Un traité espion

Imaginez un instant que le TTIP soit validé et que ce ne soient plus les États qui attaquent Google, mais l’inverse.

NUMERIQUE
Analyse 
LEVALET
Levalet : www.levalet.org

Qui a dit que les espions n’existaient plus que dans les films ?

Un espionnage plus pernicieux et plus efficace que jamais se déroule pourtant chaque jour autour de nous, et nous sommes les relais de ces montagnes d’informations parfois sensibles. Nous en avons peut-être déjà conscience, mais n’en saisissons probablement pas l’ampleur. Les géants du numérique, menés par les GAFA (Google, Amazon, Facebook et Apple), difficiles à éviter aujourd’hui, en savent beaucoup plus sur nous que certains de nos proches.

Commençons par Amazon. Le site de vente en ligne recueille des informations relatives à nos recherches et à nos achats lors de nos visites sur le site, notamment à l’aide de cookies[1], ce qu’utilise aussi un nombre très répandu de sites web. Ces cookies peuvent être accédés par d’autres sites web qui nous feront alors des propositions en lien avec ce que nous avons acheté précédemment, afin de maximiser les chances de vente. C’est là le plus grand danger que représente Amazon, au niveau individuel, s’entend.

Quand Amazon semble s’en tenir à des données à caractère commercial, Google et Facebook recueillent encore bien plus d’informations.

Facebook, d’abord. La société de Mark Zuckerberg enfreint les lois de nombreux pays européens mais ne peut être véritablement attaquée en justice de manière efficace… parce que nous lui fournissons nous-même les informations! Facebook sait ainsi qui et où nous sommes, qui nous fréquentons, connaît nos centres d’intérêt, notre formation et notre métier, nos loisirs; peut, selon notre assiduité, retracer nos journées entières! Pour couronner le tout, une photo que nous fournissons également (renonçant ainsi à notre droit à l’image) assure l’identification et lie définitivement ces informations à notre personne, si un doute subsiste. Il ne manque plus que nos empreintes digitales (et non, elles ne sont pas accessibles par Apple). Facebook, fort de notre acceptation de ses conditions d’utilisation, bafoue les lois sur la vie privée (son application de messagerie instantanée, Messenger, si elle est installée sur notre smartphone, accède par exemple au contenu de nos sms depuis quelques mois) et pourrait presque prétendre à l’impunité.

Google, de son côté, apparaît bien au-delà de la transgression de certaines lois. Il semblerait que le dieu du cyberespace les ignore, purement et simplement. Pourtant, paradoxalement, Google respecte scrupuleusement les législations en vigueur dans le monde, à quelques exceptions près. Le fait que Google soit au-dessus des lois ne réside pas là. Il se cache dans le fonds de commerce de l’entreprise: la collecte et la commercialisation massives d’informations. Outre les habitudes et les centres d’intérêt des personnes utilisant ses services, Google amasse de telles quantités d’information (formant ce qu’on appelle aujourd’hui le «Big Data» qu’il peut traiter sur base d’algorithmes) qu’il peut comprendre et même anticiper les grandes tendances politiques, commerciales ou même, dans une certaine mesure, le degré de bonheur des gens à un niveau national, supra-national voire international. Cette capacité d’anticipation permet à Google de conclure tous ses procès contre des États par un arrangement à l’amiable, grâce à des contre-offres impossibles à refuser pour lesdits États (à l’exception de la Chine qui s’était elle aussi montrée prévoyante). En cela, Google fait fi des lois même lorsqu’elles l’incriminent. Nous vivons bel et bien dans une ère où une entreprise peut se hisser au rang des États et rivaliser avec eux.

Mais si c’est déjà aussi grave, que changerait le TTIP? Actuellement, la situation est grave, en effet, mais toujours relativement sous contrôle. Ces grandes firmes du monde digital outrepassent allègrement les lois, mais y sont toujours soumises en théorie et peuvent donc être sanctionnées par la justice. Les États ont encore des mécanismes de défense. Au début de cette année, la Commission Européenne réclamait à Facebook de nouvelles conditions d’utilisation plus compatibles avec le Droit européen et le conseiller juridique à la Commission Européenne Bernhard Schima s’adressait même aux citoyens européens: «Vous devriez penser à supprimer votre compte, si vous en avez un». Fin avril, les propos du Commissaire au digital Günther Oettinger et des documents de son bureau indiquent une volonté marquée de l’Union Européenne de promulguer de nouvelles régulations plus fermes limitant l’action des grandes firmes du domaine numérique, ouvrant la voie à des sociétés européennes.

Les géants du numérique en savent plus sur nous que certains de nos proches.

Et c’est là qu’intervient le traité transatlantique: s’il est signé, de telles régulations seront tuées dans l’œuf ou, si par chance elles sont promulguées plus tôt, seront mises en péril immanquablement. En effet, même si aujourd’hui Google semble inatteignable, il doit bien répondre à des attaques des États faisant valoir leurs lois, des lois votées par et pour leurs citoyens pour en préserver les droits. Imaginez un instant que le TTIP soit validé et que ce ne soient plus les États qui attaquent Google, mais plutôt l’inverse. Que la société puisse faire abolir les lois constituant une entrave au libre exercice de ses activités. Que ces décisions ne soient plus prises par des tribunaux publics mais par des arbitres privés désignés par le géant. Que plus aucune loi ne puisse protéger notre vie privée si importante et pourtant si fragile. C’est bien cela qui se produirait, si ce fameux traité venait à passer.

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