L’ Agent orange au Vietnam: la violence lente de la guerre à travers la destruction des écosystèmes

De l'agent orange à l'écocide (2/3)

 

Entre 1961 et 1971, dans le cadre de la deuxième Guerre d’Indochine (1955-1975), l’armée américaine fait usage de défoliants et d’herbicides sur le territoire sud-vietnamien, laotien et cambodgien[1]. Dans le cadre de la mission Ranch Hand (« ouvrier agricole » en français), 90 millions de litres de produits chimiques sont déversés sur une zone couvrant 10 % du territoire vietnamien actuel – une surface équivalente à celle de la Belgique. Les troupes américaines ciblent les forêts et les plantations sur la piste Ho-Chi-Minh afin de priver les milices du Front national de libération du Sud-Viêtnam de cachettes et de vivres. La gamme de défoliants, parmi laquelle on trouve le fameux Agent orange, est manufacturée par de grandes multinationales de l’agrochimie américaine, comme Monsanto (à présent Bayer) ou encore Dow Chemical. La production rapide et négligente des solutions chimiques provoque la contamination d’une grande partie des lots d’Agent orange à la dioxine[2] – composant reconnu par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) comme hautement toxique et nocif pour la santé dès 1997.

Dès le milieu des années 1960, le gouvernement de la République démocratique du Viêtnam et les mouvements pacifistes transnationaux pointent du doigt les effets des herbicides tant sur l’écosystème que sur la santé humaine[3]. La ligne politique du gouvernement des États-Unis a été d’ignorer ces mises en garde et de nier tout lien causal avec l’emploi de l’Agent orange. En 2002, des chercheurs du ministère de la Santé vietnamien et de la société de consultance privée canadienne Hatfield Ltd localisent 30 lieux où la pollution est particulièrement élevée[4]. Ces zones, appelées « hotspots », sont d’anciennes bases militaires étatsuniennes et sud-vietnamiennes où les produits étaient stockés puis chargés et où les avions étaient lavés au retour de leur mission. Leurs alentours ont par ailleurs été épandus pour prévenir les attaques embusquées[5].

En étudiant le cas emblématique de l’Agent orange au Viêtnam, cet Éclairage explique comment les conflits armés impactent à long terme les écosystèmes et, à travers eux, la santé et les sociétés humaines. Il revient, dans un premier temps, sur les conséquences environnementales des épandages d’herbicides et de défoliants au Viêtnam. Il s’intéresse ensuite aux effets de l’exposition à ces produits chimiques sur la santé et présente la manière dont ceci impacte à son tour la société dans son ensemble. La conclusion élargit la réflexion à des cas récents et invite à une conceptualisation plus générale de la destruction guerrière des écosystèmes comme une forme de « violence lente ».

Anne Nguyen
GRIP, Groupe de Recherches et d’informations sur la Paix et la Sécurité.


Le GRIP, Groupe de Recherche et d’Information sur la Paix et la Sécurité, est un centre de recherche indépendant situé à Bruxelles, reconnu comme organisation d’éducation permanente par la Fédération Wallonie-Bruxelles (Belgique).

Anne Nguyen est chargée de recherche au sein du GRIP. Elle est détentrice d’un Master en Relations Internationales – sécurité, paix et conflits à l’Université libre de Bruxelles (ULB) et d’un Doctorat en sciences politiques de l’ULB. Ses domaines d’expertise sont les études de paix, les problématiques post-conflit et les questions environnementales liées à la conduite de la guerre.

[1] La deuxième guerre d’Indochine est aussi connue sous les appellations de « Guerre du Viêtnam » ou « Guerre américaine ». Ces appellations sont restrictives. Le théâtre du conflit a couvert le Viêtnam, le Laos et le Cambodge. S’y sont opposées les forces armées étasuniennes, australiennes, néo-zélandaises et sud-coréennes d’une part, et d’autre part celles de la République Socialiste du Viêtnam, le Front national de Libération du Sud-Vietnam au Viêtnam, les Khmers rouges au Cambodge et le Pathet Lao au Laos.

[2] ZIERLER David, The invention of ecocide: agent orange, Vietnam, and the scientists who changed the way we think about the environment, University of Georgia Press, 2011.

[3] Committee of struggle against U.S-Diem persecution of South Vietnamese Intellectuals, New war crime in South Vietnam. Spraying by U.S planes of toxic chemicals!, Publication officielle, 1963. Openvault, « Vietnam: a Television History; Interview with Ton-That Tung, 1981 », The Vietnam Collection, consulté le 8 mai 2023. BORTON Lady « Lý », entretien avec Anne Nguyen, le 7 février 2021 ; ZIERLER David, Op. cit.

[4] Committee for Scientific Cooperation with Vietnam, correspondance du 21 octobre 1978, lettre adressée Edward L. Cooperman à Tôn Thất Tùng, Archives de l’Université de Yale, accédées en septembre 2019. HAY, Alastair, « Ho Chi Minh City conference: Defoliants in Vietnam: the long-term effects », Nature, vol. 302, 1983, pp. 208-209. DWERNYCHUK Wayne, entretien avec Anne Nguyen, le 9 avril 2019.

[5] DWERNYCHUK Wayne et al., op. cit. WEIDMAN Richard, entretien avec Anne Nguyen, le 8 novembre 2019.

[6] DWERNYCHUK et al., op. cit.

[7] STELLMAN Jeanne et STELLMAN Steven, « The extent and patterns of usage of Agent orange and other herbicides in Vietnam », Nature, vol. 422, pp. 681-687.

[8] Phung Tửu Bôi est un botaniste Vietnamien, parmi les pionniers de la question environnementale et sanitaire des épandages de défoliants au Viêtnam. Il travaille actuellement à reforester les zones épandues et prévenir l’exposition des populations sur la vallée d’A Lưới. Il fait partie des experts de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques.

[9] ASCHWANDEN Christie, « Through the Forest, a Clearer View of the Needs of a People », New York Times, 18 septembre 2007.

[10] PHUNG Tửu Bôi, entretien avec Anne Nguyen, le 4 mai 2018.

[11] ZIERLER David, op. cit.

[12] BIGGS David, Footprints of War: Militarized Landscapes in Vietnam, University of Washington Press, 2018.

[13] « L’écocide entre dans la Code pénal, “un pas en avant pour la nature” », RTBF, 21 juillet 2023.

[14] Cour pénale internationale, Statut de Rome de la Cour pénale internationale, ouvert à la ratification le 17 juillet 1998, entré en vigueur le 1e juillet 2002.

[15] MONTAVON Camille et DESAULES Marie, « Regards croisés sur le crime d’écocide : des tentatives de concrétisation du concept, entre société civile et institutions (inter)nationales », Droit et société, n.112, 2022, pp. 643-662.

[16] TRAN Thị Tuyết Hạnh, HARDEN Fiona et al., « Knowledge, attitudes and practices to reduce exposure among residents living near Danang dioxin hot spot – 2.5 years after a preventive intervention », Organohalogen Compounds, vol. 75, 2013, pp. 1325-1330.

[17] L’Environmental Protection Agency (EPA) est l’Agence de Protection de l’Environnement des États-Unis. DWERNYCHUK Wayne et al., « Dioxin reservoirs in southern Viet Nam—A legacy of Agent orange”, Chemosphere, vol.47, n.2, 2002, pp. 117-137. SCHECTER Arnold, LÊ Cao Dai, HOANG Dinh Cau et al., « Chlorinated dioxins and dibenzofurans in human tissues from general populations: a selective review », Environmental Health Perspectives, vol. 1, suppl. 1, pp. 159-171.

[18] STELLMAN Steven, STELLMAN Jeanne, « Exposure opportunity models for Agent orange, dioxin, and other military herbicides used in Vietnam, 1961-1971 », Journal of Exposure Analysis and Environmental Epidemiology, vol. 14, n. 4, 2004, pp. 354-362.

[19] [F]orme grave d’acné [… qui] se traduit par des modifications parfois spectaculaires de la peau du visage, du dos, des cuisses : apparition rapide de comédons, kystes et pustules qui peuvent modifier complètement un visage. Source: https://www.dictionnaire-medical.net/term/30970,1,xhtml#ixzz88OJW0SDw

[20] Openvault, « Vietnam: a Television History; Interview with Ton-That Tung, 1981 », The Vietnam Collection, consulté le 8 mai 2023.

[21] SCHUCK Peter, Agent Orange on trial, Belknap Press of Harvard University Press, 1987.

[22] National Academies of Sciences, Engineering, and Medicine, Veterans and Agent Orange: Update 11, Rapport biennal, 2018.

[23] MARTINI Edwin, loc. cit., FOX Diane, One significant ghost: Agent Orange narratives of trauma, survival, and responsibility, University of Washington, 2007.

[24] PORTER Margaret, entretien avec Anne Nguyen, le 6 novembre 2019. ĐẶNG Thị Hồng Nhựt, entretien avec Anne Nguyen, octobre 2016. TRẦN, Tố Nga, Ma terre empoisonnée : Vietnam, France, mes combats, Stock, 2016. WILCOX Fred A., Scorched earth: legacies of chemical warfare in Vietnam, Seven Stories Press, 2011.

[25] WILCOX Fred A., loc. cit. Openvault, « Vietnam: a Television History; Interview with Ton-That Tung, 1981 », The Vietnam Collection, consulté le 8 mai 2023. BORTON Lady « Lý », entretien avec Anne Nguyen, le 7 février 2021.

[26] Aspen Institute, « Promoting Hope and Dignity: A long-term humanitarian response to Agent orange and dioxin in Vietnam », The Agent orange in Vietnam Program, consulté le 15 mai 2023. LÊ Thị Nhậm Tuyết, JOHANSSON Annika, « Impact of Chemical Warfare with Agent orange on Women’s Reproductive lives in Vietnam: A Pilot Study », Reproductive Health Matters, vol. 9, n. 18, 2001, pp. 156-164.

[27] DWERNYCHUK et al., op. cit.

[28] Id.

[29] Id.

[30] TRẦN, Thị Tuyết Hạnh et al., « Sustainability of Public Health Interventions to Reduce the Risk of Dioxin Exposure at Severe Dioxin Hot Spots in Vietnam », Journal of Community Health, vol. 40, n. 4, pp. 652-659.

[31] MARTIN Michael, Vietnamese Victims of Agent orange and U.S.-Vietnam Relations, Congressional Research Service Report, 28 août 2012.

[32] Officiel vietnamien saisi des questions d’Agent orange, entretien avec Anne Nguyen, mars 2020.

[33] Chercheuse en santé publique 1, entretien avec Anne Nguyen, le 26 avril 2018. NGO Anh Đào et al., « Voices from Vietnam: experiences of children and youth with disabilities, and their families, from an Agent orange affected rural region », Disability & Society, vol. 28, n. 7, 2013, pp.955-969.

[34] UMEGAKI Michio, VŨ Lê Thão et TRẦN Đức Phấn, « Embracing human insecurity : Agent Orange-Dioxin and the legacies of the war in Viet Nam », dans UMEGAKI Michio, THIESMEYER Lynn et WATANABE Atsushi (Dirs.), Human insecurity in East Asia, United Nations University Press, 2009, pp.21-47.

[35] Chercheuse en santé publique 1, entretien avec Anne Nguyen, le 26 avril 2018. Chercheuse en santé publique 2, entretien avec Anne Nguyen, juin 2018.

[36] BIGGS David, loc. cit.

[37] BIGGS David, op. cit.

[38] MAÎTRE Jacques, Viêt Nam central : renaissance de la vallée d’A Lưới après les bombes américaines et l’agent orange : 1961-2011, L’Harmattan, 2013.

[39] NIXON Rob, Slow violence and the environmentalism of the poor, Harvard University Press, 2011.

[40] MELNYK Oleksiy, « Ukraine’s cold war legacy 12 years on », dans BAILES Alyson, MELNYK Oleksiy et ANTHONY Ian (Dirs.), Relics of the Cold War, SIPRI, 2003, pp. 35-66. MCKENZIE Jessica, « War has been an environmental disaster for Ukraine », The Bulletin of Atomic Scientists, 15 février 2023. LEFIEF Jean-Philippe, « L’Ukraine entend faire reconnaître l’« écocide » commis par la Russie et en demander réparation », Le Monde, 21 avril 2023.

[41] EBOULE Christian, « Barrage détruit en Ukraine : quelles graves conséquences pour les civils et l’environnement ? », TV5 Monde, 07 juin 2023.

[42] Ministry of Environmental Protection and Natural Resources of Ukraine, « Dashboard with data on environmental threats », Ecozagroza, consulté le 23 mail 2023.

[43] LEFIEF Jean-Philippe, op. cit.

Crédit photo : A Vietnamese villager rows his boat through an area of forest devastated byn Agent Orange – 1970, Photo taken by Lê Minh Trường.

 

LIREL’Agent orange au Vietnam : la violence lente de la guerre à travers la destruction des écosystèmes

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Source :  https://www.grip.org/lagent-orange-au-vietnam-la-violence-lente-de-la-guerre-a-travers-la-destruction-des-ecosystemes/
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Les Notes d’analyses et les Eclairages du GRIP sont gratuits,  librement téléchargeables sur leur site et diffusés à plusieurs milliers d’exemplaires par voie électronique.
Le lien contient un fichier téléchargeable de l’article.
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A LIRE sur le sujet.
●”Les effets de l’agent orange sur les ressources naturelles du Vietnam”, blogue de l’Asie du Sud Est, 2 juillet 2018, Ingrid Welschinger, en accès libre.
●”L’agent orange : 60 ans de lutte contre un crime colonial en Asie du Sud Est”, Perspectives Décoloniales, 10 décembre 2022, L.Quizoz, en accès libre.
●”L’agent orange au Vietnam, hier et aujourd’hui”, Viet Nam Oi!, 8 décembre 2023, Yves Duchene, en accès libre.
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Illustration : English: Valley of A Luoi. Kan Lay, 55 years old, and her son, Ke Van Bec, 14 years old, physically and mentally handicapped, pose in front of the billboard denouncing the operation Ranch hand. Date December 2004 Source Alexis Duclos Author Alexis Duclos (Permission is granted to copy, distribute and/or modify this document under the terms of the GNU Free Documentation License, Version 1.2 or any later version published by the Free Software Foundation; with no Invariant Sections, no Front-Cover Texts, and no Back-Cover Texts. A copy of the license is included in the section entitled GNU Free Documentation License.)
Vallée d’A Luoi. Kan Lay, 55 ans, et son fils Ke Van Bec, 14 ans, handicapé physique et mental, posent devant le panneau d’affichage dénonçant l’opération Ranch hand. Selon le photographe Alexis Duclos, la photo de Kan Lay et de son fils a été réalisée dans le cadre d’un reportage photo sur l’agent orange. La mère et son fils ont posé volontairement pour la photo parce qu’il était clairement entendu qu’elle voulait montrer au monde les effets des armes chimiques telles que l’agent orange, en particulier sur son fils. Par conséquent, l’utilisation de la photo sur Wikipedia, ou tout autre média public, semble être conforme aux intentions de la femme lorsque la photo a été prise, et ne viole donc vraisemblablement pas les droits de la personnalité.
La photographe a fourni ces informations complémentaires :
Vietnam, décembre 2004, Vallée d’A Luoi. Non loin de la route menant à Ho Chi Minh, Kan Lay, une femme de 55 ans, tient dans ses bras son fils de 14 ans, Ke Van Bac, handicapé physique et mental. Pendant la guerre [du Viêt Nam], Kan Lay vivait dans la région d’A Luoi. « J’étais dans la forêt, j’ai vu des avions nous jeter de la poudre, ça nous piquait les yeux, ça nous brûlait la peau… » Depuis ce jour, son mari et trois de ses enfants sont morts d’un cancer. Pour illustrer la photo, mère et fils posent devant un panneau dénonçant l’opération « Ranch Hand » installé sur l’ancien aéroport militaire d’A Sho, dans la vallée d’A Luoi. Photo et texte ci-dessus fournis par Alexis Duclos