Anuna De Wever : « Un système économique est créé par les gens, nous pouvons donc le changer »

En 2019, Anuna De Wever a été l’un des visages des grandes marches pour le climat organisées dans notre pays par Youth for Climate. Cinq ans plus tard, dans le livre « Laten we eerlijk zijn » (que lʼon pourrait traduire par « Ne nous mentons pas »), elle revient sur cette période mouvementée, sur le chemin qu’elle a parcouru depuis et sur ce quʼelle a appris. « Je veux être honnête sur le monde dans lequel nous vivons et sur le monde dont nous rêvons. »

« C’est ma modeste tentative d’en finir avec les analyses superficielles, les demi-vérités et les faux clivages. » Voilà ce qu’écrit Anuna De Wever dans l’avant-propos de « Laten we eerlijk zijn ». Un livre courageux et (auto)critique qui nous amène à une analyse plus profonde de notre monde.

 

Que voulez-vous raconter dans ce livre ?

Anuna De Wever. Je pense que beaucoup de gens cherchent à comprendre comment les choses importantes et compliquées s’imbriquent les unes dans les autres : impérialisme occidental, militarisation, capitalisme, colonialisme… Ce n’est pas facile, surtout pour les jeunes, qui vivent aujourd’hui dans une société où ils sont bombardés d’informations de toutes parts. C’est pour ça j’ai écrit ce livre, dans le but de fournir un cadre. Sans une bonne analyse du problème, nous ne parviendrons pas à trouver les bonnes solutions.

 

Vous vous montrez également critique à l’égard de vous-même.

Anuna De Wever. Je tiens à être très honnête. J’ai parcouru un long chemin et j’ai commis des erreurs aussi. Nous le faisons tous, et ce n’est pas grave. De nombreux jeunes ont peur de commettre des erreurs et c’est la raison pour laquelle ils ne rejoignent pas les mouvements. Mais l’engagement est souvent difficile et compliqué, cʼest un processus d’apprentissage. C’est tout à fait normal.

 

Vous écrivez que le climat n’est pas une priorité pour le gouvernement belge. Pourquoi ?

Anuna De Wever. Les chiffres montrent que la politique climatique de la Belgique ne fonctionne pas. Par exemple, nous externalisons une grande partie de notre production et donc de nos émissions dans d’autres pays. Cela revient à déplacer les problèmes. Nos émissions restent énormes, mais nous ne prenons pas de mesures efficaces pour y remédier. Nous continuons également à rejeter une grande partie de la responsabilité sur l’individu. Nos hommes politiques ne cessent de parler de la manière dont nous pouvons soi-disant rendre notre système plus écologique et plus durable. Mais c’est un discours de propagande. La transition dont on parle continuellement n’existe tout simplement pas. Et c’est logique. Notre système économique actuel ne nous permet pas de mener une politique climatique ambitieuse. Mais malheureusement, le discours fonctionne. Parce qu’il est largement subventionné. L’industrie fossile dépense beaucoup d’argent pour faire passer ce message.

 

Auparavant, vous aviez davantage confiance en la politique. En quoi cela a-t-il changé ?

Anuna De Wever. Pour moi, beaucoup de choses ont changé avec le vote de la loi spéciale sur le climat au printemps 2019. Cette loi permettait à notre pays de prendre des décisions vraiment fondamentales concernant la quantité d’émissions à venir, le rôle des entreprises et la manière dont nous nous engageons dans la transition énergétique. Mais elle a été rejetée. Il m’est alors apparu clairement que quelque chose n’allait pas. J’ai été très déçue et je suis devenue beaucoup plus critique. J’ai eu la naïveté de croire que le politique agissait dans la bonne direction.

 

N’avez-vous pas pu avoir d’influence à l’époque, grâce aux marches pour le climat ?

Anuna De Wever. Nous sommes descendus dans la rue avec des milliers de jeunes pour le climat, ce qui a bien sûr impressionné les responsables politiques. Nous étions pour eux des électeurs potentiels. C’est pourquoi ils ont engagé le dialogue. Mais les mesures qu’ils finissent par prendre ne sont que des pansements sur une jambe de bois. Les Parlements n’existent que pour masquer le fait que les vraies décisions sont prises ailleurs. Ils protègent la classe dirigeante. C’est ce que montrent clairement les décisions prises en matière de climat, de durabilité et d’économie. Chaque fois, on constate que les riches s’en sortent mieux.

 

Donc, dans le cadre du système capitaliste, aucune politique climatique ambitieuse n’est possible ?

Anuna De Wever. Toutes les décisions prises le sont sous le signe de la croissance de la production et de la consommation. Cela signifie que nous aurons toujours besoin de plus de matières premières et de combustibles fossiles. L’industrie fossile est aujourd’hui la plus importante et la plus rentable. C’est pourquoi les PDG de cette industrie disent qu’ils ne sont pas inquiets pour leur avenir, car ils savent que l’énergie fossile continuera à dominer dans les décennies à venir.

Dans notre économie, toutes les décisions sont prises par ceux qui ont de l’argent. Un exemple concret et actuel est Audi à Forest. Audi a décidé de fabriquer de grands SUV, des voitures de plus de 80 ou 90 000 euros. Trop peu de gens peuvent acheter ces voitures, les bénéfices ne sont pas suffisants et l’usine doit donc fermer. C’est un mécanisme qui se répète continuellement. Le capital décide de ce qu’on produit et de ce qu’on consomme. Ce n’est pas un processus démocratique. Tant que nous n’aurons pas transformé notre économie en un système démocratique, nous ne pourrons rien faire non plus contre la crise climatique.

 

La crise climatique est-elle ancrée dans le système ?

Anuna De Wever. Notre système économique, par définition, n’est pas durable. Nous avons une crise climatique parce que nous sommes en train de détruire le monde. Nous avons besoin d’un large débat sur ce qui doit croître ou non. Les soins de santé, les transports publics, les logements abordables… pour moi, ce sont des choses qui doivent se développer pour que les gens puissent vivre dans une société plus égalitaire et plus vivable. Les grosses voitures coûteuses, les jets privés, les lofts onéreux… la plupart des gens n’en ont pas l’utilité. Malheureusement, chez nous, toute discussion sur l’économie est immédiatement étouffée dans l’œuf.

 

On nous dit toujours qu’il faut miser sur la « croissance verte ». Vous y croyez ?

Anuna De Wever. La croissance verte n’existe pas. C’est un conte de fées qui a été réfuté scientifiquement depuis longtemps. Selon ce conte de fées, nous devrions tous croire que la technologie résoudra tout. Mais il ne s’agit que de spéculations. Cela signifie que nous jouons littéralement avec l’avenir de l’humanité. Lors d’une conférence en Autriche, une personne m’a parlé d’une réunion à laquelle elle avait assisté avec des militaires australiens et américains.

On y a dit qu’au cours du siècle prochain, des milliards de personnes mourront des effets de la crise climatique et de la guerre. Et que cela devait passer dans la norme. Il faut veiller à ce que les gens restent tranquilles, car c’est ainsi que les choses se passeront. C’est donc ça, la réalité. Et c’est aussi ce que nous constatons. Déjà, des masses de gens meurent à cause d’un système qu’on ne peut pas remettre en question. C’est très anxiogène.

Nous constatons également que tout cela passe dans la norme. Prenons l’exemple des inondations qui se produisent dans le monde entier. En fait, on n’en parle pas beaucoup. Ou la Palestine. Au début, tout le monde s’est indigné, mais au bout d’un an, l’accoutumance s’est installée. Et c’est ce que veulent les élites, que nous considérions tous cela comme la nouvelle normalité.

 

Les gens sont souvent mécontents que la facture de la politique climatique soit répercutée sur les gens. Vous écrivez que ce sont les vrais responsables qui doivent payer. Qui sont-ils donc ?

Anuna De Wever. Il s’agit des personnes très riches. Du 1 % qui est responsable de près de 50 % des émissions. La responsabilité en incombe beaucoup moins à la grande majorité de la population. Mais ils doivent ensuite installer des panneaux solaires et des pompes à chaleur. Il n’y a rien de mal à cela mais ça ne doit pas servir à individualiser le problème et à exclure les grands responsables. Lorsque nous avons organisé des marches pour le climat, nous nous sommes souvent heurtés à la colère de personnes qui pensaient que les jeunes activistes pour le climat voulaient les faire payer. Ce n’était certes pas du tout notre intention. Mais là encore, je dois être honnête et admettre que j’aurais dû mieux comprendre cette colère à l’époque.

 

Et ces mesures individuelles ne sont évidemment pas mauvaises non plus…

Anuna De Wever. Certainement pas, elles sont également importantes. D’autant plus qu’on contribue ainsi à construire l’alternative qui finira par s’imposer à ce système. Nous finirons tous par devoir vivre autrement. Plus les gens commenceront à le faire, seuls et entre eux, plus vite la situation évoluera. Les personnes qui se reconnectent les unes aux autres par d’autres moyens construisent le système alternatif auquel je crois. Je crois aussi sincèrement que le système actuel va s’effondrer. On voit à quel point les protestations et la résistance se développent dans le monde entier.

 

Les gens ont besoin de se reconnecter. Et nous devons aussi, écrivez-vous, relier entre eux les différents thèmes autour desquels nous nous battons.

Anuna De Wever. Le fait de tout séparer fait partie de la stratégie de ce système. Pour éviter de créer un contre-pouvoir collectif. Le climat, les droits de l’homme, la Palestine, le racisme… autant de questions importantes, mais qui sont encore trop séparées. J’étais à la manifestation contre la fermeture d’Audi à Forest le 16 septembre. J’y ai porté un foulard palestinien. Un journaliste a dit : « Ah, l’activiste climatique Anuna De Wever vient manifester pour Audi avec un foulard palestinien, je ne comprends pas bien… » Mais montrer physiquement qu’on est impliqué dans toutes ces questions, être présent à chaque bataille, c’est extrêmement important. La connexion se fera lorsque les activistes pour le climat iront rejoindre les manifestations contre le racisme, lorsque les syndicats et les travailleurs d’Audi se joindront à l’action contre le génocide à Gaza, lorsque nous comprendrons comment nous sommes tous exploités et séparés par ce système capitaliste.

Ce n’est pas toujours facile. Lorsque la guerre à Gaza a commencé, le mouvement pour le climat s’en est ému : « Nous devrions nous préoccuper de la Palestine parce que la guerre est mauvaise pour l’environnement. » Ou bien : « Le mouvement climatique devrait défendre la Palestine parce qu’un “écocide” est en cours. » Non, ce qui se passe à Gaza n’est pas un écocide mais un génocide ! La dévastation de l’environnement en est une conséquence.

 

Dans votre livre, vous parlez également beaucoup de la façon dont nous traitons les réfugiés. « Le théâtre de la cruauté », écrivez-vous.

Anuna De Wever. Le capitalisme fonctionne sur l’illusion de la pénurie, en donnant constamment l’impression aux gens qu’il n’y a pas assez. Nous privatisons tout : l’eau, la terre, la nourriture, les soins de santé… On crée alors l’illusion qu’il n’y a pas assez pour tout le monde. Nous vivons ainsi dans la crainte constante de ne pas pouvoir joindre les deux bouts et de devoir entrer en concurrence les uns avec les autres. Et puis on dit que les réfugiés viennent ici pour tout nous prendre. C’est faux. Il y a plus quʼassez pour tout le monde. Si les réfugiés sont perçus si négativement aujourd’hui, c’est aussi une conséquence de notre système économique.

Le débat sur cette question ne porte jamais sur les droits humains, mais toujours sur le nombre de prisons que nous devons construire. Nous avons autorisé lʼagence européenne Frontex sur notre territoire, nous allons intensifier les expulsions, construire de nouveaux centres de détention avec des cellules d’isolement. J’ai vu les plans de construction d’un des centres fermés qui sera construit en 2028. Le projet comporte toute une clause de durabilité : ils vont installer des panneaux solaires sur le toit et faire pousser du lierre contre les murs pour que les habitants du quartier aient une belle vue. Voilà ce qui en est de la Forteresse Europe. Dans les décennies à venir, la migration et la militarisation qui l’accompagne seront l’une des questions fondamentales pour les mouvements européens.

 

Vous mettez le doigt sur de nombreux points sensibles dans votre livre. Gardez- vous espoir en l’avenir ?

Anuna De Wever. Je me méfie toujours du faux optimisme. Aujourd’hui, il y a des choses qui ne vont vraiment pas bien et que nous ne résoudrons pas seuls. Mais je vois de nombreuses personnes construire des alternatives, se réveiller, rejoindre des mouvements, résister et se battre. J’ai récemment regardé la deuxième partie du « Seigneur des Anneaux » avec ma mère. À la fin du film, le hobbit Frodon et son ami Sam sont en route pour le Mordor, le pays du mal. Frodon demande à son ami : « Pourquoi faisons-nous cela finalement ? Tout est quand même perdu, non ? » Ce à quoi Sam répond : « Parce qu’il y a encore de bonnes choses dans le monde qui valent la peine d’être sauvées. » C’est ce que je crois. La majorité des gens méritent de vivre une belle et bonne vie dans un monde différent. C’est donc pour ce monde que je veux me battre. Un système économique est créé par des gens, nous pouvons donc aussi en faire quelque chose d’autre.

 

Interview d’Anuna De Wever par Dirk Tuypens, site Solidaire,
journal du PTB, 25 novembre 2024.