Avec leur livre Comment bifurquer – Les principes de la planification écologique, Cédric Durand, économiste et professeur associé à l’Université de Genève, et Razmig Keucheyan, professeur de sociologie à l’université Paris Descartes, se demandent «en quoi consisterait une authentique planification écologique? Ce livre propose de revenir sur l’histoire de cette notion au XXe siècle, entre économies de guerre et expériences socialistes, de revisiter les débats classiques ayant opposé les adeptes du «signal prix» et ceux du «calcul en nature», mais aussi de montrer en quoi la situation actuelle est porteuse de possibilités de planification nouvelles».
Introduction – Mondes possibles : Les auteurs expliquent le concept de bifurcation à l’aide d’un livre qui navigue dans divers univers possibles. Ici, les auteurs parlent plutôt des avenirs possibles, selon les bifurcations que nous adopterons, les bonnes pour notre survie dépendant de la planification écologique que nous entreprendrons. Ce livre porte sur celle que les auteurs favorisent. Ils expliquent ensuite comment ce livre est structuré pour présenter cette planification.
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Première partie – Marché et état face à la crise écologique
1. Les antinomies du capitalisme vert : Le capitalisme, quelle que soit sa couleur, empêche d’adopter une transition écologique en raison des tensions qu’il crée «entre l’impératif d’accumulation du capital et l’urgence écologique». En fait, cette urgence crée ce qu’on peut appeler une crise écologique du capitalisme. Pourtant, les pays capitalistes ne cessent de signer des accords et les entreprises de prendre des engagements. Si les mesures adoptées depuis 50 ans ont pu éviter le pire pour certaines régions et quelques fleuves, et bannir quelques produits polluants, il demeure que les destructions écologiques se sont intensifiées. On parle de croissance verte, mais en mettant l’accent sur le premier mot de ce slogan. Alors qu’il faudrait interdire les sources d’énergie fossile et réduire ou même éliminer la consommation de viande, les capitalistes n’accepteront jamais de laisser tomber leur production et de détruire leurs équipements. Même les campagnes de désinvestissement sont vouées à l’échec même si elles réussissent, car tant qu’on n’aura pas démantelé les équipements de production qui génèrent les émissions de gaz à effet de serre (GES) et la pollution, quelqu’un d’autre les utilisera.
En outre, la ruée vers les métaux nécessaires pour construire les infrastructures plus propres fait augmenter les prix devant une offre impossible à satisfaire. Et plus vite on veut faire cette transition, plus les pressions inflationnistes sont importantes et plus il manque de ces métaux. On aurait besoin de plus de temps, mais on n’a pas ce temps! Autre paradoxe : on se félicite de la baisse des prix des sources d’énergie propre, mais cela décourage les investissements privés dans ce domaine! Les auteurs abordent aussi les véhicules électriques (alors qu’on aurait besoin de transport collectif); les subventions mal planifiées et coordonnées ou même pas du tout; le besoin de contrôle étatique avec des fonctions publiques «affaiblies et vidées de leurs compétences»; la nécessité de trouver une alternative à la recherche de la maximisation des profits.
2. Politiser l’économie : Durant les guerres, on suspend souvent l’économie de marché en la remplaçant par des formes de réquisitions et de rationnement qui dépendent des besoins des ménages plutôt que de leur pouvoir d’achat. Ce sont en fait les premiers exemples d’économies planifiées. Les auteurs se demandent si les exigences de l’urgence écologique ne ressemblent pas plus à celles lors des guerres qu’à une situation ordinaire (si une telle chose existe…). La pandémie a fait revivre des mécanismes semblables à ceux d’une économie de guerre, notamment pour les besoins en équipements médicaux et dans les programmes d’aide aux entreprises et aux personnes confinées à la maison. Le problème avec l’urgence écologique est qu’elle n’est pas une crise, qui se caractérise par un début, une durée et une fin, alors qu’il est impossible de voir la fin de l’urgence écologique, ou d’imaginer qu’on pourrait revenir au fonctionnement qui a causé cette urgence. Le besoin en rationnement pointe déjà, mais serait plus une bifurcation économique qu’un moyen temporaire pour passer à travers une crise. Les auteurs montrent ensuite que la voie de la planification est déjà en route notamment avec l’intégration des chaînes de production. En plus, les activités du secteur public reposent déjà sur les besoins et non sur les profits (quoique, au Québec, la CAQ les ignore souvent, n’ajustant pas les budgets en fonction des besoins…), et l’urgence écologique amènera l’État à intervenir encore plus dans l’économie, notamment en prenant à sa charge les risques environnementaux, d’autant plus que les assureurs privés quittent ce domaine.
Deuxième partie – Gouverner par les besoins
3. La double universalité des besoins : Si le secteur privé néolibéral tente de créer des besoins, souvent avec succès, ceux découlant de l’urgence climatique n’ont pas à être créés et ils sont bien plus vitaux que les précédents! Les auteurs abordent ensuite la confusion fréquente entre les désirs et les besoins, tout en montrant qu’un désir peut de fait devenir un besoin, mais que, dans le contexte de l’urgence écologique, les véritables besoins «doivent devenir matière à délibération démocratique», en respectant des principes de soutenabilité et d’égalité. Ainsi, certains besoins (non vitaux) ne pourront plus être satisfaits, «car écologiquement nocifs». Ils font dans ce contexte le tour des besoins qui permettent de vivre décemment et de se réaliser, tout en s’assurant qu’il est possible de les fournir à toute la population.
4. Reprendre le contrôle : L’urgence écologique est en fait le résultat de la perte de la maîtrise de l’être humain sur la nature. Cette maîtrise, qui visait à favoriser sa survie puis à améliorer ses conditions de vie, s’est retournée contre lui et menace maintenant non seulement sa qualité de vie, mais carrément sa survie et celle de bien d’autres êtres vivants. Ses systèmes d’information sophistiqués contrôlent une foule de variables (sociales, juridiques, commerciales, économiques, éducation, santé, etc.), mais ont une faille, ils ne l’informent pas sur les conséquences de ses actes sur la planète ou sur la nature qu’ils prennent pour acquises. Face au désastre déjà commencé, bien des économistes basent leurs recommandations sur des systèmes de prix pour ralentir la demande de biens et services nocifs. Bien qu’utiles, ils sont loin d’être suffisants, notamment en raison du coût réel variable d’une taxe fixe pour une personne riche et une autre pauvre, mais aussi parce que ces systèmes n’interdisent pas les comportements les plus nocifs.
Les auteurs critiquent (comme je l’ai fait fréquemment) les systèmes d’évaluation basés sur des calculs de coûts-avantages avec des taux d’actualisation totalement désincarnés. Ils considèrent que, devant l’ampleur de la menace, le plus important est de protéger l’environnement, notre milieu de vie, et de réduire les GES plutôt que de faire des calculs marchands ésotériques basés sur un indicateur aussi mauvais que le PIB qui ne garantissent nullement notre survie et celle des autres êtres vivants… En plus, ces systèmes visent des comportements et des dommages individuels, alors que ces derniers sont collectifs. Ils favorisent plutôt «une analyse décisionnelle multicritère» reposant sur une évaluation de la santé, de l’éducation, du logement et d’autres critères incluant l’utilisation de ressources et les besoins des prochaines générations.
Troisième partie – Le calcul écologique :
Comme la planification écologique n’a jamais été mise en œuvre, il est impossible de la concevoir en étant certain de ses résultats. Les auteurs expliquent dans ce chapitre la structure d’analyse qu’ils présenteront dans les prochains chapitres et les raisons pour lesquelles ils l’ont choisie.
5. La comptabilité écologique : La planification a déjà été préconisée dans les économies capitalistes, comme le montre la création du Plan de Colombo en 1951, plan qui existe encore. Cela dit, la planification écologique est très différente, avec des objectifs inverses. Il ne s’agit plus d’accélérer la croissance économique, mais de «planifier la décroissance de l’impact biophysique des activités humaines». Si les bases de données sont beaucoup plus étendues et précises qu’en 1951 (ils donnent de nombreux exemples de données qui seraient très utiles pour la planification écologique), elles sont aussi une source importante de GES, mais les auteurs présentent des moyens d’amoindrir, voire d’éviter ce problème. Ils examinent ensuite différentes possibilités de systèmes permettant une comptabilité écologique cohérente, puis présentent celui qui leur convient le mieux, à la fois pour l’examen micro que macroécologique.
6. L’investissement écosocialiste : Pour centrer les investissements sur les besoins, il faut enlever des systèmes de planification le concept de rentabilité. Cela permettrait d’enlever les objectifs souvent opposés des investissements de chaque entreprise. Ils citent ensuite des propositions allant dans ce sens de John Maynard Keynes (celui-ci m’étonnera toujours!). Jusqu’à maintenant, les politiques industrielles disant favoriser la décarbonisation de l’économie visent davantage à préserver les profits des entreprises qu’à développer une économie véritablement écologique. Et on encourage plutôt que de contraindre, comme l’urgence le nécessiterait. Ils analysent quelques mesures adoptées aussi bien en Amérique qu’en Europe et déplorent le peu de contrôles qu’elles prévoient, laissant les entreprises gérer leur verdissement, souvent illusoire. À cet égard, ils vantent l’approche de la Chine, plus intrusive et coercitive (des dirigeants d’entreprises ont même été emprisonnés pour avoir trafiqué les données sur les émissions de GES de leur entreprise), mais beaucoup plus efficace.
En fait, ces approches entreprise par entreprise ne permettent pas de changement véritable de la structure industrielle pour qu’elle s’adapte aux besoins de la population et pour qu’elle élimine les entreprises et les domaines les plus nocifs pour l’environnement. Les auteurs présentent d’autres expériences de réglementation des investissements, mais aucune ne s’éloigne du modèle des investissements visant la hausse des profits ni ne s’approche de l’instauration d’un modèle démocratique visant une économie axée sur l’urgence écologique.
7. La demande émancipée : Les auteurs montrent à quel point toutes les mesures axées sur le comportement rationnel de la population reposent sur des hypothèses révélées fausses depuis longtemps (il cite notamment ce livre auquel j’ai consacré deux billets). Ils donnent de nombreux exemples de solutions à des problèmes trouvées par des utilisateurs de produits (biens et services) ainsi que de comportements visant à réduire leur impact écologique en payant des tarifs plus élevés. Ils explorent ensuite la possibilité que des algorithmes puissent réduire la consommation nocive.
Quatrième partie – Un nouveau régime politique
8. Un fédéralisme écologique : Les auteurs rappellent que la planification écologique vise à ce que les gouvernements favorisent la satisfaction des besoins déterminés par la population, en respectant des principes de soutenabilité et d’égalité. Pour réaliser cette planification, ils recommandent aux pays de former des fédérations en expliquant en détail le fonctionnement et le rôle des fédérations qu’ils envisagent. Ils expliquent aussi le fonctionnement d’une structure polycentrique, qu’ils recommandent comme modèle pour la gestion des communs, puis le concept de «cycle politique de planification», cycle qui comprend des incitations à expérimenter et l’examen de ces expérimentations pour les mettre en œuvre ou les modifier, voire les abandonner. Ils concluent ce (long) chapitre en précisant que si «la planification écologique invite à repenser les liens entre démocratie et économie, et à politiser l’économie […], elle invite davantage encore à repenser les liens entre démocratie, économie et administration».
9. Les institutions politiques de la planification écologique : Les auteurs décrivent le fonctionnement du Commissariat général du plan (CGP), une institution ayant existé en France de 1946 à 2006, qui avait le mandat de planifier la croissance de l’économie française. Les auteurs s’inspirent de la structure du CGP pour expliquer le fonctionnement de l’institution qui serait responsable de la planification écologique, et les trois phases qui permettraient la bifurcation souhaitée par une transition entre l’économie actuelle et celle désirée, dite de post-croissance. Ils ajoutent que des activités qui ne sont pas nocives pourront passer du secteur privé au secteur public si la planification le juge préférable, et qu’aucune activité économique n’est exclue d’office de ce transfert possible. Ils envisagent aussi d’inscrire la planification écologique et ses objectifs dans la constitution des pays pour les «sacraliser». Ils précisent que les services publics seraient la colonne vertébrale de la politique de planification écologique et que ceux-ci seraient caractérisés par trois principes :
- la continuité, pour assurer la pérennité de ces services;
- l’égalité, pour que toute la population ait droit à ces services et non seulement les personnes qui ont les moyens de se les offrir;
- la mutabilité, pour que ces services s’adaptent à l’évolution des besoins.
Ils esquissent ensuite les nombreux changements qui se concrétiseront par la réallocation des travailleur·euses du secteur privé vers le secteur public.
10. La démocratie augmentée : Les auteurs considèrent que l’état lamentable de nos démocraties représentatives constitue une difficulté pour implanter la planification écologique, d’autant plus que ces démocraties ont l’habitude de décisions prises du haut vers le bas, alors que la planification écologique fonctionne à l’inverse, du bas vers le haut. Dans ce contexte, ils suggèrent de compléter cette démocratie bien relative avec des activités de démocratie participative et délibérative. Elles contribueraient à définir les besoins réels et pourraient se réaliser de façon locale, régionale ou nationale, notamment dans le cycle politique de planification. Ils précisent ensuite les trois phases du cycle politique de planification, brièvement mentionnées aux chapitres 8 et 9.
Conclusion : Les deux principaux éléments de la planification écologique sont le calcul écologique et la politique des besoins. Elle crée aussi un espace démocratique qui se démarque par son processus de discussion et de réflexion. Les auteurs soulignent les dilemmes auxquels elle fait face et les frictions qu’elle pourrait engendrer, notamment par sa structure à la fois centralisée et décentralisée. Pour voir le jour, la politique de planification écologique devra faire partie de l’offre politique et avoir l’appui de groupes sociaux aux intérêts différents, notamment des classes populaires, qui sont les premières victimes du réchauffement climatique.
Et alors…
Lire ou ne pas lire? Lire! Notons tout d’abord que c’est l’annonce de cet événement qui m’a incité à me procurer ce livre. Ensuite, j’ai tenu compte du fait que j’avais beaucoup aimé le livre d’un des deux auteurs que j’ai présenté dans ce billet. En le lisant, ce livre m’a aussi fait penser à celui intitulé Construire l’économie postcapitaliste que j’ai présenté dans cet autre billet, avec une proposition bien mieux étoffée ici que celles présentées dans ce livre dont le but était plus de recenser les propositions existantes sur le postcapitalisme que de dégager des propositions viables. Comme la proposition de ce livre est de loin la meilleure que j’ai lue, ce qui ne veut surtout pas dire qu’elle serait facile à mettre en œuvre, il est normal qu’il m’ait fait penser à l’autre, en fait, même en ne regardant que le résumé placé de façon exceptionnelle sur la page de couverture… Autre qualité, les 442 notes de ce livre, surtout des références, mais aussi quelques notes explicatives, sont en bas de page.