Fondée en 1945, l’UPJB est l’une des associations de la gauche juive les plus anciennes en Europe. Aujourd’hui, elle accompagne, sans s’y noyer, le renouveau d’un judaïsme antisioniste, en gardant un certain pluralisme issu de sa longue histoire.
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Près de quatre-vingt ans après sa création, l’UPJB compte plus de deux cents membres cotisants, de tous les âges, pour la ville de Bruxelles qui rassemble environ 11 000 Juifs. Contrairement à la vigueur démographique des Juifs d’Anvers, capitale européenne de l’orthodoxie juive, la communauté de Bruxelles est de tradition libérale et décroit lentement. L’organisation compte un mouvement de jeunes fréquenté par une centaine d’enfants et un club de séniors dont les aînés furent des enfants cachés pendant la Seconde guerre mondiale. Chaque année, l’UPJB organise ses deux principales activités rituelles : le seder de la Pâque juive et le bal yiddish, devenus des rendez-vous majeurs de la vie culturelle bruxelloise. Enfin, l’organisation occupe une place centrale dans le mouvement de solidarité avec la cause palestinienne et dans le mouvement antiraciste, entretenant de bonnes relations avec les différents partis de la gauche belge.
De la honte à la fierté
Voici ce que relevait la gazette du Centre Communautaire Laïc Juif (CCLJ), sioniste ex-de gauche, principal concurrent de l’UPJB sur la place de Bruxelles, et relais local des thèses de Manuel Valls et Caroline Fourest : « Au sein du monde juif, ils sont nombreux à considérer les membres de groupuscules juifs antisionistes comme des Juifs honteux ou des Juifs portés par la haine de soi ». Mais ce n’est plus vrai. Aujourd’hui, non seulement ils « ne dissimulent pas leur identité juive, mais ils la brandissent fièrement comme un étendard. […] Dans le discours qu’il prononce lors d’une manifestation organisée à Bruxelles le 11 novembre 2023 pour exiger un cessez-le-feu immédiat à Gaza, le porte-parole de l’UPJB le prouve admirablement lorsqu’il déclare : « Nous tenons à affirmer qu’une autre voix juive existe. Une voix juive qui soutient les droits et la justice pour les Palestiniens. Nous ne nous exprimons pas ici malgré que nous soyons juifs, mais parce que nous sommes juifs. »
À l’UPJB, cette nouvelle fierté juive vient se greffer sur une longue tradition qui a épousé son temps à chaque époque de son existence. Mais c’est probablement la première fois qu’un de ses porte-parole met de telle façon sa judéité en avant. Comme si, dans le passé, nous nous étions interdits de contester le monopole de la droite communautaire et des sionistes sur toute parole juive, en n’osant pas leur dire : « nous sommes aussi juifs que vous ». Alors même que cette identité juive crevait les yeux.
En 1945, les fondateurs de l’UPJB cochent toutes les cases du petit peuple ashkénaze (juifs occidentaux). Ils ont émigré d’Europe de l’Est entre les deux guerres. Leur langue maternelle est le yiddish. Les hommes sont tailleurs ou maroquiniers, les femmes commerçantes ou couturières. Revenus des camps ou sortis de la clandestinité, ils sont fiers d’avoir été des résistants et d’être communistes. L’organisation qu’ils créent – qui s’appellera Solidarité juive jusqu’en 1966 –, est dirigée en sous-main par le Parti communiste belge, un petit parti qui n’eut jamais le rayonnement du Parti communiste français. Adossés au prestige de l’Union soviétique, les communistes juifs damèrent alors le pion au courant qui était jusqu’alors dominant dans le monde populaire juif, à savoir le Bund (Union générale des travailleurs juifs). Fondé en 1897 à Vilnius, le Bund a été très populaire au sein du prolétariat juif dans l’ensemble du « Yiddishland » de l’Empire russe, prônant une autonomie culturelle juive extraterritoriale, mais le mouvement sorti blessé à mort de la Seconde Guerre mondiale sous les coups de boutoir du nazisme et du stalinisme.
Pendant des années, la seule identité positive qui fut honorée fut la mémoire de la Résistance antinazie. Ce n’était pas rien mais, pour le reste, il n’y avait pas d’autre horizon que de s’abandonner à la pente naturelle de l’assimilation « à la française ». C’est ce qui s’est passé avec l’UJRE, organisation des Juifs communistes de France qui fut florissante mais qui peine aujourd’hui à pérenniser ses activités. Mais, en Belgique, le milieu se rebiffa et la tradition d’ouverture culturelle du pays l’y aida : malgré les injonctions à se dissoudre dans la « rue belge », ces Juifs communistes ne voulurent pas renoncer aux solidarités chaudes que leur association entretenait.
Réinvention d’un esprit bundiste
Jusqu’en 1949, les fondateurs communistes de l’UPJB eurent le droit d’aimer simultanément l’Union soviétique et le jeune État juif, créé en 1948. La rupture entre l’URSS et Israël plongea la génération des fondateurs dans un nœud de contradictions qui ne se dénoua, dans la douleur, qu’à la relève des générations. Celle qui suivit fut emportée par la tourmente de mai ‘68 et de ses suites. À partir de là, l’UPJB rompt définitivement avec sa conscience malheureuse de Juifs communistes écartelés, reformulant et radicalisant son orientation politique.
Mais ce qui a permis sa survie et sa vigueur actuelle n’est pas d’ordre politique. À la Libération, l’urgence était ailleurs. Il fallait pourvoir à tous les besoins des Juifs rescapés et déracinés, leurs besoins matériels – logement, alimentation, soutien scolaire – mais aussi leurs besoins sociaux et culturels. Il s’agissait de reconstruire, à partir des décombres, une vie sociale juive que rien n’aurait pu alors remplacer de façon satisfaisante. Il a fallu organiser des colonies de vacances pour les enfants, programmer des conférences littéraires, inscrire des équipes de basket dans les championnats, fêter Pâque, Pourim et Hanoucca comme il se doit, monter des ciné-clubs, des chorales et des troupes de théâtre… L’UPJB s’est construite comme un centre communautaire et culturel rayonnant sans que la conscience politique soit forcément présente au même degré chez chacun de ses membres.
En 1998, l’UPJB organisa un colloque pour le centenaire de la naissance du Bund. Ce fut l’occasion pour elle de découvrir une expérience historique qui avait été longtemps refoulée. Parmi les invités : Richard Marienstras, le fondateur en 1967 du cercle Gaston Crémieux, auteur en 1975 de l’essai Être un peuple en diaspora, premier manifeste du «diasporisme », qui s’inscrivait lui-même dans la filiation du Bund. La démarche de Marienstras n’était pas encore une démarche décoloniale, mais elle l’annonçait. Aujourd’hui, alors que la déculturation de la population juive est déjà très avancée, nous pouvons mieux comprendre pourquoi cela fait sens de reconstituer, autant que faire se peut, un bagage qui fut broyé par l’exil, le déracinement et le rouleau compresseur d’un pseudo-universalisme assimilateur.
Faire vivre le diasporisme
Désormais, l’UPJB est mue par le postulat implicite qu’il est encore possible de donner de la chair à nos diasporas. Cette chair ne saurait se réduire à un positionnement politique. D’autant plus que, contrairement à de nombreux groupes de la nouvelle constellation antisioniste où ce sont souvent des Israéliens expatriés qui donnent le ton, l’UPJB, en cohérence avec son affirmation diasporiste, n’a pas placé Israël et la Palestine au centre de ses préoccupations.
C’est la raison pour laquelle l’UPJB est objectivement une association bundiste. Comme le Bund historique, elle pratique la « doykait », ce mot yiddish intraduisible qui suggère que vivre en diaspora, pour les Juifs, ce n’est ni une anomalie ni un état transitoire. Mais en même temps, elle n’est pas complètement bundiste, tout au plus néo-bundiste à cause de trois manques.
D’abord celui d’un univers social et mental structuré par l’usage quotidien de la langue yiddish et par la proximité avec une religion qui a codifié toutes les pratiques sociales, même si les bundistes historiques s’en étaient détachés. Ce manque est propre à toute la diaspora juive en voie d’acculturation, mais il n’est pas question ici de déléguer à l’État d’Israël et au sionisme le soin de combler une angoisse de perte. Ensuite, un manque de la référence à une classe ouvrière juive, puisque celle-ci a bien profité des opportunités offertes par les Trente Glorieuses en Occident pour investir massivement les couches moyennes, ce qui distingue la minorité juive d’autres minorités où la domination sociale s’imbrique dans la domination ethnoculturelle. Enfin, un manque quantitatif. En 1940, à Varsovie, à Cracovie et à Lodz, la population était encore juive à plus de 30 %. Aujourd’hui, il reste New York, Miami et la Californie. Mais, en Europe, le compte n’y est plus nulle part.
Certains d’entre eux, insatisfaits de cette pesanteur et attirés par l’agilité d’un entre-soi plus resserré, ont participé au lancement de l’Alliance juive antisioniste en Belgique (AJAB) cette année. Ils ne quittent pas l’UPJB pour autant. Celle-ci reste attachée à ce néo-bundisme bricolé, avec des éléments empruntés au patrimoine historique et culturel juif, réinvestis ou réinventés. Il s’agit d’une proposition exigeante mais fragile qui semble tenir la route pour le présent et pour le futur proche.
Mais pour un futur plus lointain ? Comme on dit en yiddish : Ver vaist ? Qui sait ?
Membre du conseil d’administration de l’UPJB