement inopérante. Le propos de Stéphane Brizé dans En guerre est marqué du même didactisme que celui de Mordillat : faire prendre conscience au spectateur des mécanismes d’une économie financiarisée pour démonter les prétextes productivistes au nom desquels licenciements de masse et vies brisées sont justifiés, quand, en fait, rien dans la sphère de la production ne devrait les autoriser. Vent du Nord, moinsdidactique,mais plus empathique, prend le parti de suivre les machines pour découvrir les chemins du profit maximum et la destruction paradoxale du travail vivant partout et en tous lieux, propos qu’avait tenté d’esquisser avec une certaine confusion et peu de pertinence Gaël Morel dans Prendre le large (2017). Au total, ces moments de tension entre travail et capital, pour revenir à des concepts un peu basiques, se résolvent au cinéma en faveur du second.
Luttes collectives, destins individuels
11Grèves et occupations d’usines jalonnent le cinéma des années 1970-1980, qui met en avant la combativité ouvrière. Coup pour coup de Marin Karmitz (1971), Tout va bien (1972) et Passion (1982) de Jean-Luc Godard, Beau Masque de Bernard Paul (1972), Une chambre en ville de Jacques Demy (1982), Rouge Midi de Robert Guédiguian (1983), Le Voyage à Paimpol de John Berry (1984), voire La Zizanie de Claude Zidi (1978) ou Le Téléphone rose d’Édouard Molinaro (1975), construisent une version de la lutte des classes à l’usine où le dernier mot reste souvent, non sans que le prix à payer soit fort, aux ouvriers. À partir des années 1990, si les modalités de lutte ont peu changé, les succès ouvriers se font rares, à trois exceptions près : la grève victorieuse de Grève party, comédie sociale de Fabien Onteniente (1998), mais la grève demeure en hors-champ et est menée au téléphone par un libraire, ancien leader syndicaliste soixante-huitard ; Nadia et les hippopotames de Dominique Cabrera (1999), dont la grève victorieuse des cheminots en 1995 constitue à la fois la toile de fond et un des moteurs de l’action ; Sur quel pied danser de Paul Calori et Kostia Testut, comédie musicale ouvrière (2016). Ancrage dans le réel pour l’un, souvenir des luttes anciennes pour l’autre, variation joyeuse sur le chômage et la jeunesse pour le dernier, ces trois films sont les seuls à passer par la case victoire.
12En règle générale, quand la lutte, pour de meilleures conditions de vie et de travail ou pour s’opposer aux licenciements, existe à l’écran, les perspectives dont sont porteuses les actions ouvrières sont vouées à l’échec. Certes, l’échec n’empêche ni la conclusion de compromis laissant une partie de l’effectif salarié sur le carreau, ni des réussites individuelles, reconstruction personnelle voire nouveau départ, mais ces happy ends sont souvent convenus et s’inscrivent en décalage avec l’ensemble du film. Échec, la lutte acharnée entraînant toute une ville, voire un bassin d’emploi, des ouvriers de la « Kos » dans Les Vivants et les morts, mais reconstitution in fine du couple de jeunes ouvriers, Rudi et Dallas, autour desquels s’articule la série. À la différence d’autres films construits autour de l’échec de la grève, mais avec fin heureuse, comme Les Irréductibles ou, quoique dans le bruit et la fureur, Dans la tourmente, le couple, qui dans ces films est comme la garantie d’un retour à l’ordre « bourgeois », est dans Les Vivants et les morts porteur d’un avenir d’insoumission à l’ordre établi, tout comme celui, improbable, de Louise-Michel. La mêmerévolte contre l’ordre nouveau, celui des multinationales et de la mondialisation, se retrouve dans la fin ouverte, un peu à la façon de celle de La Haine de Mathieu Kassovitz (1995), de Ma part du gâteau, et, avec un climax plus apaisé, de Ressources humaines de Laurent Cantet (1999). Chronique d’une grève avec occupation et interventions coup de poing, En guerre, qui tire plastiquement les leçons du documentaire télé en faisant le choix de s’organiser autour de l’action d’un leader charismatique, néglige ce qu’il y a d’inventif dans le collectif et, privilégiant finalement la verticalité contre l’horizontalité, n’offre au spectateur que le récit d’un échec rédimé au final par un sacrifice peu crédible, tant dans sa légitimation diégétique que dans ses conséquences.
13Dans la plupart de ces films, le temps d’après la grève est celui des individus qui acceptent leur sort de plus ou moins bon gré, les uns se réfugiant dans le passé (Fred),d’autres faisant le choix, quitte à abandonner les solidarités, de chercher à rebondir (les jeunes mineurs d’Une minute de silence, Michel et Gérard dans Les Irréductibles, France dans Ma part du gâteau, Varda dans Les Vivants et les morts, Hervé dans Vent du Nord). Ce temps des individus est aussi celui des sacrifiés, de ceux qu’après accord on laisse, à regret certes, face à la recherche d’emploi, comme il est convenu de dire, part du feu après la bataille qui ouvre Marche et rêve ! Les Homards de l’utopie sur un air joyeux de mai 1968, en contrepoint à la tragédie du chômage, comme elle ouvre Les Neiges du Kilimandjaro sur un surréaliste tirage au sort des ouvriers licenciés organisé par la CGT, et comme elle est à l’origine de la rage de Max de Dans la tourmente. Parfois, lors de pudiques « plans sociaux », c’est un sauve-qui-peut général où chacun cherche à tirer son épingle du jeu, comme la majorité des cadres et ouvriers de Violence des échanges en milieu tempéré,ou l’acceptation par une partie des ouvriers en lutte, découragés, d’une amélioration des conditions de départ dans En guerre, mais le plus souvent ces « ajustements » sont individuels et donc peu susceptibles de déclencher une réaction collective. Dans En avoir (ou pas), Alice gère seule son renvoi « justifié » par la rentabilité générale de l’entreprise ; le départ sur un coup de sang de Jeannette dans Marius et Jeannette n’est suivi d’aucune réaction de solidarité, pas plus que ne l’avait été le licenciement pour faute grave – avoir fumé sur le lieu de travail – du vieil ouvrier de Selon Matthieu, malgré les efforts de l’un de ses fils. Lessalariéscongédiés sont ainsi conviés à être « des battants » ou àdisparaître. La recherche d’emploi estune guerre qui trouve en Rosetta, héroïne dufilm éponyme, et sarage son meilleur soldat, en Beiji dans La Graine et le mulet sa victime expiatoire, en Julie dans Sur quel pied danser son déserteur hors système, en Édith dans Prendre le large comme en Aglaé dans Crash test Aglaé d’ÉricGravel (2017)sescontemptrices ironiques. Mais, au-delà de la multiplicité des cas individuels et des solutions que chacun peut être, au cinéma, amené à mettre en œuvre pour retourner sur le marché de l’emploi, tous sont marqués par la dévalorisation de soi qu’entraîne la condition de chômeur.
Dévalorisations
- 9 Bien caractérisée par Marc Lazar dans son article « Damné de la terre et homme de marbre. L’ouvrier (…)
- 10 Claude Gauteur, Ginette Vincendeau, Jean Gabin, anatomie d’un mythe, Paris, Nathan, coll. Fac ciném (…)
14Avant que de subir la dévalorisation que constitue le chômage, du moins au cinéma, ouvriers et employés font d’abord l’expérience de la dévalorisation du travail. Bien loin de la trilogie des aristocrates ouvriers9, mineurs, métallurgistes, cheminots, parfois accompagnée des bâtisseurs qu’impose dans le cinéma des années 1930-1960 la figure archétypale de Jean Gabin10, les ouvriers et employés représentés dans le cinéma de la fin du 20e siècle et du début du 21e appartiennent à des métiers à la dérive, où la qualité du travail bien fait compte moins que la baisse des coûts de production, seule susceptible d’assurer un profit toujours en hausse aux actionnaires. Robert Guédiguian a résumé magistralement la chose dans un commentaire en voix off de plans de travail dans À la place du cœur :
- 11 Sur les transformations récentes du monde ouvrier, en particulier l’affaiblissement d’une autorepré (…)
« Faut dire qu’il y a peu, mon père bâtissait des maisons dans lesquelles les gens allaient manger, faire l’amour, rire et pleurer, et le père de Bébé réparait des moteurs qui propulsaient des navires bondés de marchandises au-delà des mers ; d’autres hommes, ailleurs, déchargeaient ces cargaisons. Et quand il fallait travailler plus vite, plus dur, ils négociaient avec leurs patrons, Frank sur le port, Joël dans son ciment, entre hommes, et souvent parvenaient à leurs fins. Alors, après trois jours et trois nuits de travail ininterrompu, ils rentraient, les yeux brillants d’épuisement, mais brillants aussi à l’idée de tout ce qu’ils pouvaient nous offrir de plus et d’inutile. Mais un orage s’était abattu, le travail avait disparu, leur jeunesse s’était usée, ils n’étaient plus irremplaçables, ils ne négociaient plus, ils avaient peur. Joël construit des immeubles de merde qu’il déteste, Frank brique des machines mal entretenues qui traversent à grand peine la Méditerranée. Le monde avait changé, il avait changé à toute allure et se foutait pas mal de tous ceux qui ne suivaient pas, pire, le monde leur reprochait de ne pas suivre, le monde des humiliés » 11.
15Ce constat, on le retrouve formulé de façon différente dans Violence des échanges en milieu tempéré,où un cost killer chargé d’éliminer une partie de la production, et donc des salariés, reconstruit les postes de travail en faisant fi de l’expérience ouvrière. Pour le directeur de la production, la raison de ces révisions est claire : « Toutes les boîtes ferment, y a que le pognon qui compte ». Le mépris du savoir ouvrier par la maîtrise est manifeste dans Ressources humaines, undes rares films à s’attarder surle process detravail. Cette situation est évoquée dans d’autres cinémas européens, la pression qu’exerce sur les ouvriers la menace du chômage au détriment des conditions de travail se retrouve dans Acciaio (D’acier) de l’Italien Stephano Mordini (2013), tandis que Ken Loach en fait le thème majeur de The Navigators (2001). Dans ce film, le plus complet sur le sujet, le réalisateur britannique analyse, à travers un groupe de cheminots repris par une compagnie après la privatisation de British Rail en 1993, ses effets sur les conditions de travail, le fonctionnement des groupes, la sécurité, jusqu’à l’accident et la tragédie. Pourtant, cette dévalorisation, qui n’est pas la règle unique de notre corpus, pèse peu face à la perte d’estime de soi engendrée par la perte d’emploi.
- 12 Fabienne Bullot a étudié de façon détaillée cette récurrence dans Chômeurs et sans travail…, op. ci (…)
16Entretiens d’embauche ou entretiens à Pôle emploi jalonnent les films12, en particulier les plus récents. Construits comme les entretiens préalables au licenciement ou les entretiens d’évaluation, En avoir (ou pas), Violence des échanges en milieu tempéré, en champ/contre-champ, ils donnent à voir des deux côtés d’un bureau en apparence neutre un échange inégal, où l’un est demandeur, l’autre en position de force. Décortiquant une vie professionnelle, s’interrogeant sur le niveau de diplômes sans la moindre attention aux acquis de l’expérience, Les Irréductibles, pointant les blancs d’une carrière – 8 fois debout de Xabi Molia (2009), Jamais de la vie de Pierre Jolivet (2016) – ou proposant des stages sans issue – La Loi du marché –, les conseillers de Pôle-emploi étalent leur impuissance et souvent leur arrogance avant de devenir eux-mêmes, dans Les Têtes de l’emploi d’Alexandre Charlot et Franck Magnier (2016), les victimes de leur zèle. Les stages de retour à l’emploi infantilisants – Rien à faire de Marion Vernoux (1999), La Loi du marché –,les propositions incongrues – Les Irréductibles –,les entretiens d’embauche stressants pour tous, ouvriers comme cadres – En Avoir (ou pas), Violence des échanges en milieu tempéré, Très bien merci d’Emmanuelle Cuau (2007) – usent la patience de chômeurs aux histoires multiples, ouvriers hautement qualifiés, syndicalistes, cadres, la plupart expérimentés, qui supportent mal, ou pas, que « des types qui ont 20 ans de moins [qu’eux] se permettent de [les] juger », comme le dit Alex dans Très bien, merci. Ces parcours kafkaïens ne sont pas une caractéristique de notre projection nationale, comme le montre l’odyssée de Daniel Blake dans le film éponyme de Ken Loach (2017), affrontant les gouffres absurdes des jobcentre plus, monstres engendrés par la « raison » bureaucratique.
17Même lorsque le chômeur retrouve du travail, la déqualification qu’il subit le plus souvent renforce son amertume : ainsi les deux anciens syndicalistes de Jamais de la vie et de La Loi du marché, devenus l’un gardien de nuit, l’autre vigile de jour, tous deux en contradiction avec leurs engagements antérieurs. Les emplois proposés sont prétextes à humiliations : Isa et Marie dans La Vie rêvée des anges sont obligées de faire un numéro d’imitation de leur actrice favorite pour décrocher un emploi de serveuse ; Samir et Icham dans Adieu Gary doivent se déguiser en souris pour assurer une promotion de fromage dans un supermarché ; les héroïnes de Les Reines du ring de Jean-Marc Rudnicki (2013) sont déguisées en Alsaciennes pour une journée choucroute dans le supermarché qui les emploie. Rien ne dit mieux que ces déguisements la dégringolade que constitue pour la dignité des salariés la menace du chômage, élément qu’utilise aussi Mark Herman dans Brassed Off (Les Virtuoses, 1997) lorsqu’il fait de Phil, mineur, un clown occasionnel pour anniversaires d’enfants nantis. Quant à ceux qui ne retrouvent pas de travail et galèrent, c’est tout l’environnement social qui s’écroule, faire la cuisine ou le ménage ne suffit pas à retrouver un équilibre et le bistrot n’est pas une solution, Fred, la vie de couple se fracture, avec plus ou moins d’acuité, touchant les femmes comme les hommes, Rien à faire, La Raison du plus faible, Les Irréductibles, Les Vivants et les morts, Ma part du gâteau, Dans la tourmente où Max résume ainsi l’après-licenciement : « Ça fait presque trois ans que je me suis fait virer, puis j’ai perdu ma baraque, ma femme ». Cette perteà la fois des repères quotidiens et affectifs peut mener au désespoir absolu, au suicide, mûri ou d’occasion, réussi ou raté, À la vie, à la mort ! deRobert Guédiguian (1995), La Vie rêvée des anges, Selon Matthieu, La Raison du plus faible, Les Vivants et les morts, En guerre, Sauf le respect que je vous dois de Fabienne Godet (2005), De bon matin deJean-Marc Moutout (2010), Corporate de Nicolas Silhol (2017), ces trois derniers films mêlant harcèlement et perspective de chômage chez les cadres d’entreprise. Au front de la financiarisation/mondialisation, les officiers aussi doivent y aller de leur livre de chair.
Enracinement et solidarités
- 13 Michel Cadé, L’écran bleu. La représentation des ouvriers dans le cinéma français, Perpignan, nouve (…)
- 14 Sur Jan Bucquoy et son importance dans le cinéma belge : Grégory Lacroix, « La mouvance provoc’ du (…)
- 15 L’attribution de La vie est à nous est sujette à interprétations diverses : Aurélien Michon, « La v (…)
18Longtemps dans le cinéma la solidarité fut la marque distinctive des ouvriers13 comme, par extension, des salariés, une façon de pallier la faiblesse économique par la cohésion du nombre. Si celle-ci se manifeste collectivement dans notre corpus, c’est de façon minoritaire. On voit d’abord disparaître l’enracinement des solidarités du moment dans la mémoire/histoire ouvrière. Certes, Robert Guédiguian continue à y faire appel, mais elle se situe en abyme – la guerre d’Espagne dans À la vie à la mort, la Résistance dans Marius et Jeannette, les fantômes en bleus de l’orgueil ouvrier dans La Ville est tranquille, Mai 68 dans La Villa (2018) – mais elle ne génère plus rien de collectif. La référence à Mai 68 dans Grève Party réapparaît avec les slogans de la manifestation dans Les Vivants et les morts :« Dans la rue ! Aucune, aucune hésitation ! » couplés à ceux de décembre 1995 : « Tous ensemble, tous ensemble, ouais ! »que l’on retrouve dans En guerre. L’Atelier de Laurent Cantet évoque encore les racines ouvrières des jeunes de La Ciotat, mais seul l’iconoclaste Jan Bucquoy14 enracine les luttes de l’instant dans la profondeur de l’histoire des solidarités ouvrières. Dans le troisième opus de La Vie sexuelle des Belges, Fermeture de l’usine Renault à Vilvoorde (1998), œuvre à la fois documentaire et de fiction, il mêle aux plans de manifestation tournés en 1997 des extraits de La Vie est à nous de Jean Renoir et autres15 (1936), des plans de Grands soirs et petits matins au quartier latin de William Klein (1968), pour finir avec des plans d’Octobre de Sergueï Eisenstein (1928) et retour à La Vie est à nous, affirmant la continuité d’une histoire ouvrière des solidarités et de la révolte/révolution. La révolution russe de 1917, le Front populaire, Mai 68, tiercé dans le désordre, pour dire la permanence d’un potentiel révolutionnaire, accompagné sur la bande-son du Potemkine de Jean Ferrat, d’Ils ont voté de Léo Ferré et de l’hymne soviétique, à la fois refus de toute nostalgie et proclamation que le cinéma est un acteur de l’histoire, ce film courageux, intime, ironique et provocateur eut le succès des films radicaux : il fut étouffé. Par son importance, mais aussi son originalité, il n’y a guère, mutatis mutandis, que Land and Freedom de Ken Loach (1995), enjambant les années Thatcher pour effectuer un passage de relais entre le militantisme ouvrier d’avant-guerre et celui à construire de notre temps, et le récent L’Usine de rien du Portugais Pedro Pinto (2017) qui puissent lui être comparés.
19Moins enraciné dans une perspective revendicative et de facture traditionnelle, Discount de Louis-Julien Petit (2015), dont l’affiche revendique le terme « solidaires », offre une perspective nouvelle de résistance à l’économie de la performance. Menacés par la robotisation des caisses destinée à réduire la masse salariale pour garantir les prix, les employés d’un « hard discount » décident d’ouvrir ensemble un concurrent clandestin, à prix cassés, alimenté par les denrées dépassant la date de péremption. Au lieu de les détruire, sachant qu’ils ne menacent pas la santé des acheteurs, ils réduisent drastiquement les parts de marché de leur employeur tout en continuant de travailler pour lui. Le conte est trop beau et, au final, la loi du marché, appuyée sur le bras de la justice, reprend son cours. Louis-Julien Petit oublie d’être subversif, mais la valeur ouvrière de solidarité a été réaffirmée. Cependant, dans le paysage du cinéma franco-belge contemporain, on constate que la solidarité collective a cessé d’être la règle. L’emportent désormais les positionnements individuels, comme le résume un vieil ouvrier dans Trois huit de Philippe Le Guay (2001) : « Avant, les gars s’entraidaient, ils se serraient les coudes. Ils se battaient contre le patron, ils se battaient contre quelque chose. Maintenant tu te bats pour pas perdre ton boulot. Regarde les jeunes aujourd’hui, c’est chacun pour soi ».
- 16 Cette présence insistante de la famille et des enfants dans le cinéma de Guédiguian est soulignée p (…)
20Ce « chacun pour soi » ne doit pas, dans cette série, être pris au pied de la lettre. Si quelques cas d’isolement face aux aléas de la vie existent dans cette production cinématographique, la solidarité n’a pas disparu, mais son cadre s’est restreint. La famille, le cercle des proches, amis, voisins, sont désormais le lieu principal des solidarités sans être exclusif, à l’occasion, de solidarités plus collectives, caractéristique que le cinéma français partage avec le cinéma britannique. C’est à l’intérieur de la famille, recomposée ou non, couple avec ou sans enfants, parents, frères et sœurs, que le salarié, bousculé dans son entreprise ou devenu sans travail, trouve du réconfort et le courage de rebondir – Fred, Trois huit, Marche et rêve ! Les Homards de l’utopie, Très bien, merci, La Graine et le mulet, Adieu Gary, Dans la tourmente, La Loi du marché, Deux jours, une nuit, Vent du Nord – etavec des nuances, car la solidarité familiale y subit quelques heurts qui n’empêchent pas son fonctionnement au final – Ressources humaines, Les Irréductibles, Les Vivants et les morts, Ma part du gâteau, voire la première partie d’En avoir (ou pas). Dans cet ensemble, il faut faire une place à part à la filmographie de Robert Guédiguian, dont la presque totalité des films est construite autour d’un petit groupe d’amis ou de parents16 affrontant ensemble les épreuves que la société réserve aux ouvriers et enfants d’ouvriers, volant aux malheurs du temps des bonheurs auxquels la solidarité n’est jamais étrangère : À la vie à la mort, chômeurs célestes en dérive se raccrochant au radeau de l’amitié et de la famille que seul un sacrifice sauvera du désastre prévisible ; Marius et Jeannette, une communauté réduite à quelques maisons, une morale ouvrière pour une histoire d’amour, l’intime au service d’un collectif restreint ; À la place du cœur, la dignité des maltraités au service de la jeunesse, deux familles dans la tourmente ; La Ville est tranquille, ladésillusion d’une classe ouvrière en miettes, mais à qui reste assez de solidarité pour sauver une mère courage ; Les Neiges du Kilimandjaro, la monstruosité d’une économie oublieuse des hommes contrée par des choix de vie rigoureux, ceux du refus de la mise à l’écart des plus démunis, ceux d’un couple modeste, mais lumineux ; La Villa, soixante-huitards revenus de tout, mais pas de la solidarité ; la famille, le voisinage comme base de la reconquête du cœur, de la reconquête sociale. Dans une société qu’il juge désespérante, Guédiguian se refuse à désespérer des femmes et des hommes : le collectif en veilleuse, il fait confiance, en attendant mieux, aux petits groupes.
21La famille et le cercle réduit des très proches sont parfois mis en échec, la solidarité qui pourrait s’y manifester est impuissante à panser les blessures d’amour propre que génèrent la mise à l’écart ou le chômage. Les cadres, dont la position hiérarchique encourage un narcissisme fragilisant, ne pouvant ni se ressourcer dans un collectif décrépi que de toute façon ils ignorent, à l’exception des deux directeurs de Violence des échanges en milieux tempérés, ni dans une sphère intime où leur image serait écornée, recourent à des solutions extrêmes : le suicide spectaculaire dans l’entreprise, Corporate, le meurtre des responsables de sa mise à l’écart suivi de son suicide, De bon matin, desmeurtres en cascade pour s’assurer un emploi, Le Couperet de Costa-Gavras (2005). Lorsque la lutte des classes gagne les cadres, elle devient individuelle, mais elle est au couteau. En contraste de cette violence nourrie par l’incapacité à recourir à l’élan solidaire, et qui parfois touche aussi les ouvriers, Rudi, Lorquin, dans Les Vivants et les morts, s’inscritle choix de Sandra dans Deux jours, une nuit. Après le congé de longue durée de Sandra, où l’entreprise s’est passée d’elle en répartissant sa charge de travail sur d’autres, le patron donne aux employés le choix de sa réintégration en perdant leur prime de 1 000 euros ou de son licenciement en gardant la prime. Un premier vote est organisé, favorable au licenciement, mais, comme il est contesté, la décision est prise d’en organiser un second et Sandra va aller plaider sa cause auprès de ses 16 collègues. Au fur et à mesure des entretiens, entre rebuffades, mauvaise conscience et sympathie, elle se découvre, soutenue par son mari et une amie. Elle perd de peu sa réintégration, mais refuse tout arrangement patronal : dans les décombres des anciennes solidarités et la construction de nouvelles, elle a trouvé l’estime de soi et des autres. Ce cas de résilience déplace le curseur habituel du film social, des luttes externes à une transformation interne, il dit la capacité du cinéma à montrer les nouveaux enjeux des rapports sociaux dans l’entreprise et en contrepoint l’incertitude de ce discours.
Debout
22Lorsque l’on tente le bilan de ce corpus qui s’étale sur une vingtaine d’années et en prenant en compte ses évolutions, finalement peu marquées dans le temps, si ce n’est un didactisme économique et social affirmé dans les films les plus récents, mais déjà à l’œuvre dans Ressources humaines,ce qui frappe, c’est un double mouvement paradoxal conjuguant pessimisme collectif et optimisme individuel. À de rares exceptions près, le groupe de salariés, ouvriers, employés, cadres, est défait dans ses stratégies d’affrontement, j’en ai tracé plus haut le tableau complexe. Si les stratégies d’évitement parfois mises en place réussissent, ce n’est que provisoirement, Marche et rêve ! Les Homards de l’utopie, Discount, Vent du Nord, le libéralisme économique n’aime pas qu’on le prenne au mot. Mais cette défaite n’est qu’apparente : face à la dévalorisation de leurs qualifications, face à l’humiliation, des femmes et des hommes se lèvent, allant pour certains jusqu’à la mort plutôt que de vivre à genoux. La dignité que revendique avec tant d’ardeur Daniel Blake l’est tout autant à travers le corpus, les exemples abondent de Fred et Alice (En avoir ou pas) à Rudi et Dallas (Les Vivants et les morts), France (Ma part du gâteau), Franck (Jamais de la vie), Thierry (La Loi du marché), Sandra (Deux jours, une nuit) en passant par Michel et Gérard (Les Irréductibles). Une des plus belles images de cette double capacité de résistance et de résilience nous est donnée à la fin de La Fille du patron. Alors que l’avenir des ouvriers est plus qu’incertain, l’équipe de rugby de l’entreprise, finaliste du challenge interentreprises, décide de jouer quand même, non plus sous le maillot patronal, mais sous le maillot noir que les joueurs se sont choisis. La dignité ainsi retrouvée ne les empêchera pas de perdre, mais cette affirmation collective sortant de l’ordinaire des luttes témoigne de la capacité des salariés à produire du symbolique. Rester debout sous l’orage, perdre, mais ne pas plier, s’appuyer sur les siens, cercle restreint, mais sûr, constitue à la fois un reflet du reflux des luttes de masse qu’enregistre le cinéma, mais aussi une proposition qu’il fait pour reconstruire la solidarité et préparer le prochain round. Le documentaire fictionné que propose François Ruffin, Merci Patron ! (2016) résume assez bien cet état d’esprit : en attendant l’hypothétique « grand soir » ou plus simplement l’établissement d’un nouveau rapport de force capital/travail, pourquoi ne pas pratiquer une guérilla sociale portée par des groupes restreints capable de mettre, en attendant mieux, les rieurs de leur côté ? Un « César » et 500 000 entrées prouvèrent que cinématographiquement le propos était pertinent.
23Garder sa dignité est une satisfaction du présent, mais il faut aux femmes et aux hommes, au cinéma comme dans la vie, des perspectives d’avenir. En attendant une modification du champ social, les cinéastes font des enfants et adolescents leur fragile horizon. La chose est flagrante chez Robert Guédiguian. Au centre d’une cinématographie clairement revendiquée comme un regard porté sur la société contemporaine et ses contradictions, à travers « ceux qui sont rien » ou pas grand-chose pour reprendre un mot malheureux d’un homme politique en général mieux inspiré, il installe comme garant que les vies d’adultes n’ont pas été vaines, avec, par-delà les défaites, la jeunesse comme perspective d’une aube meilleure. Le passage de relais prend bien des formes : Marie-Sol et ses amis du Perroquet bleu, grâce au sacrifice de Patrick, vont pouvoir élever l’enfant du miracle en sortant du chômage, dans À la vie, à la mort ;Jeannette dans Marius et Jeannette verra ses enfants prendre le chemin de la réussite sociale (en 1997, le réalisateur peut croire l’ascenseur social réparé) : Malek sera professeur d’arabe, Magali journaliste, et tous deux resteront fidèles à leurs origines populaires ; dans À la place du cœur, Clim et Bébé verront leur amour rendu possible par la solidarité familiale et populaire ; dans La Ville est tranquille, film sombre s’il en est dans l’œuvre de Guédiguian, la passion de Michèle pour sa petite fille, celle d’adolescents talentueux, d’un jeune pianiste géorgien, sauvent le monde de sa noirceur ; dans Les Neiges du Kilimandjaro, la prise en charge par Michel et Marie-Claire de Jules et Martin, les petits frères de Christophe, leur agresseur, ouvrier licencié par tirage au sort comme Michel, donne sens à leur vie malgré l’opposition de leur famille ; dans La Villa, lafratrie de soixante-huitards vieillissants, Adèle, actrice, Joseph, universitaire et acteur du joli mois de mai, Armand, restaurateur, retrouve raisons de vivre et d’espérer en décidant d’accueillir, de façon on ne peut plus illégale, de jeunes réfugiés syriens en perdition. Dans tous les cas de figure, des vies difficiles, pertes d’emploi, pertes du goût du travail, galères ordinaires des pauvres, sentiment de s’être fourvoyé, blessures secrètes, sont rédimés par de jeunes présences et l’avenir qu’on leur imagine et espère. Optimisme doux-amer sans doute, mais optimisme quand même. Ce thème de l’enfant ou de l’adolescent comme horizon d’avenir se retrouve dans Nadia et les hippopotames, Les Irréductibles, Adieu Gary, Coup d’éclat, Louise-Michel,voire de façon contradictoire dans La Graine et le mulet, Ma part du gâteau, En guerre, et aux marges du corpus dans Samia de Philippe Faucon (2000), où Samia, adolescente en révolte, en butte à la surveillance tatillonne d’un frère chômeur parce que maghrébin, apparaît au final porteuse d’un autre avenir, plus libre. Sans doute cet appel à l’enfance et à l’adolescence, face aux incertitudes et aux échecs du mouvement social à l’écran, constitue-t-il une réponse dilatoire, mais qui a le mérite de refuser les constructions en porte-à-faux avec le réel.
24Ces vingt dernières années, le cinéma social franco-belge, comme le cinéma britannique, dépeint majoritairement un paysage après la bataille. Sans doute, à la fin des années 1990, voire au début des années 2000, conserve-t-il un certain optimisme, à tout le moins entrevoit-il une possible stabilisation de la condition salariale, mais dès le milieu de ces mêmes années et dans les années 2010, la catastrophe est advenue et affecte la forme des luttes en devenir. Reste la volonté de se battre, différemment sans doute d’hier. Face à la dévalorisation de la personne humaine dans le travailleur, manuel comme intellectuel, un mode de résistance, à la croisée de l’individuel et du collectif, s’invente dans le cinéma. Celui-ci éclaire les raisons des défaites des ouvriers et salariés en tous genres, les corrélant avec la financiarisation/mondialisation de l’économie, constate un état de fait et, sans offrir de solutions immédiates ni verser dans l’utopie, propose un môle de résistance, la famille et les amis, lieux du refus des calculs égoïstes de l’individualisme ; un moyen, l’affirmation de la dignité humaine de chacun ; un horizon, la jeunesse. On pourra juger que, cinquante ans après l’illusion révolutionnaire de Mai 68, c’est peu. On pourra aussi penser que ne pas succomber à la morosité et à la désespérance du monde, en 2018, c’est beaucoup.
Université de Perpignan-Via Domitia (CRESEM), président de l’Institut Jean Vigo.
Notes
1 Dans « À la poursuite du bonheur : les ouvriers dans le cinéma français des années 1990 », Les cahiers de la cinémathèque n° 71, décembre 2000, j’ai établi que cette décennie avait vu à partir de 1993 le cinéma français manifester un intérêt soutenu pour les sujets ouvriers, p. 59-72.
2 C’est, entre autres, le cas de plusieurs films des frères Dardenne et de Jean-Jacques Andrien, de la majorité des films de Lucas Belvaux, des premiers longs métrages de Kadija Leclere, Jaco Van Dormael, Walid Mattar, de trois films de Dany Boon, d’un film de Benoît Delépine et Gustave Kervern.
3 Manifeste publié dans Libération et Le Monde du 12 février 1997.
4 Erri De Luca est un écrivain italien menacé de prison pour son opposition à la ligne Lyon/Turin. La pétition dite « des cinéastes » fut publiée dans Libération le 8 octobre 2015, De Luca fut acquitté le 19 à Turin. Une première pétition avait été lancée début mars.
5 Michel Cadé, « L’étrange retour des ouvriers à l’écran », La Classe ouvrière c’est pas du cinéma, Collectif des rencontres des Espaces Marx Aquitaine-Bordeaux-Gironde, Paris, Éditions Syllepse, 2013, p. 17-18.
6 Le terme de crise est sans doute discutable, celle-ci se présentant comme une succession de périodes de stagnation relative de l’économie et de croissance traversées d’accidents violents, reposant sur trois piliers : un volant structurel de chômage, la financiarisation de l’économie et sa mondialisation. Cette trinité a abouti en 2007 à un fiasco général du modèle libéral, qui paraît actuellement en voie de résorption. La caractéristique sociale de ce système repose sur la recherche de l’abaissement des coûts de production, en jouant sur les différences de salaires dans un monde globalisé, mais non unifié, ce qui, par ricochet, contracte l’emploi dans les vieux pays industriels. Le but global étant de rémunérer au mieux les actionnaires pour garantir aux grandes entreprises un accès facile aux capitaux flottants disponibles sur un marché mondialisé en perpétuelle concurrence. Henri Sterdyniak, « Quelle politique économique ? Mort et renaissance du keynésianisme », dans Les économistes atterrés, Changer d’économie, Les Liens qui libèrent, 2011, p. 21-40.
7 <https//fr.wikipedia.org/wiki/Chômage en France> et <https//www.insee.fr>, consultés le 29 avril 2018.
8 S’agissant de la représentation du chômage dans le cinéma français, j’ai tiré nombre d’enseignements de la thèse, que j’ai dirigée, de Fabienne Bullot : Chômeurs et sans-travail dans le cinéma français des années 1960 à nos jours, soutenue le 21 janvier 2012 à l’université de Perpignan et dont l’édition est en cours.
9 Bien caractérisée par Marc Lazar dans son article « Damné de la terre et homme de marbre. L’ouvrier dans l’imaginaire du PCF du milieu des années trente à la fin des années cinquante », Annales ESC, septembre-octobre 1990, n° 5, p. 1072-1078.
10 Claude Gauteur, Ginette Vincendeau, Jean Gabin, anatomie d’un mythe, Paris, Nathan, coll. Fac cinéma, 1993, p. 56, 60-66, 121-123, 149-157.
11 Sur les transformations récentes du monde ouvrier, en particulier l’affaiblissement d’une autoreprésentation comme groupe structuré, pour le dire autrement l’affaiblissement, voire la disparition de la conscience de classe, on lira avec profit Stéphane Beaud et Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot, Fayard, 1999, et des mêmes, Violences urbaines, violences sociales. Genèse des nouvelles classes dangereuses, Fayard, 2005. Cependant, l’affaiblissement de la conscience de classe des ouvriers ne date pas des années 1990-2000, elle est déjà à l’œuvre dès la fin des années 1970 : Gérard Noiriel, Les ouvriers dans la société française, XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, coll. Points Histoire, 1986, p. 237-261.
12 Fabienne Bullot a étudié de façon détaillée cette récurrence dans Chômeurs et sans travail…, op. cit., p. 349-370.
13 Michel Cadé, L’écran bleu. La représentation des ouvriers dans le cinéma français, Perpignan, nouvelle édition revue et augmentée, Presses universitaires de Perpignan, coll. Études, 2004, p. 174-179.
14 Sur Jan Bucquoy et son importance dans le cinéma belge : Grégory Lacroix, « La mouvance provoc’ du cinéma de Belgique (1967-1975) », dans Nicole Brenez, Isabelle Marinone (dir.), Cinémas libertaires au service des forces de transgression et de révolte, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2015, p. 126-128.
15 L’attribution de La vie est à nous est sujette à interprétations diverses : Aurélien Michon, « La vie est à nous : penser l’auteur d’une œuvre collective », 1895, n° 84, printemps 2018, p. 69-87.
16 Cette présence insistante de la famille et des enfants dans le cinéma de Guédiguian est soulignée par Christophe Kantcheff dans Robert Guédiguian Cinéaste, Paris, Éditions du Chêne, 2013, p. 208-212.
Table des illustrations
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Légende | Stéphane Brizé, En guerre, 2018. |
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Légende | Ken Loach, The Navigators, 2001 |
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Référence papier
Michel Cadé, « Défaites au présent et horizons incertains : ouvriers et salariés dans le cinéma français et belge, du milieu des années 1990 à aujourd’hui », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 139 | 2018, 61-80.
Référence électronique
Michel Cadé, « Défaites au présent et horizons incertains : ouvriers et salariés dans le cinéma français et belge, du milieu des années 1990 à aujourd’hui », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 139 | 2018, mis en ligne le 01 septembre 2018, consulté le 23 octobre 2024. URL : http://journals.openedition.org/chrhc/8102 ; DOI : https://doi.org/10.4000/chrhc.8102
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