En 2016, le Parlement de Wallonie s’est fait (re)connaître avec le CETA et une résolution votée fin avril. C’est Stéphane Hazée qui, le premier, s’était inquiété des conséquences de ce traité. Et le rôle du président André Antoine a été essentiel tout au long du processus. Mais que ce soit en commission ou en dehors, il y eut aussi le travail consistant et au long cours fourni par les 3 députées wallonnes que sont Hélène Ryckmans (Ecolo), Marie-Dominique Simonet (cdH) et Olga Zrihen (PS).
En cette fin d’année, nous avons voulu leur donner la parole pour revenir sur cette tranche de vie parlementaire. Après Hélène Ryckmans, au tour d’Olga Zrihen.
Si vous voulez bien, parlons du CETA. D’aucuns pourraient se demander comment une personne telle que vous, très engagée dans des activités de solidarité internationale, se positionne contre des traités de libre-échange?
La question n’est pas d’être pour ou contre le libre-échange, mais de savoir quel projet l’on veut construire avec cela pour les citoyens du monde. On est quand même d’accord, je l’espère, pour dire que le sens de tout ce qu’on fait, c’est pour le bien commun (même si certains agissent pour leur profit individuel). Donc, pour moi, les dispositifs économiques, sociaux et environnementaux, et l’ensemble des combats que l’on mène, doivent répondre aux objectifs suivants: l’égalité, l’arrêt de l’exploitation des êtres humains, un travail décent, la protection des droits des femmes, des enfants, des minorités, une bonne gouvernance et une répartition la plus égale et équitable des richesses. Aussi bien celles inhérentes au territoire que celles qui sont produites au départ des biens, de la finance, et de tout ce qu’il est possible de produire sur le plan économique.
Un commerce, oui, un échange, bien sûr, mais qui doivent répondre à ces exigences et qui fassent en sorte que l’on n’obtienne pas les richesses sur un continent aux dépens d’un autre. Donc, pas non plus en mettant tout le monde en concurrence de manière à ce qu’un soit-disant meilleur gagne.
Il y a suffisamment sur cette Terre pour que tous puissent avoir de quoi vivre, mais la répartition est tellement inéquitable! Ne fût-ce qu’en Belgique, un enfant sur quatre vit sous le seuil de pauvreté! Un enfant meurt dans le monde toutes les 30 secondes, une insécurité alimentaire, un fonctionnement économique qui passe d’une production immédiate des biens à une spéculation non taxée… La semaine dernière, on a même annulé le projet d’une taxe sur les transactions financières!
Aujourd’hui, une absence de prise en considération de ces phénomènes économiques me fait douter — si jamais j’y ai cru — que le libre-échange soit la panacée qui permettrait et le bien commun et la croissance économique.
Votre prise de conscience des enjeux du libre-échange est-elle récente?
Non. L’analyse de ce qu’il s’est passé dans les colonies montre que ces traités se présentent sous des formes aseptisées et des dehors très légalistes. Dans la réalité, je ne suis pas sûre que l’on ait la volonté d’être respectueux des citoyens de ces pays. On est dans des rapports dominant-dominé, sous des formes légalistes.
Quand on voit, par exemple, l’accaparement des terres dans certains états, ou bien les dispositifs de dumping intra-européen qui nous mettent tous en concurrence flagrante en matière de normes sociales, d’emploi et environnementales. Comment peut-on mettre en concurrence un pays fondateur de l’Europe dite industrialisée, qui a combattu pendant un siècle et demi pour que le travail ne soit pas l’objet de l’exploitation la plus totale, avec des pays où ces normes n’existent même pas.
J’ai vécu la construction européenne avec l’élargissement, et la manière dont on a «oublié» de mettre tout le monde sur un pied d’égalité par rapport à tout cela. Oui, l’Europe a créé des programmes particuliers pour permettre à certains Etats membres d’arriver au même niveau de développement économique, mais le problème, c’est la mise en concurrence d’un pays qui a des normes sociales et environnementales avec un pays qui n’en a pas du tout, et la réponse n’est pas d’essayer d’aligner tout le monde vers le haut, la réponse, c’est: «que le meilleur gagne!», point.
La fameuse concurrence libre et non faussée, c’est ça?
Oui, c’est ça!
Et maintenant, on avance vers l’Europe sociale?
L’élargissement ne nous a pas fait avancer. Les nouveaux Etats membres ont une culture économique différente, qui les rend allergiques à la moindre coordination. Ils se sont retrouvés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale dans un système où ils ont dû souffrir plus que nous. Et cela rend les avancées sociales plus difficiles.
Je ne peux oublier, à Berlin-Ouest, cet énorme bâtiment, le Kaufhof, où chaque étage représentait un pays européen avec des produits d’un luxe extrême, à côté du Mur de Berlin. Ce bâtiment scintillait de tous ses feux pour bien montrer l’opulence de l’Ouest et l’écart avec l’Est.
Mon attention aux traités de libre-échange vient du fait qu’ils ne garantissent pas le respect de nos valeurs et de nos normes, même s’ils peuvent être une amorce vers le progrès pour certains états.
Donc, l’élargissement a tiré l’Europe vers le bas. Et l’Union européenne n’est plus très populaire…
L’Europe d’aujourd’hui ne répond plus à nos attentes. Les citoyens rejettent l’Europe, et donc celle-ci bascule à droite. Au moment où il faudrait s’emparer plus de l’Europe avec des votes qui permettraient d’équilibrer la représentation au Parlement, c’est l’inverse qui se produit. Je reste une européenne convaincue, ça veut dire convaincue d’un modèle social fort. Et quand on se bat sur ces traités, nous disons: puisque nous avons pris le temps de former ces normes dans l’intérêt des citoyens, des consommateurs, du développement durable et dans l’objectif géostratégique de la paix, il est de notre devoir de faire en sorte que ce travail garantisse un respect, un équilibre et un développement du bien commun dans le monde.
Quand le Parti socialiste belge prend certaines positions, il fait figure de gauchiste parmi les partis sociaux-démocrates européens.
Nous n’avons pas tous la même histoire du socialisme. Nous n’avons pas tous la même histoire sociale. Dans le groupe «social et démocrate», il a fallu élargir pour rassembler des familles proches. A force d’élargir, on a un peu nivelé.
Paul Magnette a souligné la proximité des mandataires socialistes belges avec leurs électeurs, en disant qu’il rentrait à Charleroi tous les jours…
Après mes études à Lille, je suis arrivée en Belgique avec ma culture française , et j’ai découvert ici une proximité, inimaginable en France, du monde politique et syndical avec les citoyens. Nous avons en Belgique une culture politique de proximité et d’enracinement. C’est pour ça qu’on connaît le réel des gens. Ici, quand l’ascenseur social fonctionne, on arrive à avoir des personnes d’origine modeste ou étrangère parmi les représentants.
Pour en revenir au CETA, où en est-on aujourd’hui? Qu’avons-nous obtenu? On entend dire, de-ci de-là, qu’on n’a pas obtenu grand-chose, et que le peu qu’on a obtenu, à savoir la demande d’avis de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE), on risque même ne pas l’avoir suite aux manœuvres du fédéral…
Il y a une règle: quand un traité est déposé pour la signature, il ne peut plus être modifié. Le texte ne bouge pas, puisqu’il a fait l’objet d’un consensus entre les Etats membres. Donc, en effet, le texte du CETA n’a pas bougé.
Mais toutes les négociations, tractations et résistances menées ont permis de découvrir que:
1. nous n’étions pas les seuls, il y a 37 protocoles annexes;
2. la Commission a été obligée de faire une déclaration interprétative qu’elle a dû transformer en instrument, ce qui modifie sa nature;
3. tous ces documents sont contraignants, et en particulier le protocole belge, puisque la publication au Journal officiel de l’UE lui donne sa légalité et l’obligation d’être pris dans son intégralité contraignante.
Pour en revenir à notre exigence de demander l’avis de la Cour de Justice de l’Union européenne, elle n’a rien à voir avec la question de la mixité du traité, comme c’est le cas pour le traité avec Singapour. Pour le CETA, c’est la Commission européenne elle-même qui a dit que le traité est mixte. Le Parlement wallon avait donc le droit de statuer autant que les autres parlements. La question qu’évoque Charles Michel concernant Singapour n’est pas pertinente, la question que nous posons, c’est: le CETA est-il compatible avec les règles de fonctionnement européennes? Et en particulier l’ICS, (la nouvelle règle en matière d’arbitrage), qui n’apparaît pas dans le traité avec Singapour ni dans aucun autre traité, qui ont encore l’ISDS.
Il faut savoir que la commission du commerce international du Parlement européen, qui est compétente sur le fond, a transmis le dossier pour avis à la commission «emploi et affaires sociales». Et celle-ci a recommandé le 17 novembre à la commission du commerce international de rejeter le CETA… Là, il va y avoir un souci…
Les citoyens ont parfois du mal à suivre, parmi toutes ces commissions, ces acronymes…
Le savoir, c’est le pouvoir. Vous savez, dès que vous avez compris la mécanique, ce n’est pas plus compliqué qu’un circuit électrique ou que faire tourner votre machine à laver.
L’Europe bouscule les gens quand le même travail est fait moins cher ailleurs, mais sans protection sociale… Il faut devenir l’ennemi non pas de celui qui vient pour travailler ici, mais de celui qui a mis en place ce système de concurrence déloyale. Nous luttons contre ça, notamment au Comité des régions, où un avis propose d’imposer des indemnités de logement et de déplacement, de prélever des cotisations pour alimenter un fonds social, et pour lutter contre les conditions scandaleuses que connaissent les travailleurs détachés.
Au cours de ce qu’on pourrait appeler «la séquence CETA», comment avez-vous vécu le rapport entre l’action parlementaire et la mobilisation citoyenne, associative et/ou spontanée, qui s’est développé à cette occasion, notamment en Wallonie? N’avons-nous pas assisté à quelque chose d’inédit, un moment de symbiose entre les gens et les élus? Si vous répondez oui, y aurait-il des enseignements à tirer de ce moment, alors qu’on parle souvent d’un fossé entre la populations et les responsables politiques?
Une triangulation entre société civile, parlement, gouvernement ne peut pas être un moment unique. Il faut que cela soit acté. Pour le groupe socialiste, il faut faire en sorte que les acquis de la procédure, des méthodes et des normes élaborées à l’occasion du CETA soient entendus et vus par la Commission et deviennent le cadre général des traités internationaux.
La Déclaration de Namur des quarante intellectuels va dans le même sens. Pourquoi les choses seraient-elles immuables au niveau européen, quand les citoyens en décident autrement? Il est temps que l’Union européenne comprenne que les citoyens ont aussi leur mot à dire, puisque cela les concerne. Comment, par exemple, a-t-on pu ignorer la pétition citoyenne?
Mais au Parlement européen, s’il y a de la transparence, ce n’est pas quand les enjeux touchent au commerce, à la fiscalité ou à la finance. En plus, il y a des décisions, comme celle qui concerne les économies d’énergie dans les bâtiments publics, en 2002 , qui met dix ans pour être intégrée dans les législations nationales!
Les citoyens ont parfois le sentiment que la décision leur tombe sur la tête du jour au lendemain. Mais ce n’est pas comme ça que ça marche.
Il a beaucoup été question de l’isolement de la Wallonie. On a évoqué des menaces, du chantage, des pressions. Comment avez-vous vécu cela? Avez-vous eu peur?
Oui, il y a eu des menaces. Lorsque j’ai participé au débat sur Bel-RTL, nos interlocuteurs nous ont clairement fait comprendre que«l’on s’en souviendrait». Le fédéral a évoqué des rétorsions économiques, on a souligné tout ce qu’on allait perdre. Et on nous a dit «vous signerez, que ça vous plaise ou pas». Quand on prend position comme nous l’avons fait, que, tous les matins, on vous répète «vous êtes les seuls!» Ou «Pourquoi seriez-vous plus malins que les autres?»
Et vous avez eu peur?
Non, parce que je suis une femme.
Quand on a commencé le combat des femmes, on nous a dit la même chose. «De quoi vous plaignez-vous? Vous voulez travailler, qui va s’occuper des enfants? Vous n’êtes pas capables de travailler, vous ne savez pas faire ce qu’on fait!». Et ça continue aujourd’hui. «Pourquoi vous continuez avec votre féminisme? Vous avez tout».
Le féminisme est devenu un gros mot, alors que le combat reste le même. Quand on vit une situation comme aujourd’hui, les premières qui sont touchées, ce sont les femmes.
Et parfois l’humiliation aussi. «Il paraît que la Wallonie n’est pas d’accord? Mais la Wallonie, c’est rien du tout!» Et pourtant, certains Etats membres sont plus petits! La même humiliation que vis-à-vis des femmes, quand on nous dit «Vous voulez un quota de femmes, vous n’allez tout de même pas vous comparer à des vaches, comme pour les quotas laitiers ?
C’est comme ça qu’on apprend à résister. Ça ne fait pas peur mais ça fait pleurer. De rage!
Que va-t-il se passer maintenant?
Il suffit que le fédéral dépose la demande à la Cour de Justice européenne.
Et s’il ne le fait pas?
Alors, il va se compliquer la vie. Parce que la société canadienne a aussi des choses à dire avec l’exemple de l’ALENA et de ses conséquences.
Ce qui gêne les partisans du CETA, c’est que le ministre-président connaît bien le sujet, et que nous connaissons bien les rouages de l’Union européenne. Le Parlement wallon a fait un vrai travail, tout cela nous donnant une expertise qu’on ne peut pas balayer.
Il faut savoir. Pour savoir, il faut apprendre. Et pour ça, il faut l’éducation populaire, pour vulgariser un maximum. Sinon, les gens se sentent impuissants. On aboutit à l’idée du «tous pourris», qu’«ils» nous dominent. Le savoir va contre le rapport de domination. C’est la chose la plus démocratique qui soit, pour que chacun soit maître de son destin.
On n’a plus de presse de gauche, qui informe, à part vous. C’est un enjeu fondamental: informer les gens, faire comprendre les mécanismes, faire de l’éducation populaire. C’est ça que nous avons fait avec les femmes: leur faire connaître leur histoire, leur faire connaître la loi, leur faire connaître leurs droits. C’est comme ça qu’on a avancé.
Voyez-vous quelque chose à ajouter?
Oui. Je pense qu’avec ces traités, on aborde une nouvelle étape européenne. J’ai toujours cru à l’Europe sociale, ça sera très dur, mais s’il vous plaît, allez voter POUR l’Europe, pas contre l’Europe. L’Europe est ce qu’on en fait.
Entretien réalisé par Godelieve Ugeux et Michel Brouyaux le 8 décembre 2016