La «Misère des Flandres» dans la perspective transatlantique

Au départ curiosité botanique importée en Flandre depuis les Andes, la pomme de terre devient au XVIIIe siècle le « pain des pauvres ». Sa culture favorise une hausse de la productivité qui contribue à son tour à une forte croissance démographique dans les couches les plus pauvres de la population. Cette fragilité sociale grandissante s’accompagne d’une pression écologique croissante, et la (mono)culture intensive de la pomme de terre connaît un revers prométhéen dans les années 1840. La pomme de terre et ses connexions transatlantiques permettent de jeter un regard original sur les tensions entre nature et société. Ces dernières années, les chercheurs en anthropologie et en sciences naturelles se sont intéressés aux répercussions sociales et aux causes concrètes de la crise de la pomme de terre, mais son motif global reste encore peu étudié. En quête d’explications approfondies de la crise de la pomme de terre, nous redéfinirons dans une perspective historique la position unique du tubercule dans l’agriculture flamande, de même que le rôle de la Flandre en tant que centre contemporain de la biotechnologie.

Juin 1845. Les premières spores de Phytophthora infestans apparaissent dans la région de Courtrai. À la mi-juillet, le mildiou s’est propagé dans toute la Flandre. Le 23 juillet 1845, Felicitas Rommel, de Rumbeke, note dans son journal que « la feuille de la pomme de terre se dessèche en de nombreux endroits, devient noirâtre et émet une odeur pestilentielle ; nombreux sont ceux qui vont prier à la petite chapelle de saint Antoine pour solliciter son intercession ». Quelques jours plus tard, Rommel signale dans son journal que « hier dimanche, onze à douze mille étrangers sont venus en pèlerinage ». Mi-août, on observe la maladie originaire des Andes dans la région du Rhin, dans le nord-ouest de la France et dans le sud de l’Angleterre. Début septembre, le Waterford Freeman et le Dublin Evening Post annoncent également de premiers constats de la maladie en Irlande. En quelques mois, de vastes régions du nord-ouest de l’Europe sont contaminées. Cela conduit en 1845-­1850 à la « dernière » famine en Europe, qui culmine avec la célèbre Grande Famine en Irlande.

L’« échange colombien » est emblématique de l’échange écologique massif de germes de maladie et de plantes agricoles entre le continent européen et le continent américain après le voyage de Christophe Colomb en 1492­-1493. Le plant de pommes de terre, qui a été domestiqué il y a environ sept mille ans dans les montagnes andines et connaît un grand nombre de variétés, est alors introduit en Europe. Les études menées dans une perspective historique mondiale se sont jusqu’à présent surtout intéressées à l’impact dramatique de cet échange sur le continent américain et sa population. L’autre aspect de cet échange est au moins aussi important, même si ses conséquences sont survenues à plus long terme. Dans la Flandre harcelée par les guerres, la pomme de terre est cultivée dès 1670, à petite échelle dans quelques communautés villageoises. Ce n’est qu’au cours du XVIIIe siècle que les puissances en guerre adoptent massivement la pomme de terre pour produit agricole populaire, avec pour l’un de ses principaux promoteurs le pharmacien français des armées Antoine Augustin Parmentier. En Europe, on néglige souvent le fait que cet échange a aussi contribué à appauvrir des systèmes agraires séculaires. Alors que dans les Andes un champ de pommes de terre comporte aujourd’hui encore plus de dix variétés, on donne dans l’Europe des débuts de l’époque moderne le coup d’envoi de la monoculture d’une sélection très restreinte de variétés de pommes de terre.

Par Dieter BruneelEsther BeeckaertHanne Cottyn

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