Ils ont sûrement le soutien de la commune de Manhay: la petite route qui relie les villages d’Oster et d’Odeigne a été mise en circulation locale. Après une bonne centaine de mètres voilà que s’alignent, sagement rangées sur le bas-côté, des dizaines de voitures. Une petite marche et nous voilà arrivés au moulin à eau qui vient d’être rebaptisé La Ferme Artistique.
En ce dimanche de mai se tient une petite fête organisée par les deux jeunes et leurs amis qui ont fait le pari de redonner vie à ce lieu historique. Nous sommes dans une belle vallée ardennaise, au pied du sommet des Hautes Fagnes qu’est la Baraque de Fraiture, au confluent de l’Aisne et du Ry du Fayt de la Folie. Là se dressent quelques lourds bâtiments en pierre du coin, siège d’un moulin à eau. Il paraît que depuis près de 1.000 ans tourne ici un moulin qui moud la farine des cultivateurs de la région. Pendant des siècles, ce moulin était la propriété de l’abbaye de Stavelot mais après la Révolution française, il est devenu privé et trois générations de la famille d’Odon Dethise ont fait tourner la roue à eau qui anime les complexes mécaniques du moulin qui décortique et broie l’épeautre, le froment, le seigle… qui poussent sur les rudes terres de la haute Ardenne.
Mais voilà qu’à plus de 70 ans, Odon Dethise cherchait un repreneur pour son activité. Et ce furent deux jeunes venus de loin, Fanny Dumont et Axel Colin qui ont relevé le défi. Fanny, Bruxelloise d’origine, qui se définit comme artiste-trapéziste a osé reprendre la gestion du moulin proprement dit. Pendant 6 mois, elle s’est fait écoler par Odon et aujourd’hui elle fait tourner seule les imposantes machines. Axel, lui, est un artisan-boulanger qui, après des études dans le domaine et quelques boulots dans des boulangeries-pâtisseries de la ville, a trouvé là le lieu idéal pour lancer la boulangerie artisanale plus proche de son idéal de produire des pains dans la tradition venue du passé, loin des produits aseptisés et sans saveur des boulangeries industrielles.
Ce dimanche, ils sont donc nombreux à être venus des environs, et parfois de beaucoup plus loin, pour découvrir ce projet qui a pour objectif affiché de «maintenir vivant un outil qui servira encore les futures générations». Nos deux compères ne sont pas seuls, ils sont soutenus par parents et amis regroupés au sein d’une fondation privée non subventionnée dénommée La Ferme Artistique. «Non subventionnée» veut dire que c’est sans l’appui des pouvoirs publics qu’ils espèrent récolter les moyens qui permettront au projet de prospérer. «Artistique» parce que Fanny qui a fait l’école du cirque a pas mal d’amis dans le milieu et les terrains qui entourent le moulin permettront à l’asbl A prendre et à voler d’organiser des stages de trapèze volant pour enfants et adultes. Déjà ce dimanche, ils furent nombreux, petits et grands, à s’essayer (solidement sanglés et assurés) à quelques voltiges sur les agrès qui se dressaient à côté du moulin.
Tout cela n’est pas improvisé. Il faut entendre Axel décrire les qualités respectives des différents types de fours, de pierres réfractaires qui restituent plus ou moins vite la chaleur aux pains qui gonflent grâce aux mélanges de farines choisies et du levain scientifiquement fermenté. Il faut voir Fanny décrire le fonctionnement des impressionnantes roues dentées qui animent, à partir de la force de l’eau limpide du ruisseau, les divers types de moulins qui décortiquent ou broient les différentes céréales. On réalise alors que ces machines sont les héritières de siècles de patients perfectionnements techniques, de générations de meuniers qui, durs à la tâche, ont fait vibrer ce moulin et ses engrenages. Fanny est d’ailleurs admirative du courage de ces ancêtres et reconnaît qu’au XXIe siècle, plus grand monde n’imagine travailler 12 heures par jour 7 jours sur 7 pour faire tourner ces dangereuses machines. Dangereuses, car il faut une grande prudence pour se faufiler entre les roues aux dents féroces que rien n’arrête quand elles sont animées par la force de l’eau. Ce dimanche de visite les machines sont à l’arrêt car, comme le dit Fanny, «un lacet défait, un bout d’écharpe ou des cheveux trop longs…, et le corps y passe en entier».
Le projet de La Ferme Artistique est certainement ambitieux et il faudra bien des bonnes volontés pour le faire durer et pour qu’advienne l’objectif de «rassembler l’art, la paysannerie et l’artisanat sur un même lieu, (…) garantir, en tenant compte de l’environnement, une gestion globale des bâtiments et terrains du moulin». Mais à voir en ce jour de mai, où nuages noirs alternent avec éclaircies pendant lesquelles le soleil réchauffe, jeunes et vieux qui devisent devant le moulin, on sent une énergie, un espoir. Des enfants et des chiens leur courent entre les jambes, dans le pré voisin les deux vaches et le cheval sont plus paisibles. Tout cela sent bon la vraie vie. La vie, elle est partout dans ce val d’Aisne et le petit ventre rebondi de Fanny présage qu’elle ne veut pas en rester là. Certes, les peines et les tracas ne seront pas absents dans cette aventure mais, tandis que Fanny décrit le travail de rhabillage (gravure des savants dessins des meules) des pierres du moulin, me revient à l’esprit cette sage maxime chinoise: «Le cœur de l’homme est comme la pierre du moulin, s’il n’a pas de grain à moudre, il se moud lui-même…».
Tout savoir sur le projet de la fondation de La Ferme Artistique et sur les manières de la soutenir.