Alors que tous les médias s’inquiètent des menaces qui pèsent sur leur capacité à dénoncer les comportements délictueux des puissants, un lourd silence entoure le sort réservé au plus cohérent, au plus dérangeant des journalistes, celui qui a osé s’attaquer au gouvernement des États-Unis. L’indifférence semble régner sur le sort de Julian Assange… POUR relaye donc ici deux textes qui font le point sur ce dossier : un rappel des faits par Marc Molitor, déjà publié sur le site de Entre les lignes et une adresse aux médias, étonnement silencieux, d’Alexandre Penasse du journal Kairos.
Assange : des conditions de détention scandaleuses et une santé dégradée
Le fondateur de Wikileaks est emprisonné depuis maintenant presque 5 mois (après 7 ans dans une pièce de l’ambassade d’Équateur à Londres) dans la prison londonienne de Bellmarsh. Peu d’informations filtrent sur son sort et celles dont on dispose sont scandaleuses et alarmantes : régime de haute sécurité (pour quelles raisons ?), la plus grande partie du temps en cellule, contacts avec l’extérieur très limités. À part les avocats (temps très limité), deux visites par mois sont autorisées. L’état de santé d’Assange est détérioré et ne filtrent guère d’informations sur le suivi médical. L’arbitraire semble total de la part des autorités de la prison (et sans doute plus haut). Les quelques personnes qui ont pu le voir sont alarmées.
Très peu de médias semblent s’intéresser à son sort et solliciter plus d’informations de la part des autorités. Ils sont divisés et parfois gênés quand il s’agit de reconnaître qu’Assange et Wikileaks sont pourtant des leurs, sont bien des médias d’information, éditeur et journalistes. Et pourtant, outre que les caractéristiques du travail de Wikileaks ne font guère de doutes à ce sujet, deux décisions de justice sont à relever qui confortent cette appréciation, et qui sont donc, d’un point de vue strictement juridiques, très importantes dans ce dossier
La première date de novembre 2017, un tribunal britannique, a alors reconnu que Wikileaks est un média. Assange et ses collaborateurs sont bien reconnus comme éditeurs et/ou journalistes. Cela peut paraître évident à beaucoup, mais ce ne l’était pas pour un certain nombre d’autorités, de médias et de gens. Et pourtant c’est une question essentielle : les autorités américaines (Pompeo et autres), notamment, dénient cette qualité à Wikileaks et Assange qu’ils qualifient « d’acteurs non étatiques hostiles ». La qualité de média/éditeur/journaliste permet à Assange et Wikileaks de bénéficier des garanties constitutionnelles qui protègent les médias aux USA (et ailleurs). On comprend pourquoi le gouvernement américain lui dénie cela.
Certains médias aussi dénient à Assange la qualité de journaliste, et l’appellent plutôt un lanceur d’alerte. C’est une confusion qui peut être dommageable. En effet un journaliste bénéficie de plus de protection juridique qu’un lanceur d’alerte. Wikileaks est un media qui permet aux lanceurs d’alertes de diffuser leurs informations sans crainte d’être démasqués. Mais Wikileaks n’est pas lui-même lanceur d’alerte.
Qualifier Assange de lanceur d’alerte ou uniquement de source peut être non seulement impropre mais aussi dangereux, car cela pourrait affaiblir sa position dans un processus d’extradition potentiel.
Les sources ou lanceur d’alerte transgressent souvent des lois, et à bon escient souvent, mais il est plus facile de les poursuivre, par exemple, pour violation du secret professionnel. Chelsea Manning (Bradley à l’époque) a violé la loi US, mais plaidait que c’était pour dénoncer des crimes. Snowden aussi peut être poursuivi, mais ses motivations sont hautement éthiques.
Wikileaks et Assange permettent aux lanceurs d’alerte d’exister et d’agir à moindre danger. Mais ils ne le sont pas eux-mêmes. Eux, ce sont des diffuseurs, des éditeurs en quelque sorte, et occasionnellement des journalistes lorsqu’ils décident de traiter eux-mêmes certaines infos qu’ils reçoivent. Mais comme ils en sont souvent très peu capables eux-mêmes (petite équipe), ce sont les « détaillants » (journaux, tv, radio, etc.) qui doivent faire le job en quelque sorte. Je sais que c’est un peu complexe car Wikileaks est à la fois éditeur, source, « grossiste » en quelque sorte, mais publie et traite lui-même des infos.
En rangeant Wikileaks et Assange dans la catégorie média d’info/éditeur/journaliste, on les protège mieux puisque s’applique à eux la protection des sources et autres dispositions légales de protection de la profession, ce qui n’est pas le cas pour des lanceurs d’alerte (jusqu’ici en tout cas, malgré des améliorations récentes de leur statut…).
Alors donc que Wikileaks et Assange devraient bénéficier à cet égard de la solidarité absolue des organisations de journalistes, d’éditeurs, et de nombreux medias, c’est une atonie inquiétante qui règne.
La seconde décision de justice dont nous voulons parler est le jugement essentiel intervenu fin juillet 2019 dans le procès intenté par le parti démocrate américain contre une série de gens de la campagne Trump et contre Wikileaks
Le parti démocrate américain a assigné en justice une série de gens de la campagne Trump d’un côté, ainsi que Wikileaks par ailleurs, accusant notamment Wikileaks d’avoir participé au piratage des emails des responsables démocrates par des organes russes et diffusé ces emails, et comploté avec des entités russes, portant ainsi atteinte et dommage au parti et à la campagne de Clinton. Ces accusations imprègnent l’esprit d’un certain nombre de gens et de médias, en Europe comme aux USA, pour conclure que Wikileaks et Assange ont ainsi aidé à faire élire Trump. C’est la thèse du Russiagate auquel Assange et Wikileaks auraient participé.
Le jugement de la cour fédérale de New York Sud vient de tomber, fin juillet. Il rejette toutes les accusations. Aucun complot entre Wikileaks et des entités russes, aucun vol de documents par Wikileaks. À relever que pratiquement aucun média européen n’a diffusé les informations sur ce jugement.
Wikileaks s’est procuré et a diffusé des documents subtilisés par d’autres (à noter que d’autres médias ont aussi publié ces documents mais qu’on se focalise sur Wikileaks) et l’organisation était parfaitement fondée et légitime à le faire, écrit le juge, comme n’importe quel organe de presse peut le faire. Wikileaks tombe sous le coup de la protection accordé par la constitution américaine aux médias d’information.
Marc Molitor
« Tous Assange » ?
Où êtes-vous « médias libres »
Ceux qui se gargarisent à longueur d’édito de leur liberté d’expression, qui scandent d’une même voix qu’« ils sont tous Charlie », se prévalant d’une intrépidité toute relative quand les nouveaux Charlie relèvent autant du monde politique, économique, financier ou people, ceux-là ferment merveilleusement leur gueule quand il s’agit de dénoncer la détention de Julian Assange, dans des conditions qui semblent s’inspirer de ces dictatures que ces mêmes journalistes aiment tant montrer du doigt (enfin, surtout celles à qui l’Occident ne vend pas des armes).
Dans un édito vibrant, l’outrecuidante Béatrice Delvaux nous promettait en 2015 de « continuer à l’ouvrir ». A l’époque, nous exprimions au contraire « qu’elle l’avait toujours fermée, sauf quand il s’agissait de défendre patrons et capitaines d’industrie »[1]. Comme ses amis des autres médias du plat pays, de l’Hexagone ou d’ailleurs, avant et après 2015, ils continuent à vendre leur spectacle d’une société démocratique, ouverte, où la pluralité des positions pourraient se faire entendre… afin de maintenir cette illusion, il leur faut donc occulter, lisser, feindre le dialogue, diaboliser, « feuilletoniser » l’information (cf. la formation du gouvernement fédéral).
Quand les médias du pouvoir ferment leur gueule
De cette dramatique désinformation systémique, nous pouvons toutefois tirer un enseignement qui n’est pas négligeable et s’offre comme un argument imparable à la lancinante rengaine de la « liberté de la presse ». Car où êtes-vous vaillants journalistes, courageux éditorialistes, alors que celui qui a révélé au monde les pratiques criminelles et mensonges éhontés de nos gouvernements, croupi depuis 5 mois dans une prison londonienne, après avoir passé quelques 2.555 jours enfermé dans une pièce à l’ambassade d’Équateur ? Qu’attendez-vous pour « l’ouvrir » ?
C’est que vous ne pouvez pas, comme vous ne pouviez pas relayer cette incroyable censure dont fut frappé le magazine Financité de la part de La Libre, à laquelle nous avons consacré une enquête conséquente[2] ; alors que toutes les rédactions ont, selon nos sources, largement ouvert le communiqué de presse envoyé à l’époque par la rédaction de Financité, seul un média relaya l’information dans une brève (la RTBF), étonnamment, celle-ci étant soumises à la soumission canine comme ses consœurs.
Voilà donc, entre autres, pourquoi ça ne va pas : que vous vous disiez de gauche, de droite, pro-ci, anti-ça, pro-ça, anti-ci, la formation de nos idées ne peut se faire lorsque nous n’avons pas à notre disposition les éléments pour les édifier convenablement.
Alexandre Penasse
[1] http://www.kairospresse.be/article/nous-ne-sommes-pas-tous-charlie
[2] http://www.kairospresse.be/article/flagrant-delit-de-censure-la-libre