En 1967, le sociologue Henri Mendras prédisait, dans La fin des paysans, la disparition de la civilisation paysanne et son remplacement par la civilisation industrielle. Il relatait aussi la fin d’une «société de transmission-assignation» où l’on naissait et mourait paysan. Mais les paysans n’ont pas disparu, et beaucoup luttent contre l’hégémonie d’un modèle productiviste. (Marie Dougnac)
Depuis les projections de Mendras, les agriculteurs ont subi un effondrement démographique (passant de 45 à 2% de la population active entre 1980 et 2022) et les fermes familiales ont laissé place à de grandes exploitations intensives et mécanisées (la France a perdu 1/4 de ses fermes en dix ans, alors que la taille moyenne des exploitations agricoles a augmenté d’environ 25%). Souvent aussi, l’agriculteur endetté doit céder ses terres à des entreprises agro-industrielles, se privant ainsi de la possibilité de transmettre son patrimoine.
De la ferme à la firme: le paysan en voie de disparition
Dans Le paysan impossible, Yannick Ogor illustre, à partir du cas breton, le remplacement de la paysannerie par l’agriculture industrielle. Cet ex-membre de la Confédération paysannerelate le rôle central de l’État et de l’Union Européenne dans l’instauration de règles hostiles aux petits producteurs, ainsi que le poids croissant de la FNSEA, acquise à la cause des exploitations intensives, dans les négociations. Une analyse qui résonne avec l’actualité récente. Des petits agriculteurs qui se plaignent des aides de la PAC calculées au nombre d’hectares. La FNSEA qui obtient la suspension de plusieurs mesures agro-écologiques (dont le plan Ecophyto sur la réduction de l’usage de pesticides). L’UE qui ratifie un accord de libre-échange avec la Nouvelle-Zélande, mettant ses agriculteurs en concurrence avec des produits importés très peu chers, ne respectant pas les normes environnementales européennes.
Lucile Leclair dresse un constat similaire dans Hold-up sur la terre, qui retrace la transformation des agriculteurs en salariés et en sous-traitants. La journaliste explique que nombre d’agriculteurs sont dépossédés de leur terres par les grandes entreprises, qui rachètent des milliers d’hectares à des sommes exorbitantes, pour y déployer une agriculture de firme qui détruit la biodiversité, et représenterait 30% de la production agricole.
Pour Chanel, Auchan ou Fleury Michon, ces achats de terres permettent de réaliser des économies d’échelle et de maîtriser la chaîne de valeur, afin de sécuriser l’approvisionnement en matières premières et de s’affranchir d’intermédiaires coûteux (coopératives, négociants). Pour les agriculteurs en revanche, cet accaparement signifie la dépossession d’un patrimoine familial, et la perte de savoir-faire traditionnels au profit d’une agriculture industrielle et standardisée, qui inonde le marché de produits peu chers faisant concurrence aux productions locales.
Cette concentration du capital foncier s’explique par l’endettement croissant des paysans, par le départ en retraite de 50% d’entre eux d’ici 2030, et par les failles des Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer). Chargées de redistribuer les terres en faveur des agriculteurs, elles sont poussées à conclure des transactions lucratives et souvent opaques pour surmonter leur sous-financement (l’aide d’État représente 2% de leurs ressources, contre 80% en 1969).
Passage «de la ferme à la firme», concentration du capital et industrialisation de l’agriculture: les dynamiques actuelles tendent à faire disparaître les petites fermes paysannes que filmait Raymond Depardon dans Profils paysans.
On aurait tort, pourtant, de penser que les paysans ont disparu, et que tous les agriculteurs sont devenus des exploitants soumis au modèle agricole dominant. Ce serait céder au fatalisme, nourrir la stigmatisation du monde agricole, et ignorer à la fois les alternatives existantes et la vigueur des luttes contre le système agro-industriel.
La ferme face à la firme: une résistance paysanne vivace
Parmi ces luttes, il y a celle de l’Atelier paysan. Face au machinisme agricole et au poids croissant de l’agro-industrie, la coopérative défend l’autonomie et les «technologies paysannes». Cet ensemble de pratiques consiste à fabriquer et réparer soi-même du matériel et des bâtiments adaptés aux besoins, à gérer des terres en commun et à respecter les savoir-faire ancestraux. Constatant la réticence des élites à engager une transition rapide vers l’agroécologie et l’incapacité des AMAP et des circuits courts à ébranler le modèle agricole dominant, ses membres appellent à repolitiser la lutte contre le modèle agro‑industriel.
Dans Reprendre la terre aux machines, un essai-manifeste, ils exposent trois pistes pour une transition sociale et agricole: la création d’une Sécurité sociale de l’alimentation, un prix minimum d’entrée sur le marché français (à rebours des principes de libre-échange défendus par l’UE) et une lutte contre la robotisation et la numérisation de l’agriculture.
Rappelons aussi que les agriculteurs sont nombreux à plaider pour le maintien des mesures agro-écologiques. Dans son enquête Nourrir sans dévaster, Erik Orsenna remarque que les paysans en lutte contre les pesticides, ou attachés à préserver les haies ou les jachères, ne sont pas rares.
Abandonner les dichotomes stériles
En être conscient, c’est éviter deux tentations, que pointe Blaise Hoffman dans un essai visant à réconcilier citadins et monde agricole. La première, c’est de stigmatiser un monde agricole qui se réinvente plus qu’on ne le croit pour produire dans le respect du vivant, et oublier que les agriculteurs sont aussi victimes: de la grande distribution et de l’agroalimentaire (qui négocient des marges exorbitantes) et de l’agrochimie (source d’une dépendance aux intrants qui détruisent leur santé).
La seconde, c’est d’oublier que la mise en œuvre d’une agriculture écologique est davantage entravée par les décisions politiques que par le monde agricole lui-même. Le chercheur en relations internationales Sébastien Abis pointe précisément trois défauts des politiques agricoles: un manque de cohérence, de constance et de confiance. Cohérence, car dirigeants (et consommateurs) réclament une agriculture écologique tout en important ou consommant des produits à bas coût qui ne respectent pas les normes européennes. Constance, car alors que l’évolution des pratiques agricoles se fait sur le temps long, les réglementations changent trop vite pour que les agriculteurs puissent s’adapter et se projeter dans l’avenir. Confiance, car beaucoup maintiennent que seule une agriculture industrielle permettrait de nourrir l’Europe sans dépendre de l’étranger, discréditant les alternatives.
L’alternative agro-écologique, la «seule utopie réaliste»
Mais penser que modèle productiviste et souveraineté alimentaire sont indissociables, c’est oublier que le système agricole actuel nous mène vers une dépendance croissante à l’étranger (ne pouvant fonctionner sans les importations d’engrais russe ou chinois, de pétrole du Proche-Orient ou de soja brésilien employé pour nourrir le bétail). C’est nier les conclusions des chercheurs du CNRS ou de l’INRAE[1], qui prouvent qu’une transition agro-écologique permettrait de nourrir l’Europe d’ici 2050. Les rendements baisseront, mais ils resteront largement suffisants pour nourrir la population, et nous gagnerons en souveraineté alimentaire. Et à ceux qui s’inquiètent de la faisabilité de cette transition, on rappellera que les moyens d’y arriver sont connus. Premièrement, limiter notre consommation de viande. Car réduire la taille des élevages, c’est réduire aussi les émissions de méthane, l’importation de nourriture pour bétail et la part des cultures consacrées à l’alimentation animale. Deuxièmement, diversifier les cultures, pour atténuer leur vulnérabilité aux aléas et limiter les importations. Troisièmement, réduire l’usage d’intrants chimiques en plantant des légumineuses (qui captent l’azote de l’air, essentiel à la croissance des plantes, et le fixent dans le sol) et en liant de nouveau agriculture et élevage (pour utiliser le fumier comme fertilisant).
La lutte contre le système dominant n’est donc pas une vaine croisade de paysans aux penchants Amish. Comme le rappelle l’agronome Matthieu Calame, la «révolution agro-écologique» est la seule solution pour continuer à produire sans dépendre de l’étranger, ni dévaster l’environnement. Et même si elle désavantagerait les acteurs dépendant du modèle productiviste (industriels, producteurs de semences et de pesticides…), elle est largement envisageable. Ses ingrédients sont connus, le passage à la polyculture peut se faire en moins de 3 ans, et il n’est pas utopique d’imaginer une agriculture écologique ET intensive, surtout si recherche et financements étaient massivement réorientés vers l’agro-écologie.
Trois pistes pour sortir de l’impasse productiviste
Pour sortir du verrouillage socio-économique qui nous lie au modèle agricole industriel, il faudrait donc soutenir les luttes paysannes.
En couplant objectifs écologiques et mesures économiques protégeant les producteurs, et en cessant d’opposer écologie et économie. On pourrait ainsi maintenir la réduction de 50% de l’usage de pesticides (le plan Ecophyto) tout en renforçant les clauses miroirs, les taxes carbone aux frontières et les lois EGalim, qui garantissent une juste rémunération des agriculteurs[2].
En favorisant une politique globale, qui implique aussi la création de débouchés pour la bio dans la restauration collective[3], la création d’une Sécurité sociale de l’alimentation qui permette à tous d’acheter bio ou local ou la levée du tabou autour de la consommation de viande. Dans son essai Les frites viennent des patates (ce qu’ignorent 1/4 des enfants interrogés pour une étude de 2013), Laure Ducos invite aussi à repenser l’éducation et la publicité (88% des produits ciblant des enfants sont ultra-transformés).
Une dernière piste serait d’agir au niveau local, en appliquant des projets alimentaires territoriaux (PAT) adaptés aux besoins, en conservant dans les communes des espaces de transformation (usines, conserveries) et en soutenant la création de coopératives et l’achat de terres en commun.
Conclusion sans appel de Blaise Hoffman: non, la modernité n’a pas fait disparaître les paysans. Des femmes et hommes, qu’il se refuse à appeler exploitants, continuent de prendre soin des paysages, de nourrir le monde et d’entretenir la terre avec respect et humilité (mot qui partage avec humus la même racine). Soutenir une transition agro-écologique, «seule utopie réaliste» pour Matthieu Calame, c’est autant reprendre le contrôle sur nos assiettes que leur permettre de continuer à produire et à vivre dignement.
Marie Dougnac
Géographies en mouvement
Manouk BORZAKIAN (Neuchâtel, Suisse), Gilles FUMEY (Sorbonne Univ./CNRS). Renaud DUTERME (Arlon, Belgique), Nashidil ROUIAI (U. Bordeaux), Marie DOUGNAC (U. La Rochelle)
Source : https://geographiesenmouvement.com/2024/04/01/les-paysans-ont-ils-disparu/
[1] Une étude prospective disponible en ligne : https://www.inrae.fr/actualites/agriculture-europeenne-pesticides-chimiques-2050-resultats-dune-etude-prospective-inedite
[2] Une tribune au Monde pour éviter un choix binaire entre écologie et économie : https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/02/21/crise-agricole-ne-plus-concevoir-nos-modeles-comme-un-choix-binaire-entre-ecologie-et-economie_6217652_3232.html et une synthèse de l’IDDRI : https://www.caissedesdepots.fr/blog/article/crise-des-agriculteurs-europeens-quelles-racines-et-remedes
[3] Une idée défendue notamment par le professeur en entrepreneuriat Roland Condor dans une tribune au Monde: https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/03/02/pour-aider-les-agriculteurs-reorientons-certaines-depenses-publiques-afin-de-permettre-aux-collectivites-d-acheter-des-produits-durables-et-locaux_6219650_3232.html
À LIRE
Sébastien Abis, Veut-on nourrir le monde? Franchir l’Everest alimentaire en 2050, Armand Colin, 2024.
Matthieu Calame, La Révolution agro-écologique. Se nourrir demain, Seuil, 2023.
Laure Ducos, Les frites viennent des patates, Grasset, 2024.
Blaise Hoffman, Faire paysan, Éditions ZOE, 2023.
Lucile Leclair, Hold-up sur la terre, Seuil, 2022.
Henri Mendras, La fin des paysans, Actes Sud, 1992 (publication originale 1967).
Yannick Ogor, Le Paysan impossible, Les éditions du bout de la ville, 2023.
Sur le blog
«Les paysans qui défilent: des hommes-machines déboussolés» (Gilles Fumey)
«Paysages à vendre» (Manouk Borzakian)
«Violences contre la terre» (Gilles Fumey)
«Agriculture : des chercheurs qui ont peur» (Gilles Fumey)
«Plaidoyer pour l’agribashing avec Augustin Berque» (Gilles Fumey)
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