L’étude de Ilan Strauss, Tim O’Reilly et Mariana Mazzucato intitulée Amazon’s Algorithmic Rents – The economics of information on Amazon (Les rentes algorithmiques d’Amazon – L’économie de l’information sur Amazon) a été publiée pat le UC Law Science and Technology Journal en juillet 2024. J’ajouterai que la présence parmi les auteur·es de Mariana Mazzucato, de qui j’ai lu trois livres et une autre étude (voir les liens menant à mes billets sur ces documents ici) m’a fortement incité à lire cette étude.
1. Introduction : «L’activité publicitaire d’Amazon, d’une valeur de 37,7 milliards de dollars, s’est développée grâce à l’essor de son marketplace», créé à l’intention d’autres détaillants, grossistes ou fabricants. Ses revenus provenant de cette activité ont augmenté bien plus fortement (hausse de 118 % de 2020 à 2022) que ceux liés à ses propres ventes, représentant cette année-là 25 % de ses ventes totales. Au total, les ventes d’Amazon ont atteint 40 % du total des ventes par Internet. Par contre, ces ventes semblent avoir atteint un plateau, car elles n’ont pas augmenté en 2023.
Cela dit, ses activités publicitaires ont généré des profits de 9,6 milliards $ au dernier trimestre de 2023, soit presque autant que ses activités de ventes par Internet (9,8 milliards $). Cette publicité permet aux vendeurs externes de mieux se situer dans les recherches de produits, alors que c’était la qualité, le prix et la popularité des produits qui permettaient avant cela de mieux se situer dans ces recherches. Par cette utilisation de ses algorithmes, Amazon profite de son pouvoir de marché et du contrôle qu’elle exerce sur l’information pour extraire le plus de rentes possible.
2. L’intégration de l’information et des institutions par l’École de Chicago : Les auteur·es font ici le tour des débats sur l’impact de l’utilisation du contrôle de l’information, notamment dans la publicité, sur les rentes et sur le pouvoir de marché selon l’École de Chicago, un bastion de la droite économique. Selon cette école, la rationalité des consommateur·trices leur permet d’éviter de subir des effets négatifs en raison de la publicité et de l’information incomplète qu’elle transmet. Elle ajoute qu’il n’est donc pas nécessaire de protéger les consommateurs·trices contre le manque d’information et contre les monopoles. Le même genre de raisonnement amène ses membres à nier le pouvoir des algorithmes parce que la concurrence et l’information manquante ne sont qu’à un clic de distance. Les auteur·es ajoutent que les membres de la nouvelle économie institutionnelle ainsi que les adeptes de la rationalité limitée prétendent exactement le contraire, en donnant plus d’importance au coût de transaction générée par la mauvaise information et aux habitudes de consommation de la plupart des personnes qui préfèrent acheter d’endroits (ou de sites) où elles ont l’habitude de le faire.
D’autres économistes, dont Joseph Stiglitz, ont contredit les membres de l’École de Chicago en montrant que l’asymétrie d’information donne un pouvoir de marché aux entreprises, faisant augmenter les prix et le coût des transactions. Devant tant d’analyses contradictoires, les auteur·es concluent qu’il faut s’interroger sur la validité des hypothèses de ces différents courants économiques.
3. Une approche institutionnelle du pouvoir de marché des plateformes : Les économistes institutionnalistes rejettent la vision des économistes de l’École de Chicago sur la rationalité des consommateur·trices, sur l’absence d’impact du manque d’information et sur l’impossibilité pour les entreprises de se créer des rentes grâce à leur pouvoir de marché qui force ses client·es à faire des choix non optimaux. De même, les plateformes dominantes peuvent se servir de leurs algorithmes pour extraire des rentes et elles s’en servent! En effet, des institutions peuvent nuire aux choix des consommateur·trices, tandis que d’autres peuvent les aider à faire les bons, même dans un environnement où la recherche d’information est complexe et coûteuse. C’est encore plus le cas quand les consommateur·trices ont confiance aux algorithmes des plateformes (les auteur·es associent d’ailleurs dans ce cas ces algorithmes à une institution qui influence les comportements, notamment parce que son fonctionnement tient compte d’une foule de données sur les consommateur·trices, sur les produits et sur les entreprises qui vendent sur cette plateforme, et expliquent en détail cette association pas évidente à première vue), comme chez les personnes qui utilisent beaucoup Amazon et qui acceptent sans trop réfléchir les recommandations des algorithmes sans savoir que le rang de ces recommandations provient de dépenses publicitaires faites pour justement se classer les premiers ou parmi les premiers dans ces recommandations.
Les auteur·es expliquent que la confiance aux algorithmes désamorce l’activation habituellement automatique dans ce genre de situation du Système 2 (qui exige plus d’effort et plus de concentration, mais permet d’analyser la pertinence d’un choix) et laisse le Système 1 (qui se base entre autres sur ses habitudes et sur ses expériences, et permet des choix rapides) choisir rapidement, sans effort (voir aussi ces deux billets). D’ailleurs, les auteur·es soulignent que 28 % des transactions sur Amazon se font en moins de trois minutes et la moitié en moins de 15 minutes! Des recherches basées sur l’examen des mouvements des yeux ont montré que 57 % des personnes qui font des recherches ne regardent que les résultats de la première page et 74 % des deux premières pages. Sur Amazon, 9,1 % des personnes ne regardent que le premier résultat, et 36 % seulement ceux des deux premières colonnes. Une autre recherche faite par les auteur·es a observé que les trois résultats qui ont reçu le plus de clics sont parmi les cinq premiers. Le cinquième résultat, qui est le premier de la deuxième colonne, est parmi les trois premiers résultats cliqués dans 35 % des recherches. Quand les premiers choix proviennent de la publicité, ils peuvent en fait être de qualité inférieure et cela entraîne une mauvaise allocation des ressources. En plus, avec la tarification dynamique, le prix des résultats les plus demandés augmente et vice-versa, ce qui devrait encourager un·e consommateur·trice rationnel·le à chercher parmi les autres résultats! Mais, peu le font… En plus, les algorithmes apprennent des comportements des consommateur·trices et ajustent leurs résultats en fonction de ces comportements pour maximiser la rente. Les auteur·es montrent d’autres utilisations des comportements individuels pour maximiser la rente, mais on a compris! Iels détaillent ensuite les types de publicité utilisés pour capter l’attention des utilisateur·trices.
4. Comment la publicité sur Amazon est devenue une partie de la rente : Comme on l’a vu dans l’introduction, la publicité représente la deuxième principale source de profits pour Amazon, surpassant ceux provenant de ses nuages (surtout pour le stockage de données), d’autant plus qu’elle exige peu de dépenses. Elle est donc perçue comme une forme de rente provenant des entreprises qui vendent leurs produits sur marketplace. Les entreprises sont portées à utiliser ce moyen pour mieux se classer, car il est presque inutile d’améliorer la qualité de leurs produits, car cela ne peut pas fournir d’avantage à court terme et car les client·es ne peuvent pas les toucher ou les essayer. Ainsi, la marge bénéficiaire d’Amazon a sextuplé entre 2017 et 2021, et son rendement sur le capital investi a triplé.
En fait, Amazon domine tellement le commerce électronique qu’elle peut se permettre de présenter un classement des produits n’ayant rien à voir avec la qualité ou le prix des produits sans perdre de clientèle. Cela est possible en raison de son pouvoir de marché à la fois sur les consommateur·trices et sur les entreprises qui vendent leurs produits sur marketplace. Le succès d’Amazon repose sur le gain de temps qu’il permet et sur l’efficacité (vitesse) de sa logistique de livraison.
Les auteur·es racontent ensuite les débuts d’Amazon en 1994, vraiment pas impressionnants, jusqu’à ce que le site ait développé ses premiers algorithmes qui ont permis d’accélérer grandement la recherche de produits. La popularité des téléphones interactifs a accéléré son développement, la recherche sur un petit écran étant beaucoup plus longue et difficile. Encore là, le gain de temps est devenu non seulement un gros avantage, mais la base du marketing d’Amazon. Mais, la création de marketplace en 2002 fut modeste elle aussi. Cinq ans plus tard, elle ne représentait encore que 13 % de ses ventes et n’est devenue rentable qu’en 2014, surtout en raison de l’augmentation du nombre d’entreprises y vendant ses produits. Cette augmentation est venue en bonne partie d’entreprises quittant eBay qui avait augmenté ses tarifs. Dès 2015, ses ventes par marketplace ont dépassé celles de ses produits. Amazon a commencé à vendre de la publicité en 2016 pour améliorer son classement, et il est clair que ce fut l’initiative la plus payante, en plus sans avoir besoin d’investissements importants.
Les auteur·es considèrent qu’Amazon est en conflit d’intérêts avec cette publicité. Amazon a promis que ses algorithmes permettaient de trouver rapidement les produits qui correspondent le plus à ce que veulent les consommateur·trices, mais leur présente en fait en premier ceux dont les marchands ont payé de la publicité et cela, sans le préciser clairement. En plus, comme Amazon prétend faire sauver du temps aux consommateur·trices et utilise en fait le peu de temps d’attention dont les gens disposent pour faire plus de sous, il crée ainsi une rente, dans ce cas sous la forme de profits détournés. En plus, les marchands qui payent pour ces publicités «doivent» augmenter leur prix pour obtenir une marge bénéficiaire suffisante. Iels estiment que cette publicité représente 30 cents pour chaque dollar de vente. Et cela diminue la variété des produits qui peuvent être achetés sur marketplace, pourtant une des raisons pour lesquelles les gens l’ont adoptée. Bref, les consommateur·trices payent plus cher pour des produits qui correspondent moins à leurs attentes. Et s’iels veulent trouver d’eux-mêmes les produits qu’iels veulent vraiment, c’est leur temps limité qu’iels doivent perdre ainsi sans garantie de les trouver. En fait, le pourcentage des ventes sur marketplace payé par les marchands est plus élevé que sur d’autres plateformes, justement parce qu’il ne vendait pas de publicité sur le classement des résultats. Maintenant, il fait les deux sans avoir diminué le taux de ses commissions. Il gagne donc des deux côtés et les marchands ainsi que les consommateur·trices y perdent, ce qui est le propre des rentes touchées par des monopoles.
5. Réglementation antitrust des rentes algorithmiques sur Amazon : Les algorithmes de départ d’Amazon permettaient une allocation efficiente des ressources. Ce n’est plus le cas avec ces publicités, ce qui ouvre la porte à des interventions dans le cadre de la loi antitrust, sur la base d’un abus du pouvoir de marché. Par contre, les avis des juristes divergent sur l’application de la loi dans le cas d’un détournement d’attention comme le fait Amazon (ce que les auteur·es expliquent en détail, en distinguant la réglementation des États-Unis de celle, plus sévère, en Europe, ce qui a coûté cher à Google).
Les auteur.es décrivent ensuite huit aspects du marketplace qui indiquent qu’il y a des lacunes dans l’information transmise aux consommateur·trices qui réduisent la concurrence et peuvent être associées à de la manipulation.
6. La protection des consommateur·trices face à la publicité et aux abus algorithmiques : «L’idée de réglementer la publicité excessive au moyen de la législation sur la protection des consommateurs repose sur le fait que toutes les plateformes, quelle que soit leur taille, sont incitées à diffuser de la publicité excessive et ont la capacité de le faire; cependant, seules les plateformes plus importantes, qui ont un pouvoir de marché (y compris une base importante d’utilisateur·trices avec un certain degré de dépendance ou d’attachement) peuvent facilement monétiser cette attention sans perte de ventes ou de visites sur le site». En plus, le fait qu’il serait coûteux pour les utilisateur·trices de vérifier constamment la qualité des biens et des services, rend difficile l’entrée de concurrents qui pourraient réellement avoir un impact positif sur ce marché. En conséquence, les utilisateur·trices deviennent des proies faciles pour les grosses plateformes, comme Amazon. Les auteur.es donnent en exemple la poursuite d’Epic Games contre Apple qui a forcé cette dernière à changer ses pratiques. Les rentes d’Amazon sont un peu différentes car elles proviennent de l’exploitation de la confiance des utilisateur·trices en ses algorithmes en lui glissant des résultats qui n’ont rien à voir avec ce que ces personnes recherchent. Cette exploitation peut être comparée à de la fausse publicité qui est interdite et sujette à des pénalités par la réglementation. De même, la réglementation a forcé Facebook à identifier clairement les publicités insérées sur le fil de nouvelles de ses utilisateur·trices.
7. Conclusion : Les auteur.es concluent qu’une poursuite contre Amazon aurait d’excellentes possibilités de réussite, pour au moins obliger Amazon d’indiquer les résultats présentés en raison de frais de publicité payés par les marchands ou d’offrir, comme le fait YouTube, un abonnement sans publicité.
Et alors…
Wow! Cette étude est un peu longue avec ses 67 pages de textes, mais elle me confirme que j’ai bien raison de ne jamais acheter chez Amazon! Même si je n’avais pas besoin d’arguments supplémentaires pour ne jamais faire affaire avec elle, notamment en raison de l’exploitation de ses travailleur·euses, peut-être que ces faits convaincront d’autres personnes de boycotter cette société milliardaire, comme l’est son propriétaire arrogant et antisyndical.
Mario Jodoin
Source : https://jeanneemard.wordpress.com/2024/09/12/les-rentes-algorithmiques-damazon/