L’Espagne à l’épreuve de la contestation : mouvements sociaux et mutations politiques depuis la crise

Retour sur le Mouvement des Indignés, le 15-M et Podemos – 2/6 .

Cette contribution retracera l’historique de la lutte sociale d’une jeunesse en détresse et des classes moyennes et populaires touchées de plein fouet par le chômage et les coupes budgétaires depuis 2008. Par le bais d’un retour sur les années de crise et de contestation sociale, il s’agira de dresser un portrait des mutations sociales et politiques dans l’Espagne du temps présent, en s’intéressant particulièrement au mouvement des indignés et à ses apports. Quel est le bilan social et politique de la contestation entamée par les Indignés espagnols ? Dans quelle mesure la liberté de contester et la désobéissance civile depuis la crise de 2008, ont-elles contribué à l’évolution des mentalités et au basculement du système politique ? Dans un premier temps, nous mettrons la focale sur les origines et les causes nouvelles de la contestation en Espagne qui ont émergé durant la crise. Ensuite, nous nous intéresserons au mouvement des Indignés à travers sa genèse et ses modalités d’action. Puis, dans un dernier temps, il s’agira d’étudier l’héritage social et politique des Indignés six ans après les mobilisations de mai 2011.

1. Origines et causes nouvelles de la contestation en Espagne

  • 1 Olivier Fillieule et Danielle Tartakowsky, La manifestation, Paris, Presses de Sciences-Po, 2008, p (…)

2Depuis les années 1970, la contestation sociale dans les rues est devenue une modalité d’action et de participation politique reconnue et de ce fait aujourd’hui, on parle même de « démocratie de protestation »1. En Espagne, la crise de 2008 qui est à l’origine de protestations citoyennes massives, a eu la particularité d’être multiforme dans la mesure où elle est le résultat d’une convergence de causes à la fois économiques (déséquilibre du marché du travail, fort endettement, dette publique démesurée), bancaires (dérégulation et libéralisation), immobilières (spéculation et crédit facile), sociales (inégalités) et politiques (corruption des élites et limites du système institutionnel).

1.1. Les causes économiques de la crise en Espagne

  • 2 Alicia Fernández García et Mathieu Petithomme, « La crise démocratique espagnole et le renouveau de (…)
  • 3 Ángel Bergés et Sara Baliña, « El mapa de la deuda en España: ¿quién debe a quién? », Cuadernos de (…)
  • 4 Consejo de redacción, « La Política Económica del Gobierno Zapatero: continuidad, cambio, nuevas in (…)
  • 5 María Crespo, « Stiglitz: El modelo económico que nos llevó al desastre aún se enseña en las univer (…)

3La crise américaine des « subprimes » et la faillite de la banque Lehman Brothers en 2007 ont dévoilé la supériorité des marchés financiers sur nos démocraties. L’Espagne a été durement touchée en raison d’un fort endettement des familles notamment à travers des prêts immobiliers aux clauses très risquées telles que le taux d’emprunt variable, voire même illégales telles que la « clause sol », mais aussi en raison de l’explosion des crédits octroyés au secteur de la construction immobilière2. Ainsi, si en 1999, 23,1% du crédit était destiné aux entreprises du bâtiment, en 2007 ce pourcentage est passé à 48,4%, à savoir la moitié des crédits bancaires3. Néanmoins, le modèle économique espagnol entretenu par le Parti populaire (PP) et jamais mis en cause par le Parti socialiste (PSOE), était pourtant à l’origine de vives critiques en raison de la forte dépendance économique du pays à l’égard du bâtiment et du tourisme et d’une consommation démesurée encouragée par le crédit facile4. Comme l’affirme l’économiste Joseph Stiglitz, on poussait les classes populaires et moyennes à continuer à dépenser, comme si leurs revenus allaient augmenter alors que leurs salaires avaient plutôt tendance à stagner5. De plus, les déficits des gouvernements autonomiques et des administrations ont également dévoilé l’ampleur de la démesure, tout comme les pratiques frauduleuses de nombreuses banques.

  • 6 Julia Nuñez, José M. Caridad et Nuria Ceular, « La subida de los precios de la vivienda: factores d (…)
  • 7 « La riqueza inmobiliaria de los españoles baja un 1,7 billones de euros », El Mundo, 25 octobre 20 (…)

4L’éclatement de la bulle immobilière doit être étudiée sur le long terme, en remontant ainsi jusqu’au gouvernement de José María Aznar (1996-2004), qui fit approuver en 1998 la très polémique « Ley del Suelo » qui permit la libéralisation du foncier. Si cette loi permit d’augmenter le nombre de logements, elle le fit sans tenir compte de l’offre et de la demande et avec un impact pervers sur les prix. Entre 1996 et 2006, le prix des logements en Espagne augmenta ainsi de 150%, créant une véritable bulle spéculative autour de l’accès à la propriété6. Malgré des prix élevés, le nombre de propriétaires augmenta de presque 6 millions indépendamment des revenus. De ce fait, la richesse immobilière des foyers espagnols est passée de 320% du PIB en 1997 à 685% à la fin de l’année 20077. Cette « folie de la brique » nourrie par l’appât du gain des promoteurs immobiliers, a donné naissance à toute une série de villes qui portaient en elles le mirage de la réussite sociale conçue en termes d’accès à la propriété par le biais du crédit facile.

  • 8 Daniel Del Pino, « El paro en España supera por primera vez los seis millones », Público, 25 avril (…)
  • 9 « España protagoniza el mayor descenso de la tasa de paro de la UE », Diario Sur, 1 décembre 2016.
  • 10 José Otero, « España sufre la crisis más desigual », El País, 19 juin 2014.
  • 11 « El riesgo de pobreza para un niño en España: 34% si es nacido de un nacional; 60% si es hijo de u (…)
  • 12 « España, el país más desigual de la OCDE, 14 veces más que Grecia », La Vanguardia, 18 janvier 201 (…)
  • 13 « Cobrar lo mínimo de lo mínimo », Alternativas Económicas, n° 17, septembre 2014, p. 25.
  • 14 « La caída histórica del paro en 2016 se apoya en una alta precariedad », El País, 4 janvier 2017 e (…)

5Cette crise immobilière a également mis au chômage une bonne partie des travailleurs espagnols, le pic d’inactifs fut atteint en 2013 avec 27,1% de chômage8. En décembre 2016, avec 19,2% de chômeurs dont 43,6% des jeunes, l’Espagne était le deuxième pays de l’UE avec le taux de chômage le plus élevé9. Conséquence de cela, les crédits immobiliers impayés ont explosé passant de 1% à 13% depuis 2007. La crise économique de 2008 a aussi durement frappé les classes moyennes et populaires espagnoles. De 2007 à 2011, les revenus des 10% les plus pauvres ont été réduits de 42,4%, alors que les salaires les plus élevés n’ont cessé d’augmenter10. La pauvreté infantile est réapparue11, et après des années de « miracle économique », l’Espagne se situe désormais à la tête des pays les plus inégalitaires de l’UE derrière la Grande-Bretagne12. Aujourd’hui, le chômage a certes baissé, mais il demeure toutefois très élevé, touchant 18,6% des actifs, tandis que la précarité s’est répandue dans la plupart des secteurs d’activité13. Ainsi, à la fin de l’année 2016, 40,2% des employés travaillaient à temps partiel ou avaient un contrat à durée déterminée14.

  • 15 Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 2012.
  • 16 « El rescate bancario ha costado ya la mitad del dinero público comprometido », El Periódico, 10 ja (…)
  • 17 Ángel Bergés et Sara Baliña, Op. cit, 2015, p. 23-32.

6Cependant, il serait erroné de croire que la crise en Espagne a été seulement une crise de nature sociale et économique. La responsabilité des élites politiques a constitué un facteur déterminant dans la complexité d’une crise qui est devenue multiforme. En effet, l’incapacité des gouvernants à limiter les dégâts de la récession et leurs implications dans des affaires de corruption ont miné la confiance des citoyens dans le système de représentation politique15. Durant toute la décennie 1990-2000, les élites politiques espagnoles ont été en partie responsables des risques pris par les banques, car elles ont encouragé des projets immobiliers souvent peu viables dans leurs régions. Encouragé par l’UE, le sauvetage des banques en faillite par l’État qui a coûté 62 495 millions dont 53 553 payés avec des fonds publics, a fait exploser la dette16. Si les causes de cette crise se trouvent dans les spéculations financière et immobilière des banques, le ralentissement de l’économie fut aussi la conséquence directe de la financiarisation : la « perte de confiance » des marchés a ainsi favorisé le renchérissement de la dette de 36,1% du PIB en 2007 à 93,4% en 201317.

1.2. Crise démocratique et mise en question du système politique

  • 18 Antonio Papell, Zapatero 2004-2008. La legislatura de la crispación, Madrid, Foca Ediciones, 2008, (…)

7Une analyse rétrospective des années des gouvernements socialistes de José Luis Rodriguez Zapatero (2004-2011) et conservateurs de Mariano Rajoy, nous permet de souligner leur incapacité à modifier les fondements du système économique espagnol pour mettre fin au chômage structurel et combattre les inégalités. Si l’on s’intéresse aux politiques menées par le PSOE puis par le PP, on peut comprendre la défiance des citoyens à l’égard des élites. Le gouvernement socialiste de Zapatero misa sur les évolutions sociétales telles que la reconnaissance du mariage homosexuel, la réduction des inégalités hommes-femmes, les politiques d’aides familiales ou la justice mémorielle, sans pour autant remettre en cause les failles et les excès des politiques menées par la droite de José María Aznar (1996-2004)18.

  • 19 Natalia Junquera, « Las 10 grandes rectificaciones de Zapatero », El País, 24 août 2011.

8Avec l’éclatement de la bulle immobilière et la faillite des principales banques espagnoles, le PSOE oublia ses promesses en faveur des classes populaires et se plia aux exigences d’austérité imposées par la Troïka. En août 2008, il mit en place un plan d’austérité composé de 24 mesures totalement opposées à ses promesses de campagne : réduction de 70% des ouvertures de poste et de 5% des salaires des fonctionnaires; hausse de la TVA ; gel des pensions de retraite et augmentation de l’âge de départ à 67 ans ; fin du « chèque-bébé » de 2500 euros et de la déduction de 400 euros sur l’impôt sur le revenu ; application d’une réforme du travail réduisant les primes de licenciement de 33 à 25 jours d’indemnisation par année travaillée qui déboucha sur une grève générale19. Le mécontentement contre les politiques d’austérité menées par le PSOE se cristallisa lors de la célébration d’élections anticipées en 2011, qui entraînèrent la défaite du successeur de Zapatero, Alfredo Pérez Rubalcaba, qui obtint seulement 28,4% des voix contre 44,6% pour le PP.

  • 20 Alicia Fernández García et Mathieu Petithomme, « La crise démocratique en Espagne et le renouveau d (…)
  • 21 Ibid.

9Le gouvernement conservateur de Mariano Rajoy qui fut investi avec une majorité absolue, continua avec cette politique néolibérale d’austérité et d’aide aux entités bancaires en difficulté. Dès son arrivée au gouvernement, Mariano Rajoy augmenta l’impôt sur le revenu et la TVA de 18% à 21% en juillet 2012. Il se donna pour cap de réduire le déficit public de 13 400 millions d’euros (la plus importante restriction budgétaire depuis 1978) par le biais de privatisations, de licenciements, du gel des salaires des fonctionnaires et des retraites, de coupes budgétaires dans le secteur de la santé et de l’éducation, et d’une diminution de 40% des investissements publics au cours de l’année 201220. Cependant, les données économiques contredirent l’impact positif attendu de ces politiques d’austérité, et l’Espagne entra à nouveau en récession et ce jusqu’à la fin de l’année 2013 : plus de 374 000 emplois furent supprimés, le prix de l’électricité fut à nouveau augmenté de 5% et le salaire minimum gelé à 645,3 euros21.

  • 22 Sondage El País/Metroscopia, 2 novembre 2014.
  • 23 « Las tarjetas opacas de Caja Madrid al detalle », El País, 31 janvier 2015.
  • 24 En 2012, 48 des 487 postes des conseils d’administration de l’IBEX 35 qui regroupe les principales (…)

10Dès le début de l’année 2014, les analystes économiques évoquèrent un retour de la croissance économique, mais ce discours a du mal à convaincre les classes moyennes et populaires espagnoles pour qui le quotidien reste marqué par la hausse des inégalités, les coupes budgétaires et la remise en cause des droits sociaux. Des inégalités qui se sont renforcées après la crise de 2008 et qui ont fait émerger un sentiment partagé d’injustice, d’autant plus nourri par la multiplication des affaires de corruption touchant les élites politiques. La prolifération des affaires de corruption est telle que le sujet est devenu l’une des préoccupations majeures des citoyens, derrière le chômage22. De plus, en septembre 2014, la presse se fit écho de l’affaire des « cartes opaques » qui révéla les liens existants entre les élites politiques et les banques23. Cette affaire dévoila l’usage par des dirigeants politiques de comptes bancaires non déclarés de Caja Madrid et de Bankia. Elle mit aussi en évidence comment les dirigeants politiques espagnols sont souvent placés à la direction des principales banques et des caisses d’épargne24.

2. Mouvements sociaux et désobéissance civile : retour sur l’indignation citoyenne dans l’Espagne en crise

2.1. Les « indignés » : genèse du mouvement

  • 25 Graeme Hayes et Sylvie Ollitraut, La désobéissance civile, Paris, Presses de Sciences-Po, 2012, p. (…)

11Après les mouvements sociaux des années 1960 et 1970, la désobéissance civile a connu un certain recul dans les luttes sociales, et sans avoir disparue, elle s’est transformée pour s’adapter au nouveau contexte25. Suite à la crise de 2008, la désobéissance civile en Espagne a connu un certain renouveau. Mais qu’entendons-nous par désobéissance civile ? Les politologues Graeme Hayes et Sylvie Ollitrault mettent en avant deux aspects : d’abord, le caractère public, non violent et conscient de l’acte et ensuite, sa nature transgressive, à savoir contraire à la loi dans le but de la faire évoluer. La finalité ultime de toute expression de désobéissance civile n’est pas de renverser l’État de droit ou d’en finir avec le système démocratique, mais plutôt de le faire évoluer et de mettre fin à ses failles. Dans le cas espagnol, les revendications des Indignés pour la sauvegarde des droits démocratiques répondent à cette approche.

  • 26 Jérôme Ferret, « Des devenirs minoritaires. Retour sur l’expérience politique des indignés espagnol (…)
  • 27 Ibid.

12En mettant en question le système politique hérité de la Constitution de 1978, en exigeant une révision de celle-ci susceptible de garantir l’indépendance de la justice, la transparence en politique ou un nouveau modèle autonomique, les Indignés remirent en cause l’ordre social et bousculèrent l’ordre institutionnel sans pour autant vouloir le renverser. Comment est-il possible que des hommes politiques siègent dans les conseils d’administration des banques ? Comment se fait-il que des accusations de corruption soient prescrites avant même d’avoir été jugées par la justice ? Comment une banque peut-elle procéder à des expulsions ? Ces quelques questions furent par exemple mises sur le devant de la scène politique par les Indignés espagnols, de telle sorte qu’il est possible de considérer ce mouvement comme « une institution imaginaire dans le sens où elle veut instituer en sortant de l’institué »26. Leur attachement à la démocratie les pousse à vouloir travailler avec les institutions et en aucun cas contre elles, ce qui les différencie d’autres groupes altermondialistes27. Il s’agit pour les Indignés de faire bouger les choses et les lignes d’action, et leur activisme qui est aussi bien social que on-line, cherche à imposer une plus grande transparence et démocratisation des institutions politiques pour répondre à la crise de confiance des citoyens.

  • 28 Héloïse Nez, « Délibérer en plein air. Analyse spatiale des assemblées des Indignados à Madrid », H (…)
  • 29 Alicia Fernández García et Mathieu Petithomme, Op. cit., 2015, p.36-37.

13Pour Héloïse Nez, l’établissement de campements dans l’espace public urbain a permis de renforcer les conditions de délibération des mouvements sociaux ainsi que le caractère transparent et public des débats28. Une transparence et une ouverture qui sont au cœur même du mouvement et qui s’opposèrent à l’espace clos et endogamique des cercles du pouvoir institutionnel. En effet, le slogan « Ils ne nous représentent pas ! » ainsi que les occupations des places exprimèrent fort bien leur éloignement du cercle fermé des élites politiques corrompues. De plus, l’espace public urbain apparut pour les Indignés espagnols doté d’un poids symbolique particulier. Si son occupation répondit à la volonté de revendiquer un usage politique de celui-ci afin de briser les hiérarchies du pouvoir, le lieu de réunion initial choisi, à savoir la Puerta del Sol à Madrid, facilita l’appel au soutien de l’opinion publique29.

  • 30 Jérôme Ferret, « La violence refusée. Le mouvement des “indignés” entendu comme un espace de re-con (…)
  • 31 Jérôme Ferret, Op. cit, 2013, p. 91.

14Fidèles à leur volonté de visibilité et de transparence, les Indignés espagnols voulurent garder leur indépendance politique, de telle sorte qu’ils refusèrent toute identification avec un quelconque parti politique, organisation ou syndicat. La revendication apolitique et non-syndicale des Indignés espagnols leur permit d’engendrer une forte adhésion populaire et de s’adresser à une partie importante des Espagnols, celle des « sans voix ». Sur le campement installé à la Puerta del Sol, tout signe identitaire fut banni afin d’éviter toute réappropriation politique. L’une des caractéristiques du mouvement des Indignés fut leur détachement des courants idéologiques traditionnels et notamment le refus de la violence qui a souvent été à l’origine d’autres mouvements de désobéissance civile tels que les Okupas30. En revanche, ils prônèrent un caractère populaire et de révolte sociale. Malgré l’apparition de la plateforme Démocratie réelle maintenant (« Democracia real ya »), le mouvement des Indignés se caractérisa par la pluralité de courants : en effet plus de 600 collectifs et associations en firent partie, ce qui rendit difficile voire impossible toute appropriation symbolique. Toutefois, la recherche d’adhésion citoyenne et de volonté fédératrice s’est transformée en piège, dans la mesure où « les indignés » sont devenus un label et qu’ils ont été récupérés médiatiquement par d’autres acteurs31.

2.2. Modalités d’action et renouveau de la contestation

  • 32 Sylvie Koller, « Le mouvement des indignés : la création du 15M et sa postérité », Alicia Fernández (…)

15Les manifestations des citoyens contre l’austérité, le mécontentement grandissant à l’égard des actions ou de l’immobilisme des élites politiques et des banques, et la remise en cause de l’avenir de toute une génération d’Espagnols constituèrent les germes de la création de deux collectifs : Juventud Sin Futuro (« Jeunes sans futur ») et Democracia Real Ya (« Démocratie réelle maintenant »). Leur première action fut la convocation d’une manifestation partout en Espagne le 15 mai 2011 afin de dénoncer aussi bien les responsables de la crise que le système et d’exiger l’instauration d’une « démocratie réelle », à savoir plus participative et horizontale capable d’appliquer les principes de justice et d’égalité. Ce fut la naissance du mouvement des Indignés, dénommé aussi « 15-M », en référence à la date initiale de l’action collective32.

  • 33 Ibid., p. 203-205.
  • 34 Philippe Blanchard, « Agenda », Olivier Fillieule, Lilian Mathieu et Cécile Pèchu (dir.), Dictionna (…)
  • 35 « Las huelgas generales de la democracia », El País, 14 juin 2010.

16L’établissement des campements citoyens sur les places publiques a provoqué un « choc moral » tout de suite relayé par les médias, ce qui a encouragé la mobilisation de secteurs le plus souvent dépourvus de tradition militante33. Au-delà de l’opposition au système néolibéral et l’exigence d’une démocratie plus participative, le point commun de l’ensemble de ces mobilisations fut la « mise sur l’agenda » de questions sociales et politiques telles que la dénonciation de la corruption politique et du système bancaire, de la financiarisation de l’économie, la lutte contre les expulsions locatives, la mise en question des politiques d’austérité et la critique du système issu de la Constitution de 197834. Les Espagnols ont également fait usage de leur liberté de contester pour s’opposer aux plans d’austérité imposés par le PSOE puis par le PP, sous l’influence de la Troïka. L’ampleur de la contestation fut multiforme : elle est aussi venue de la part des syndicats (UGT et CC.OO) qui, malgré le caractère tardif de leurs démarches, ont convoqué quatre grèves générales entre 2010 et 2012, remettant ainsi en cause la tradition peu contestataire des Espagnols depuis le retour à la démocratie35. Les étudiants, les chômeurs, les fonctionnaires, les personnels de la santé fortement touchés par les coupes budgétaires et les licenciements se sont de même massivement mobilisés lors de multiples rassemblements donnant naissance au phénomène des « marées » citoyennes.

  • 36 Juan Luis Ruiz-Giménez, « La insumisión en favor de la asistencia », José Miguel Monzón (dir.), No (…)
  • 37 Karine Bergès, « Les féminismes dans l’Espagne d’aujourd’hui », Alicia Fernández García et Mathieu (…)

17Deux domaines firent particulièrement l’objet de contestations citoyennes : la santé et l’éducation. En 2011, l’ancienne maire de Madrid annonça un plan de privatisation de certains hôpitaux, enclenchant le début de la marée blanche des personnels de la santé. Un an après, l’État instaura le « co-paiement pharmaceutique » qui oblige désormais les malades à payer une franchise de 10% sur le prix des médicaments indépendamment des revenus du patient. Cette mesure fut suivie d’une autre connue comme le « medicamentazo », à savoir le paiement intégral par le consommateur de plus de 47 médicaments. Des mesures qui allaient appauvrir davantage les classes populaires. Une campagne de désobéissance civile encouragée par les médecins et les personnels de la santé fut ainsi déclarée lorsque le gouvernement de Mariano Rajoy annonça la fin de l’assistance sanitaire gratuite pour les 900 000 immigrants illégaux en Espagne36. De même, la proposition du ministre de la Justice de l’époque, Alberto Ruiz Gallardón en faveur d’une réforme de la loi sur l’avortement, fit également l’objet d’une active mobilisation qui entraîna la démission du ministre37.

  • 38 « El Congreso aprueba la reforma educativa Wert con los únicos votos del Partido Popular », El Mund (…)
  • 39 « Las cuatro mayores críticas a la polémica ley Wert », El País, 5 octobre 2013.
  • 40 Beatriz Lucas, « 14 claves de la Reforma educativa de Wert », El País, 13 décembre 2012.

18Les politiques d’austérité dans le secteur de l’éducation et notamment la réforme éducative approuvée par le ministre Wert le 10 octobre 2013 engendrèrent des manifestations de la part d’étudiants, des personnels et des familles38. Cette loi modifia profondément le système éducatif espagnol. Au-delà de l’augmentation du nombre d’heures de cours des professeurs et du nombre d’élèves par classe, cette loi limita le redoublement, établit une sélection des étudiants orientant une partie d’entre eux vers les filières professionnelles, tout en durcissant l’entrée de ces élèves à l’université. Cette loi permettait également aux établissements scolaires dit « concertados », à savoir semi-privés, de mettre en place une ségrégation des sexes39. L’enseignement de la matière de « religion » devint obligatoire tandis que les langues régionales furent reléguées au rang de simples langues de spécialité40. De plus, le nombre de bourses fut réduit, et les frais d’inscription universitaires déjà très élevés en Espagne furent augmentés. La réponse citoyenne ne se fit pas attendre et une grève générale fut convoquée le 24 octobre 2013.

  • 41 Mathieu Petithomme, « Le droit au logement et la lutte contre les expulsions : la Plataforma de Afe (…)

19De nouvelles luttes sociales ont émergé notamment autour du droit au logement et les mécanismes de contestation ont donné naissance à des répertoires d’actions collectives peu utilisés dans la société espagnole. Ainsi, en novembre 2010, à Bisbal del Penedès en Catalogne, des citoyens et des militants se sont donnés rendez-vous devant le logement de Luis, un mécanicien au chômage menacé d’expulsion par sa banque, la Caixa Catalunya. La forte mobilisation populaire ainsi que la présence des journalistes pour dénoncer le comportement abusif des banques ont empêché l’expulsion. Les exemples de concentrations citoyennes afin d’éviter une expulsion se sont succédés en Espagne ces dernières années. Le recours à la désobéissance civile et à la médiatisation des actions a ralenti les expulsions et a donné naissance à la Plateforme des affectés par l’hypothèque (« Plataforma de Afectados por la Hipoteca »), tout d’abord en Catalogne sous l’élan d’Ada Colau et d’Adriá Alemany puis dans le reste de l’Espagne41. Sous le slogan « Stop desahucios », et par le bais de sifflets et de regroupements citoyens, les mobilisations de cette plateforme cherchèrent à s’interposer aux forces de l’ordre pour mettre fin aux expulsions.

  • 42 Alicia Fernández García et Mathieu Petithomme, Op. cit, 2015, p. 40-41.

20Toutefois, la désobéissance civile en Espagne depuis la crise de 2008 a connu une multiplication de ses répertoires d’action : on se souviendra ainsi des cris d’intimidation dits « escraches » à l’entrée des logements des hommes politiques accusés de corruption ; on citera le mouvement « Occupe le Congrès » du 25 septembre 2012 ou l’irruption de manifestants au Parlament catalan au mois de juillet 2014 ; ou encore le groupe d’artistes Flo 6×8 qui ont dénoncé en chansons les responsables de la crise. En voulant représenter une « majorité silencieuse », celle des « 99% contre les 1% », celle des « dominés », les manifestants ont donné une représentation symbolique aux « citoyens d’en bas » et à leurs droits remis en cause par des élites politico-financières42. La désobéissance civile des Espagnols s’est développée de telle sorte que l’on peut donc affirmer que la liberté de contester dans l’Espagne du temps présent a généré une certaine institutionnalisation de l’indignation. Ces mouvements sociaux ont non seulement repolitisé la société espagnole, mais ils ont aussi ouvert la voie à l’émergence de nouvelles forces politiques et à une recomposition des équilibres électoraux.

3. La politisation de l’indignation dans l’Espagne d’aujourd’hui

3.1. L’héritage social de la contestation des Indignés

21L’ampleur de la contestation citoyenne des Indignés est parvenue à légitimer des pratiques et à renouveler la désobéissance civile. Mais, que reste-il des Indignés ? Quel a été l’héritage social de ce mouvement ? Suite au démantèlement des campements durant l’automne 2011, le mouvement « indigné » a muté tout en se déplaçant des rues au siège du pouvoir politique et économique. D’ailleurs, le slogan de la dernière assemblée générale confirma ce virage : « No nos vamos, nos expandimos ». Si ces campements massifs ne se sont plus reproduits, ils ont contribué à mettre sur le devant de la scène publique d’abord puis politique ensuite, des causes jusqu’alors invisibles qui font désormais partie des discours de certaines formations politiques. Ainsi, dans l’Espagne d’aujourd’hui, des sujets chers aux indignés tels que les « desahucios » à savoir les expulsions locatives et l’idée d’approuver des moratoires, la critique du bipartisme, de la corruption ou encore la défense de l’État providence, sont désormais pleinement intégrés par l’opinion publique.

  • 43 Lire les articles « La Junta aprueba un proyecto de Ley para blindar la sanidad pública », El País(…)
  • 44 « Plataformas piden blindar la escuela pública ante recortes con una clausula del suelo », Sur, 14 (…)

22L’héritage des Indignés dans l’Espagne du temps présent est multiforme. La socialisation de la contestation des Indignés s’est d’abord cristallisée autour de deux revendications, l’éducation et la santé donnant lieu aux deux premières marées. La différence entre les marées et les mouvements traditionnels de contestation est qu’au-delà de la dénonciation de la dégradation des conditions de travail ou des services, ces marées ont mis au cœur du débat social et politique la durabilité des services publics et la défense du bien commun. Les slogans proclamés « Sanidad y educación de todos y para todos » témoignèrent des idées chères aux indignés. C’est cette nouvelle sensibilité collective qui a conduit certaines communautés autonomes à « blinder » la Sécurité Sociale et à assurer les principes d’universalité, de gratuité et de solidarité dans l’accès aux soins43. De même, plusieurs associations citoyennes et certains partis tels que Podemos et IU ont exigé la défense de l’éducation publique à travers un investissement fixe à hauteur de 5% du PIB44.

23Dans sa volonté de bousculer le système, le mouvement des Indignés a dénoncé les limites du système électoral espagnol hérité de la Constitution de 1978 qui, régit par le principe D’Hont, instaure une pénalisation des partis minoritaires. Les Indignés ont exigé un changement de la Loi électorale par le biais de listes ouvertes et une circonscription unique afin que l’obtention de sièges soit proportionnelle au nombre de voix. Un sujet qui fait aujourd’hui la Une du débat politique et social. De même, sous le slogan « Más y mejor democracia », les Indignés ont fait du terme « participation » l’un des qualificatifs qui définit le mieux la société espagnole actuelle où l’on réclame transparence, éthique et lutte contre la corruption, ainsi qu’une plus grande participation des citoyens dans les décisions politiques par le biais de référendums par exemple.

24En effet, la participation citoyenne a généré un nouveau modèle démocratique, juridique et économique désormais en vigueur en Espagne. Les nombreuses assemblées célébrées par les Indignés et les débats organisés en pleine rue ont témoigné de la possibilité de faire de la politique à l’horizontale et en marge des institutions. Un idéal d’action promu dans l’actualité par des formations politiques comme Ahora Madrid ou En Comú à Barcelone, qui ont fait de la participation citoyenne à travers la consultation en ligne un modèle de gouvernance. De plus, les exigences de transparence en politique brandies par les Indignés ont débouché sur la publication officielle et en ligne des déclarations d’intérêts de certaines élites politiques. Depuis lors, et même si la mesure a du mal à s’imposer, plusieurs formations politiques insistent sur le besoin de transparence et les candidats promettent de rendre public leurs revenus dans le cas où ils seront élus. La revendication de plus de transparence fit l’objet de la Loi sur la Transparence de novembre 2013, considérée comme insuffisante par certaines ONG et les partis d’opposition. Quoi qu’il en soit, on doit aux Indignés la prise de conscience publique de l’importance de l’information et de la transparence.

  • 45 « Absoluto rechazo del Partido Feminista ante el Pacto de Estado contra la Violencia machista », Pú (…)

25L’héritage des Indignés a également pénétré dans le débat des féministes. La marée dite « violette » et la naissance de la Comisión de Feminismos Sol firent émerger un discours qui, six ans plus tard, a été revitalisé. Droits sexuels et de reproduction, travail domestique, diversité sexuelle, violence faite aux femmes, furent quelques-uns des sujets abordés dans les assemblées des Indignés. Un discours qui aujourd’hui s’est étendu en s’emparant de nouveaux arguments. Dans l’actualité, le débat autour de la réforme de l’interruption volontaire de grossesse, sur les droits de garde des enfants ou sur le harcèlement de rue sont la preuve de l’impact actuel de la marée violette des Indignés. De même, malgré les critiques du texte final, les féministes de Sol ont poussé les forces politiques à améliorer la Loi de protection contre la violence de genre de 2004 et à établir un nouveau pacte d’État sur cette question45.

26De plus, la contestation des indignés a ravivé le débat sur le rapport existant entre les pouvoirs politiques et financiers et a mis la focale sur la dette publique espagnole. Jamais auparavant des concepts tels que la restructuration de la dette, la critique de la spéculation ou des bonus ont été autant débattus que pendant cette période qui a suivi la crise. Depuis la naissance du mouvement, la recherche de la mise en place d’un « tribunal de la dette » pour identifier son origine, connaître ses causes et mettre sur la table la renégociation de ses parties considérées illégitimes s’est fortifiée dans les cercles de la gauche alternative. Ces propositions ont été adoptées par des mouvements sociaux et économiques ainsi que par certains partis politiques. La demande d’un tribunal de vérification des comptes a été également réclamée dans des villes au bord de la faillite à cause de dettes et de projets urbains devenus de véritables gouffres financiers.

3.2. L’héritage politique des Indignés : de la contestation citoyenne à la représentation politique

  • 46 Anthony H. Birch, The Concepts and Theories of Modem Democracy, New York, Routledge, 1993, p. 45.

27Malgré cette contestation citoyenne de grande ampleur, les Indignés n’ont pas réussi à renverser le leadership du gouvernement conservateur de Mariano Rajoy ni le rapport de force entre les deux partis dominants. Toutefois, leur mobilisation a permis un nouveau rééquilibrage de l’échiquier politique devenu pluriel, un rajeunissement de la classe politique espagnole, ainsi que la mise sur le devant de l’agenda politique d’une série de sujets tels que l’ouverture d’un débat sur les limites du système politique hérité de la Constitution, ou le renforcement de la lutte et le durcissement des peines pour les délits de corruption. L’expérience des Indignés a montré le dynamisme de la démocratie et s’est avérée l’expression la plus fidèle de sa définition classique, à savoir, « ce gouvernement au sein duquel le peuple conserve le pouvoir suprême »46.

28Une fois les campements démantelés, l’attente majeure d’une partie de la jeunesse a été celle de voir le mouvement se constituer en parti politique. Au cours du printemps 2012, le mouvement se divisa ainsi entre les partisans de la création d’une expression politique et ceux qui craignaient que celui-ci tombe dans les travers si critiqués de l’oligarchie. De cette scission sont nés plus de 50 groupes actifs du 15-M à Madrid et des dizaines de projets conçus dans la mouvance des Indignés qui constituent aujourd’hui une preuve tangible du caractère contestataire du mouvement mais aussi de son action publique. À ce propos, on citera certains collectifs qui, par le biais d’actions parfois peu médiatisées et éloignées du grand changement promu initialement par le mouvement, sont en train de changer des vies. Parmi elles, le mouvement dit « anti-desahucios » à la tête duquel se situe la PAH, qui a arrêté des dizaines d’expulsions, renégocié des hypothèques et permit la signature de nombreuses dations en paiement ; la commission LegalSol qui est devenue le blason juridique de nombreux autres collectifs et le soutien psychologique et social permettant à tous ceux qui ont subi des expulsions de surmonter leur traumatisme; ou encore, la plateforme Graba tu pleno, qui mise sur les enregistrements de séances plénières comme moyen d’améliorer la transparence et de garantir la participation citoyenne.

29La transparence en politique exigée par les Indignés a de même conduit certaines mairies espagnoles à se doter d’un service de streaming, à savoir de retransmission en direct des séances plénières. De plus, le scandale suscité par l’impunité de Rodrigo Rato face à sa gestion désastreuse à la tête de Bankia, a donné naissance au collectif 15MpaRato, qui a déposé une plainte contre le conseil d’administration de Bankia. On citera aussi la création de l’Oficina Precaria dont l’objectif est de conseiller tout employé sur ses droits au travail. Plusieurs avocats proposent des créneaux de consultation gratuits et l’une de ses plus grandes réussites fut la condamnation d’une entreprise de nettoyage de la périphérie de Madrid pour avoir limogé une employée suite à sa participation à la grève générale du 14 novembre.

  • 47 Mathieu Petithomme, « La crise de la représentation et l’ascension de Podemos: l’émancipation citoy (…)

30Dans le domaine du politique, une constellation d’initiatives politiques ont surgi afin de trouver la réponse au slogan si scandé de « No nos representan » et d’asseoir le visage du mécontentement des citoyens dans un siège au Congrès. La fragmentation du vote indigné s’est effectuée autour de plusieurs formations politiques et confluences citoyennes en 2014 (Podemos, Equo, Partido X, EnRed, Confluencia, Asamblea Ciudadana, En Comú, Ahora Madrid, Marea, etc.). La diversité de ces formations est le meilleur exemple d’une politisation de l’indignation propre aux Indignés. Le parti Podemos qui est devenu la troisième force politique du pays avec 5 millions de voix depuis les élections générales de 2016 et qui compte désormais 71 députés est en effet une issue du mouvement des indignés et sa constitution en parti politique se forgea lors de l’assemblée citoyenne de Vistalegre en octobre 2014. L’indignation est au cœur même de ce parti : pour son fondateur Pablo Iglesias, il s’agit de replacer l’émancipation citoyenne au centre du débat politique47.

31De ce fait, on peut dire que le mouvement des indignés fut le début d’un cycle de contestation, à savoir d’une socialisation de la contestation qui a engendré un changement d’attitude important des Espagnols envers la politique. Les élites politiques issues des partis dominants sont aujourd’hui discréditées et considérées comme une « caste » par une frange importante des citoyens, à savoir une oligarchie dotée de privilèges trop avantageux et démesurés. De ce fait, le soutien des partis dominants, aussi bien à droite (PP) qu’à gauche (PSOE), ne cesse de décliner au détriment de formations contestataires. Comme l’avançait un slogan des indignés « Ni cara A ni cara B : queremos cambiar de disco », tout paraît indiquer que l’indignation en Espagne s’oppose au vieux bipartisme tout en misant sur la pluralité politique et le consensus.

  • 48 Marcos Sanz, « De la indignación a la oxigenación », El País, 1 novembre 2016.
  • 49 « Crece el interés de los jóvenes por la política pero también su desconfianza», ABC, 10 avril 2015 (…)

32En à peine quelques années, Podemos et ses coalitions ont réussi à faire de l’indignation un ressort politique48. Un tel souffle de renouveau politique a débouché sur une intense réactivation de l’intérêt des citoyens envers la politique notamment chez les jeunes : en 2014, 41% des jeunes espagnols entre 18 et 25 ans se disaient ainsi intéressés par la politique contre 27% en 200849. De même, les résultats des élections municipales et générales de 2015 illustrèrent le souffle de l’indignation qui est désormais portée par Podemos. La toute nouvelle coalition de gauche a réussi à s’emparer des mairies des principales villes espagnoles en s’alliant avec d’autres forces politiques (Madrid, Barcelone et Valencia). Lors des élections législatives de décembre 2015 puis de juin 2016, la victoire sans majorité absolue du PP ainsi que la chute du PSOE (22,6%) qui obtint le pire résultat électoral de son histoire, montrèrent l’impact des apports novateurs exprimés par la contestation des Indignés. La percée de Podemos mais aussi l’émergence de Ciudadanos, parti de centre-droit dirigé par le jeune Albert Rivera, témoignèrent de la revitalisation d’un système politique dégradé.

* * *

33Ainsi, quel est le bilan social et politique de la contestation des Indignés espagnols ? Dans quelle mesure la liberté de contester et la désobéissance civile à l’origine de la crise de 2008, ont-elles contribué à l’évolution des mentalités et au basculement du système politique ? Le chômage élevé, la précarité et les politiques d’austérité ont entraîné un déclassement social des classes moyennes et populaires. Toutefois, la crise qui frappe l’Espagne depuis 2008 est autant une crise politique et économique qu’institutionnelle, comme le manifeste les demandes d’une révision de la Constitution de 1978. De plus, la presse espagnole a dévoilé le cynisme du discours des élites politiques et le décalage entre leurs demandes d’efforts et de sacrifices nationaux en imposant des coupes budgétaires, et leurs pratiques d’évasion fiscale et de corruption.

34Cette désaffection politique a joué un rôle central dans la naissance du mouvement des Indignés et des demandes d’une « démocratie réelle maintenant ». Le 22 mars 2014, la concentration de la colère et de la protestation se forgea un espace à Madrid, où un cortège de manifestations arriva sur la Puerta del Sol, réunissant plus de 500 000 personnes. Sous le slogan « pan, trabajo y dignidad », les manifestants exigèrent la célébration d’un référendum sur les politiques d’austérité. Dans le sillage des Indignés, la succession de ces mobilisations collectives sous la forme de regroupements et « marées » illustra bien le renouvellement d’une tradition contestataire. Les Indignés espagnols ont d’abord énoncé ce qui était injustice, pour tenter ensuite par la communication et la mobilisation, que l’injustice devienne inadmissible, pour enfin transformer cet inadmissible en un sujet politique.

35L’héritage des Indignés dans l’Espagne actuelle est ainsi multiforme, à la fois politique et social mais aussi symbolique et lié à une prise de conscience. Ils ont ainsi pris la relève des organisations de voisins et des syndicats comme stimulants de la conscience sociale et de la participation citoyenne. Même si les plus sceptiques critiquent une forme d’organisation utopique, l’apport symbolique du mouvement est aujourd’hui largement partagé. Ils ont récupéré des causes devenues invisibles pour la plupart des citoyens en les plaçant au centre du débat politique et social et ils ont aussi revitalisé l’importance de l’accès à l’information pour lutter contre la corruption tout en ravivant le débat sur les rapports existants entre les pouvoirs politiques et les banques. Le non-respect des promesses électorales des partis une fois au pouvoir, leur incapacité à freiner la récession ainsi que les scandales de corruption ont éloigné les classes moyennes et populaires des grands partis dominants. Cependant, refusant toute résignation, les Indignés ont fait de la crise une opportunité pour changer les choses et l’une de leur grande réussite fut le fait d’avoir politisé l’indignation citoyenne. Ce sont les électeurs d’en bas et les jeunes, les plus exposés à la crise, qui ont succombé à l’offre politique de Podemos, un parti qui a fait du désarroi des citoyens une question politique.

Alicia Fernández Garcia,
Hispanique, 10/2017.

Notes

1 Olivier Fillieule et Danielle Tartakowsky, La manifestation, Paris, Presses de Sciences-Po, 2008, p. 44.

2 Alicia Fernández García et Mathieu Petithomme, « La crise démocratique espagnole et le renouveau de la contestation », Alicia Fernández García et Mathieu Petithomme (dir.), Contester en Espagne. Crise démocratique et mouvements sociaux, Paris, Demopolis, 2015, p. 11-13.

3 Ángel Bergés et Sara Baliña, « El mapa de la deuda en España: ¿quién debe a quién? », Cuadernos de información económica, nº 244, 2015, p. 23-32.

4 Consejo de redacción, « La Política Económica del Gobierno Zapatero: continuidad, cambio, nuevas incógnitas », Revista del fondo social, nº 62, 2007, p. 293-318.

5 María Crespo, « Stiglitz: El modelo económico que nos llevó al desastre aún se enseña en las universidades », El Mundo, 25 juilliet 2011.

6 Julia Nuñez, José M. Caridad et Nuria Ceular, « La subida de los precios de la vivienda: factores determinantes », Boletín de la Real Academia de Córdoba de Ciencias, Bellas Letras y Nobles Artes, nº 152, 2007, p. 305-320

7 « La riqueza inmobiliaria de los españoles baja un 1,7 billones de euros », El Mundo, 25 octobre 2016.

8 Daniel Del Pino, « El paro en España supera por primera vez los seis millones », Público, 25 avril 2013.

9 « España protagoniza el mayor descenso de la tasa de paro de la UE », Diario Sur, 1 décembre 2016.

10 José Otero, « España sufre la crisis más desigual », El País, 19 juin 2014.

11 « El riesgo de pobreza para un niño en España: 34% si es nacido de un nacional; 60% si es hijo de un inmigrante », ABC, 28 juin 2016.

12 « España, el país más desigual de la OCDE, 14 veces más que Grecia », La Vanguardia, 18 janvier 2016.

13 « Cobrar lo mínimo de lo mínimo », Alternativas Económicas, n° 17, septembre 2014, p. 25.

14 « La caída histórica del paro en 2016 se apoya en una alta precariedad », El País, 4 janvier 2017 et « La firma de contratos marca máximos pero cada vez son más breves », El País, 13 août 2016.

15 Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 2012.

16 « El rescate bancario ha costado ya la mitad del dinero público comprometido », El Periódico, 10 janvier 2017.

17 Ángel Bergés et Sara Baliña, Op. cit, 2015, p. 23-32.

18 Antonio Papell, Zapatero 2004-2008. La legislatura de la crispación, Madrid, Foca Ediciones, 2008, p. 347-358.

19 Natalia Junquera, « Las 10 grandes rectificaciones de Zapatero », El País, 24 août 2011.

20 Alicia Fernández García et Mathieu Petithomme, « La crise démocratique en Espagne et le renouveau de la contestation », Alicia Fernández García et Mathieu Petithomme (dir.), Op. cit., 2015, p. 22-23.

21 Ibid.

22 Sondage El País/Metroscopia, 2 novembre 2014.

23 « Las tarjetas opacas de Caja Madrid al detalle », El País, 31 janvier 2015.

24 En 2012, 48 des 487 postes des conseils d’administration de l’IBEX 35 qui regroupe les principales multinationales espagnoles, étaient occupés par des membres appartenant au PSOE, au PP, à CiU, par un membre d’Izquierda Unida et un autre du PNV.

25 Graeme Hayes et Sylvie Ollitraut, La désobéissance civile, Paris, Presses de Sciences-Po, 2012, p. 14-15.

26 Jérôme Ferret, « Des devenirs minoritaires. Retour sur l’expérience politique des indignés espagnols » Mouvement(s), nº 75/3, 2013, p. 95.

27 Ibid.

28 Héloïse Nez, « Délibérer en plein air. Analyse spatiale des assemblées des Indignados à Madrid », Hélène Combes, David Garibay et Camille Goirand (dir.), Les lieux de la colère. Occuper l’espace pour contester, de Madrid à Sanaa, Sciences-Po Aix, Karthala, 2015, p. 195.

29 Alicia Fernández García et Mathieu Petithomme, Op. cit., 2015, p.36-37.

30 Jérôme Ferret, « La violence refusée. Le mouvement des “indignés” entendu comme un espace de re-conflictualisation de la société espagnole », Socio, nº 3, 2014, p. 375-391.

31 Jérôme Ferret, Op. cit, 2013, p. 91.

32 Sylvie Koller, « Le mouvement des indignés : la création du 15M et sa postérité », Alicia Fernández García et Mathieu Petithomme (dir.), Op. cit., 2015, p. 195-198.

33 Ibid., p. 203-205.

34 Philippe Blanchard, « Agenda », Olivier Fillieule, Lilian Mathieu et Cécile Pèchu (dir.), Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences-Po, 2009, p. 24.

35 « Las huelgas generales de la democracia », El País, 14 juin 2010.

36 Juan Luis Ruiz-Giménez, « La insumisión en favor de la asistencia », José Miguel Monzón (dir.), No estamos solos. Un retrato de gente que está cambiando este país, Madrid, Planeta, 2014, p. 77.

37 Karine Bergès, « Les féminismes dans l’Espagne d’aujourd’hui », Alicia Fernández García et Mathieu Petithomme (dir.), Op. cit., 2015, p. 119-123.

38 « El Congreso aprueba la reforma educativa Wert con los únicos votos del Partido Popular », El Mundo, 10 octobre 2013.

39 « Las cuatro mayores críticas a la polémica ley Wert », El País, 5 octobre 2013.

40 Beatriz Lucas, « 14 claves de la Reforma educativa de Wert », El País, 13 décembre 2012.

41 Mathieu Petithomme, « Le droit au logement et la lutte contre les expulsions : la Plataforma de Afectados por la Hipotecca », Alicia Fernández García et Mathieu Petithomme (dir.), Op. cit., 2015, p. 219-245.

42 Alicia Fernández García et Mathieu Petithomme, Op. cit, 2015, p. 40-41.

43 Lire les articles « La Junta aprueba un proyecto de Ley para blindar la sanidad pública », El País, 5 décembre 2016 et « Firmado el pacto para blindar la sanidad pública extremeña », Hoy, 3 février 2017.

44 « Plataformas piden blindar la escuela pública ante recortes con una clausula del suelo », Sur, 14 février 2017.

45 « Absoluto rechazo del Partido Feminista ante el Pacto de Estado contra la Violencia machista », Público, 27 juillet 2017.

46 Anthony H. Birch, The Concepts and Theories of Modem Democracy, New York, Routledge, 1993, p. 45.

47 Mathieu Petithomme, « La crise de la représentation et l’ascension de Podemos: l’émancipation citoyenne au cœur de l’échiquier politique ? », Alicia Fernández García et Mathieu Petithomme (dir.), Op. cit., 2015, p. 271-274.

48 Marcos Sanz, « De la indignación a la oxigenación », El País, 1 novembre 2016.

49 « Crece el interés de los jóvenes por la política pero también su desconfianza», ABC, 10 avril 2015.

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Alicia Fernandez Garcia“L’Espagne à l’épreuve de la contestation : mouvements sociaux et mutations politiques depuis la crise”HispanismeS [Online], 10 | 2017, Online since 01 September 2017, connection on 15 November 2024URL: http://journals.openedition.org/hispanismes/5568; DOI: https://doi.org/10.4000/hispanismes.5568

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A LIRE.
■”Le mouvement des Indignés: la création du 15 M et sa posterité”, Sylvie Koller, dans “Contester en Espagne”, 2016, Demopolis, en accès libre.
■”Le15 M, 10 ans après”, Cahiers de civilisation espagnole, 28/2022  en accès libre. Ce numéro offre également de nombreux articles en espagnol sur les aspects culturels et mémoriels du 15-M.
●”De quels indignations parle-t-on?. Des affects individuels aux changements sociaux. Illustrations cordouanes des effets du mouvement du 15-M sur une décennie (2011-2021)”, Leila Tazir, en accès libre.
●”Une génération entre deux crises : jeunes précaires et indignés dans l’Espagne actuelle”, Alicia Fernández Garcia, en accès libre.
■”Des informateurs citoyens. Usage des images par les Indignés espagnols”, Heloise Nez, Sciences de la Société, 94/2015, en accès libre.
Illustration : Description Español: Manifestación de Democracia Real Ya en Madrid el 16 de mayo de 2011. Date 16 May 2011 Source https://www.flickr.com/photos/furilo/5729500520/ Author furilo Licensing w:en:Creative Commons attribution share alike This file is licensed under the Creative Commons Attribution-Share Alike 2.0 Generic license.