Charlie, 10 ans après

Dix ans après le massacre de Charlie Hebdo, de l’eau a coulé sous les ponts. Mais peut-être surtout sous les ponts de gauche, où la violence du courant a fait des dégâts. De Manuel Valls à Caroline Fourest en France, de Marc Uyttendaele à Nadia Geerts en Belgique, tout une frange issue de ce bord politique a transformé les victimes des frères Kouachi en prophètes d’une nouvelle religion : la liberté d’expression érigée en valeur suprême au nom d’un « universalisme » postulé. La promotion d’une nouvelle laïcité bien peu libérale allait prendre la place de la question sociale au cœur du logiciel de cette ancienne gauche et justifier son ralliement à une droite ethnocentriste.
Les masques tombent quand on constate que ce sont les mêmes qui s’échinent aujourd’hui à censurer voire à criminaliser les critiques sévères d’Israël en les qualifiant du terme infamant d’antisémites. Vous disiez « liberté d’expression » ?

 

En Belgique, l’affaire Charlie donna lieu à une bataille d’appropriation : quelle leçon allait-on en tirer ? Nous étions nombreux à vouloir éviter que le « charlisme » ne vienne alimenter une islamophobie obsessionnelle. Ça déboucha sur la manifestation du 11 janvier 2015 à Bruxelles. Voici la réflexion que j’avais publiée à cette époque pour l’évoquer.

Dans les heures qui suivent, des petits rassemblements sont annoncés dans tous les coins de Belgique. Mais tout le monde attend une initiative fédératrice. Des personnes issues de ces associations et d’organisations syndicales ainsi que des Français de Belgique seront à la base d’un appel, bien répercuté par les médias. Le dimanche 11 janvier, la marche rassemblera plus de 20 000 personnes dans les rues de Bruxelles derrière deux calicots : Ensemble contre la haine et Freedom of speech.

 

Une « émotion obligatoire » ?

Telle qu’elle s’est déroulée, cette marche tomba à pic. Dès le jeudi 8, la première émotion passée, il n’aura pas fallu 24 heures pour que, derrière l’horreur suscitée par un attentat criminel, la façade se fissure pour laisser passer des discours revanchards mal ciblés. Pour certains, « Je suis Charlie » signifiait beaucoup plus que la manifestation d’une solidarité à l’égard de journalistes victimes de leur liberté de parole. Ils exigeaient un accord de fond avec tout ce que ces journalistes avaient pu dire et dessiner. Ceux et celles qui souhaitaient se manifester de façon « voltairienne » – « je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous puissiez vous exprimer » – furent vite désignés comme les complices moraux des assassins qui n’avaient aucun droit à s’exprimer dans ces circonstances. D’autres, tout en réprouvant l’attentat, s’étaient senti insultés dans leur dignité par l’ironie cinglante de Charlie à l’égard des musulmans. Ils résistaient à l’injonction d’une émotion obligatoire, invoquant le « deux poids deux mesures » ou la « liberté d’expression à géométrie variable ». Une véritable rupture du « vivre-ensemble » semblait se préparer.

La suite des événements confirma cette crainte. Deux jours après l’attentat contre Charlie, un second attentat, antisémite celui-là, fit quatre morts. Quatre personnes assassinées parce que juives dans un supermarché kasher. En même temps, plus de cent agressions ou menaces islamophobes furent relevées en France et ailleurs en Europe : agressions de femmes voilées, dégradations de bâtiments, incendies, tags racistes, et même des tirs à balles réelles et des grenades lancées sur des mosquées.

C’était peut-être là le véritable objectif des criminels en semant la terreur et en s’en prenant à nos libertés fondamentales : creuser un fossé infranchissable au sein de la population, et plus particulièrement entre citoyens juifs et musulmans pour isoler ces derniers et pouvoir plus facilement les mobiliser derrière leur projet mortifère. Car c’était bien la haine qui avait été semée par les assassins et qui alimentait déjà une désespérante concurrence des exactions et des victimes.

Il faudra aussi résister à la tentation d’entrer en guerre contre une partie de notre propre jeunesse.

Voilà pourquoi nous sommes heureux d’avoir défilé « ensemble contre la haine ». Et que, derrière le calicot qui reprenait ce message, en première ligne, on ait vu une militante musulmane marcher entre Philippe Geluck et l’ambassadeur de France ainsi que, côte à côte, l’ambassadrice de Palestine et une pacifiste juive belge bien connue (3). Le symbole d’une société fière de ses valeurs, mais aussi de son ouverture et de sa diversité. Il s’agit maintenant de transformer cette émotion en force positive. Faire converger toutes les énergies de la société civile, des autorités politiques, du monde de la culture, de l’enseignement, des médias pour faire barrage à la haine qui monte, et notamment à l’antisémitisme, à l’islamophobie et à tous les racismes. Il ne suffira pas de prendre des mesures policières ou d’inculquer un catéchisme civique dans les écoles. Il faudra aussi résister à la tentation d’entrer en guerre contre une partie de notre propre jeunesse. C’est à un travail de fond sur notre société qu’il faudra s’atteler pour la rendre résolument inclusive, y traquer les discriminations et plonger au cœur des inégalités sociales qui sont le terreau des dérives radicales.

Henri Goldman

(1) « Groupe de réflexion pour un pluralisme actif », une association dont je faisais alors partie et qui a disparu depuis.

(2) Les associations signataires : Association belge des professionnels musulmans (ABPM), Arab Women’s Solidarity Association – Belgium (Awsa), Carrefour interculturel et intergénérationnel (C2I), Collectif contre l’islamophobie en Belgique (CCIB), El Kalima – Centre chrétien pour les relations avec l’islam, Empowerment Belgian Muslims (Embem), European Network Against Racism (Enar), Le Monde des Possibles, Mouvement chrétien pour la paix (MCP), Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie (Mrax), Pax Christi Wallonie-Bruxelles, Tayush, Toutes égales au travail et à l’école (Tête), Union des progressistes juifs de Belgique (UPJB).

(3) Voir la photo en manchette : le premier rang de la manifestation du 11 janvier 2015 à Bruxelles. De gauche à droite : Farida Tahar (militante antiraciste, devenue depuis députée régionale bruxelloise), Bernard Valero (ambasssadeur de France), Myriam Gérard (syndicaliste, CSC), Hatim Kaghat (photographe), Philip Cordery (député des Français de Belgique), François Ryckmans (Association des journalistes professionnels), Leïla Shahid (ambassadrice de Palestine), Simone Süsskind (militante pacifiste juive).

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A LIRE, sur Regards, l’interview par Loic Le Clerc de Daniel Scheindermann, fondateur d’Arrêt sur Images, qui vient de publier au Seuil “Le charlisme”, en accès libre.
●”Le problème depuis le 7 janvier 2015, ce n’est pas Charlie, c’est le ‘charlisme’ qui s’en revendique mais ne fait rire personne”, 7 janvier 2025.
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HOMMAGE.
A LIRE sur Médiapart, en accès libre.
Bernard Maris (professeur d’économie, membre du Conseil Scientifique d’Attac France, écologiste et décroissantiste, critique du capitalisme et du libéralisme), “oncle Bernard” sur Charlie Hebdo, était le seul économiste de gauche à faire entendre une autre voix économique, de son statut d’invité quasi permanent, dans de nombreux médias français. Il a été tué lors de l’attentat et n’a jamais été remplacé.
●”Victime de l’attentat de Charlie Hebdo, Bernard Maris manque au débat”, 12 janvier 2025, Mathias Thépot.
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Publication intégrale autorisée avec la cordiale autorisation d’Henri Goldman.
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Illustration : Claude Truong-Ngoc / Wikimedia Commons – cc-by-sa-3.0, the copyright holder of this work, hereby publishes it under the following license: w:en:Creative Commons attribution share alike This file is licensed under the Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license. Attribution: Claude Truong-Ngoc / Wikimedia Commons – cc-by-sa-3.0.  Description Strasbourg manifestation Charlie Hebdo 11 janvier 2015 Date 11 January 2015, 14:42:19 Source Own work Author Photo Claude TRUONG-NGOC

By Henri Goldman

Henri Goldman est ancien rédacteur en chef de la revue belge Politique, chroniqueur sur le blog cosmopolite. Ses parents furent parmi les fondateurs de l’association à la Libération.