Semer pour vivre et faire vivre

À peine sortie de l’école, Fanny Lebrun s’en va au loin. Un an plus tard, rentrée au pays, elle suit des études, fait un enfant et lance « Cycle en Terre », une entreprise de semences biologiques. Son histoire personnelle rejoint des enjeux collectifs dans un pari d’humanité durable par la multiplication biologique de semences reproductibles. 

Qu’est-ce qui vous a pris, à 18 ans, de partir vers l’Australie ? Quel genre de fille étiez-vous ?

J’étais timide, voire renfermée. Mais j’avais envie d’être créative, de me prendre en main et surtout décider seule de ma vie… et je n’avais pas trop peur. J’ai choisi la lointaine Australie pour être sûre de me débrouiller toute seule. Et puis là-bas, il y a du soleil, et c’était facile d’avoir un visa, de travailler et ainsi payer mon voyage.

Avec peu d’argent de poche, il fallait gagner ma vie au plus vite et j’ai commencé par tailler des vignes. Après un mois, l’envie de voyager m’a poussée vers la Tasmanie. Là, j’ai découvert le WWOOFING qui est un organisme de volontariat environnemental dans une ferme bio. Je travaillais de 4 à 6 heures par jour tout en étant logée et nourrie. J’y suis restée six mois. Et j’ai alors rencontré Peter qui vivait dans une cabane sans électricité près d’une source. Il m’a parlé des problèmes écologiques et politiques et de la fin du pétrole. C’est lui qui le premier m’a initiée à la problématique des semences.

Ayant économisé suffisamment, je suis partie vers l’Inde en mars 2006. Je voulais connaître un pays en voie de développement. Je ne savais pas ce que j’allais y trouver, mais j’étais curieuse. Et là, j’ai vu et compris beaucoup de choses. Si j’adoptais leur style de vie, m’habillais, vivais, mangeais comme eux, cela ne me faisait pas pour autant une indienne. Et j’enrageais que la famille où je vivais continuait à me servir comme une blanche. J’ai alors compris que je ne pouvais pas jouer le rôle de quelqu’un d’autre mais assumer qui j’étais, être consciente de la différence de culture et qu’il serait vain de vouloir m’y fondre.

De retour en Belgique, vers quoi vous tournez-vous ?

Contrairement aux villes indiennes, dans les rues de Ciney, il ne se passait rien! Je me sentais perdue et je n’avais plus de repères. L’accent wallon de mes frères me faisait rire ! Ayant toujours envie de voyager, je songeais à apprendre les langues, notamment les plus bizarres comme le chinois ou le russe. Mais je rêvais encore aux semences et, conseillée par ma maman, j’ai reporté l’apprentissage des langues à plus tard pour m’inscrire en bio-ingénieur à Gembloux. J’ai suivi mes études normalement, bien que les cours n’étaient pas en lien avec ce que je cherchais. Je ne pensais plus trop aux semences. Par contre, j’apprenais à travailler, à me structurer et me concentrer. Enceinte de ma fille à la sortie des études, j’ai fait un remplacement comme professeure en sciences et mathématique en 5ème et 6ème secondaire. Mais les élèves étaient peu motivés ; j’ai décidé que je ne serais pas prof ! J’ai accouché de Janette et m’en suis occupée tout en commençant à cultiver un gros potager chez moi à Marchin. Mes premiers tests de semences furent un succès. J’ai décidé de foncer ! Kokopelli, association œuvrant pour la libération des semences, m’a acceptée comme vendeuse. J’ai aussi travaillé à Semailles quelques temps. Ces jobs m’ont initiée aux grands principes de la production des semences. Puis j’ai rencontré Kathleen qui travaillait au GAL (groupe d’action locale du pays des Condruzes) et qui m’a énormément encouragée. J’ai acheté plein de livres et fait mes premiers plans de culture, tout en cherchant du boulot comme agronome. Systématiquement refusée à cause de mon manque d’expérience, et obligée de constater que personne ne pouvait reconnaître de quoi j’étais capable, j’en ai conclu que la meilleure solution était de lancer mon propre projet. Au cas où cela ne marcherait pas, j’aurais au moins acquis de l’expérience et constitué un réseau. On était en 2014. Tout en travaillant à tiers temps pour un salaire de 400 euros par mois, je cultivais un terrain à Strée de 25 ares mis à ma disposition par le GAL, mais sans en parler autour de moi car je n’avais encore rien à vendre. Ceux qui me voyaient m’obstiner disaient que j’étais dingue, que j’étais trop jeune  car la production de semences est un métier encore plus dur que celui de faire pousser des légumes !

Mais la récolte arrivant, grâce à quelques bénévoles sollicités par la Ceinture alimentaire Liégeoise, nous avons pu préparer quelques 5000 sachets qui ont été mis en vente à 2,90 euros. Tous partis via deux magasins, mon site internet et sur les marchés.

L’année suivante, en 2016, le chiffre était multiplié par quatre !

Seule responsable d’une entreprise qui se développe aussi rapidement, est-ce tenable ?

Je n’arrivais plus à tout faire, j’étais épuisée. Entretemps, en 2015, j’avais rencontré Bruno Greindl et Damien Van Miegroet qui se sont intéressés au projet et nous avons fondé une coopérative. Celle-ci doit encore se développer. Structurer un tel projet demande du temps quand on veut le professionnaliser et réaliser des objectifs à long terme. Je tenais à élargir l’horizon en réunissant diverses personnes intéressées par les semences : investisseurs, travailleurs, maraîchers et bénévoles.

Les semences sont très réglementées par l’Europe[1], cela ne vous contrarie-t-il pas ?

Au contraire. Une des choses qui m’a motivée pour ce projet de semences reproductibles est la réglementation européenne. Mais elle ne m’inquiète pas beaucoup aujourd’hui car il existe un catalogue « alternatif » qui s’appelle le Catalogue des variétés sans valeur intrinsèque dans lequel figurent notamment celles des amateurs. Le dépôt d’une variété coûte 50 euros en Wallonie et ne nécessite pas l’intervention d’un laboratoire pour être décrite. Nous ne sommes que deux multiplicateurs de semences en Wallonie : Semailles et Cycle en Terre. Être multiplicateur veut dire que nous reproduisons ce qui existe, et c’est en soi un challenge ! C’est très compliqué de vivre d’un métier artisanal qui, de plus, est lié à l’agriculture. Je n’ai pas envie de me battre sur tous les fronts en me mettant hors la loi. Pour le moment, je cultive une cinquantaine de variétés.

Votre clientèle est constituée essentiellement de particuliers. Beaucoup se lancent sans expérience dans la culture d’un potager. Or le maraîchage, surtout pour le débutant, c’est loin d’être facile !

Pour le moment, la mode autour du potager encourage les gens à se lancer sans savoir à quoi ils s’engagent et sans se donner du temps. La permaculture, par exemple, c’est très complexe et demande de l’expérience. Mais j’ai commencé moi-même sans expérience avérée sur 4 ares de terrain et j’ai tout de suite eu de bons résultats. Cultiver un jardin exige surtout du temps, de se former, d’accepter l’information traditionnelle.

Sera-t-il possible, en agriculture, de se passer de pesticides ?

Je pense que c’est possible de se nourrir sans pesticide, mais à grande échelle, ce n’est pas pour demain. Car les variétés de légumes et céréales ont été sélectionnées pour être utilisées avec pesticides et engrais. Il faut de la recherche et des semenciers sélectionneurs pour reprendre le travail sur les variétés, car il ne suffit pas de revenir aux anciennes qui n’ont pas évolué. Elles sont encore efficaces au jardin, mais ne le sont plus en agriculture. À Cycle en Terre, on essaie de développer le désherbage mécanique mais ça demande quand même de la main d’œuvre et le développement d’outils. Il y a une vraie place pour la recherche.

Vous travaillez énormément, comment vous ressourcez-vous ?

 Je chante dans un groupe informel toutes les 3 semaines. Et puis, j’aime les échanges entre amies. Au cours de mes activités, je fais des rencontres intéressantes et je me rends compte de l’évolution des prises de consciences dans tous les domaines (écologiques, économiques, sociétaux …). La société évolue et cela m’encourage.

Les semences sont un produit vivant !

En un siècle, cinq grands groupes ont pris le contrôle du cycle ancestral des semences et 80% de la diversité alimentaire est passée à la trappe. La production semencière industrielle est devenue hybride et ne nous donne plus des semences réutilisables l’année suivante mais répondent aux critères de Distinction, Homogénéité, Stabilité (DHS). Ces critères sont discriminants, selon Kokopelli, “puisqu’ils impliquent que les semences soient… très peu variées. Seules des variétés hybrides F1 ou des variétés lignées, quasi cloniques, répondent à ces critères, qui ont été établis dans le seul but d’augmenter la productivité selon des pratiques industrielles”.

Reconquérir l’autonomie alimentaire

Cycle en Terre est une coopérative de production de semences potagères biologiques de variétés fixées. Pratiquant la pollinisation ouverte par le vent et les abeilles, elle développe trois types de semences : les légumes, les engrais verts et les aromates.

La coopérative assure toutes les étapes du cycle : de la culture et du traitement des graines jusqu’à la commercialisation. Elle sélectionne les semences pour conserver la biodiversité et faire évoluer le patrimoine ancien et les variétés de légumes adaptées aux terroirs. Elle organise des animations autour des semences (formations, conférences…) et s’est associée à l’Ecole Paysanne Indépendante pour organiser une formation en production de semences.

Du particulier au professionnel

Les objectifs en termes de vente visent à fournir les amateurs dans un premier temps et les maraîchers professionnels à plus long terme. La coopérative collabore avec d’autres semenciers européens qui produisent, avec les mêmes valeurs, la réappropriation, l’acquisition et la transmission de connaissances et de savoir-faire liés à la multiplication de semences biologiques.

Depuis 2016, une vingtaine de maraîchers ont rejoint l’aventure de Cycle en terre en mettant à sa disposition une partie de leur surface et de leur temps. La coopérative, en retour, conseille les maraîchers sur la culture de semences et assure le battage, le nettoyage et leur conservation. Elle procède aux tests de qualités tout en assurant la gestion logistique du réseau. De la production finale de chacun, une première partie est conservée pour le cultivateur lui-même, une deuxième est allouée à Cycle en Terre à destination de la vente aux particuliers, et une troisième est mise à disposition de l’ensemble des autres maraîchers semenciers à travers un réseau d’échanges.

La coopérative compte aujourd’hui trois employés et a produit en 2017 quelques 58.000 sachets sur un ha de culture. Tout cet effort est réalisé dans le but de préserver le génome des légumes naturels qui pourraient bien s’avérer pour nous tous une garantie de survie.

Infos : http://www.cycle-en-terre.be
Bureau: rue de la Station, 131 à 5370 Havelange
0495 935 27
À voir (jusqu’au 8/01/2017) : reportage : https://www.rtbf.be/auvio/detail_les-semences-de-cycle-en-terre-1-3?id=2173017

[1]La Cour de Justice de l’Union Européenne a confirmé le 12 juillet 2012 l’interdiction de commercialiser les semences de variétés traditionnelles et diversifiées qui ne sont pas inscrites au catalogue officiel européen.