Contre la financiarisation de nos villes

Cet article est paru pour la première fois dans la revue bilingue Lava en juin 2024. Il est le résultat d’une conversation avec le géographe Mathieu Strale, merci à lui. L’article est consultable en français et en néerlandais sur le site de la revue. Les numéros (…) renvoient à des notes situées en bas de l’article.

Repenser à la crise financière de 2008 fait ressurgir quelques images marquantes: les files interminables devant les banques, les manifestations de gens en colère devant les tours de verre et des expulsions par millions, aux États-Unis et à travers l’Europe.

La crise financière de 2008 évoquait à la fois les agissements des banques, la façon dont on gère l’accès au logement dans une société capitaliste, mais aussi l’interconnexion entre la finance et notre vie quotidienne. Elle démontrait qu’il n’y a pas la grande finance internationale et ses traders d’un côté, et les habitantes et habitants lambda de l’autre, mais bien que les deux sont, malgré nous, imbriqués, et que les agissements des financiers ont des conséquences directes et néfastes sur nos existences – et notamment celles des personnes les plus précarisées.

Ce n’est pas un sujet nouveau, le marché du logement est historiquement lié au secteur bancaire. Mais, en même temps, de nouveaux acteurs sont apparus récemment sur ce marché et ont commencé à investir dans nos villes, à Bruxelles, Charleroi ou Anvers. Ils y investissent de plus grandes sommes ou s’engagent dans certains «segments» du marché, comme les logements étudiants, la colocation, les résidences pour personnes âgées ou les logements touristiques meublés. C’est pour comprendre l’arrivée de ces nouveaux acteurs et le développement de ces nouvelles pratiques, et en dénoncer l’impact, que l’on parle généralement de financiarisation du logement.

 

Les formes de financiarisation du logement

Historiquement, l’accès à la propriété individuelle, qui est une base sur laquelle s’appuient les politiques du logement en Belgique et les économies capitalistes en général, dépend du secteur bancaire par le biais des crédits hypothécaires. À de rares exceptions près, les personnes qui souhaitent (et peuvent!) acheter un logement pour y habiter contractent un prêt auprès d’une banque. L’accès à ces crédits est soutenu par les pouvoirs publics de différentes façons: réductions d’impôts, primes, garanties publiques sur les prêts contractés, voire prêts publics via les fonds du logement. Pour les banques, ces crédits hypothécaires représentent 90% des prêts vendus à la population, le reste étant pour l’essentiel des prêts à la consommation ou des leasings de voiture. Le crédit hypothécaire représente donc une part conséquente de l’activité bancaire de base (1). Ce n’est pas la plus rentable, mais elle garantit aux banques une base de clientèle stable. C’est à partir de ces prêts qu’elles construisent la «fidélité» de leur clientèle, avec des crédits qui courent sur vingt, vingt-cinq ans. Pendant cette période, elles pourront vendre d’autres produits à leurs clients emprunteurs: assurances, comptes d’épargne, compte-titres, ou d’autres crédits. Là, on parle du lien entre secteur bancaire et propriété d’usage individuelle ou propriété occupante, c’est-à-dire l’accès à un logement pour y habiter, via la contraction d’un prêt.

.
  1. Cette activité « de base » comprend les crédits, la gestion des moyens de paiements, et l’épargne. Les autres activités, principalement le fait de très grandes banques internationales, sont liées aux marchés financiers.
  2. Les films « Inside Job » et « The big short » racontent cela très bien
  3. Voir à ce sujet les travaux et publications d’Inter Environnement Bruxelles.
  4. L’association néerlandophone Fairfin a réalisé une étude complète qui documente les sources de financement des promoteurs immobiliers.
  5. De manière générale, selon un communiqué de la Banque nationale de Belgique (février 2024), 80 % des titres financiers sont détenus par les 10 % des ménages les plus riches du pays.
  6. Voir à ce sujet les travaux d’Antoine Guironnet et Ludovic Halbert, auteurs de « L’empire Urbain de la finance », Editions Amsterdam, 2023.
  7. Voir les travaux de Charlotte Casier à propos du Coliving, interviewée dans l’émission radio la Brique et le Pavé, ainsi que ceux de Charlotte Casier et de Hugo Périlleux à propos d’AirBnb.
  8. L’animation en ligne « Bruxelles rentière », réalisée par le journal Médor à partir du travail de recherche d’Hugo Périlleux montre bien cette diffusion relative de la propriété à Bruxelles.
  9. Voir le chapitre « la forme suit le cashflow » du livre « L’empire urbain de la finance »
  10. A ce sujet, le livre « Au marché des métropoles » (Antoine Guironnet, édition Les Etaques, 2022) est très éclairant. A écouter aussi dans l’émission « La brique et le pavé », sur le site de Radio Panik (et sur les plateformes de podcasts) à propos du MIPIM.
  11. Deux articles publiés par Action Logement Bruxelles en 2020 sous le titre « Propriété privée : panacée pour se loger ? » vont dans le détail de cette question.

.

A LIRE sur le sujet.
Outre les articles repris en conseil de l’article d’Aline Fares, les articles suivants.
●”Emprises et empreinte de la financiarisation”, I.Chambost, Y.Tajedinne et C.Vincensini, Terrains et travaux, 2018/2, en accès libre.
●”Les villes à l’ére de la financiarisation”, série de 11 articles sur diverses villes, hors Bruxelles, sur Métropolitiques, 15 octobre 2020, en accès libre, le lien donne le sommaire des articles et accès à chacun d’entre eux.
●”Le coliving ou la financiarisation des maisons bruxelloises”, Charlotte Casier, Bruxelles Studies, 179/2023, en accès libre.