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Réflexion sur la situation en Palestine

Nous reprenons ici un article de nos amis de l’Association belgo-palestinienne. Merci à eux pour l’autorisation de republication et pour le travail extraordinaire qu’ils effectuent.

Directeur du projet de Philharmonie de Palestine et fondateur du choeur palestinien Amwaj, Michele Cantonii nous livre ici son ressenti face à l’indicible situation du peuple palestinien.

Chers amis, chères amies,

Je suis convaincu qu’il ne faut pas se taire, qu’il faut s’exprimer, maintenant plus que jamais
D’habitude, mes messages à cette liste sont liés à des activités musicales palestiniennes, mais aujourd’hui, face aux atrocités de ces derniers mois, je me permets de partager avec vous quelques réflexions d’une autre nature, car je suis convaincu qu’il ne faut pas se taire, qu’il faut s’exprimer, maintenant plus que jamais, et exiger que des horreurs en cours l’on puisse sortir avec une réalité différente, où la discrimination et les privilèges sont enfin abolis, où les principes de liberté et d’égalité s’appliquent à tous.

Je vis en Palestine, en tant que musicien, depuis maintenant presque vingt ans, menant des actions sur le terrain qui me portent à être en contact constant avec les gens et les réalités du pays, toujours à l’écoute, toujours curieux et attentif à ce qui se passe autour de moi, que ce soit dans les territoires occupés par Israël en 1967 ou dans la partie de la Palestine où l’État d’Israël a été créé en 1948.

Nous ne sommes pas dans le cadre d’un « conflit » entre parties égales, mais plutôt dans celui d’une domination totale, par un État colonial très puissan
tD’ici, la perspective sur la situation de ces derniers mois, ainsi que sur le contexte palestinien général, est probablement très différente par rapport à celle que l’on peut avoir depuis les pays occidentaux. Lorsque l’on voit – lorsque l’on vit – au quotidien l’injustice, l’oppression, l’humiliation, le racisme et la violence de ceux qui contrôlent chaque aspect de la vie palestinienne depuis des décennies, on comprend très vite que nous ne sommes pas dans le cadre d’un « conflit » entre parties égales, mais plutôt dans celui d’une domination totale, par un État colonial très puissant, d’une population autochtone sans défense.

Quand on est ici, tout cela est très vite évident et d’une simplicité étonnante.

D’ici, il est difficile de comprendre comment des atrocités comme celles perpétrées par l’État d’Israël en ce moment puissent durer aussi longtemps, sous les yeux du monde entier, avec l’aval et l’aide de pays qui s’autoproclament « civilisés ». Il est également difficile d’accepter toute logique qui justifierait ces atrocités en évoquant les gravissimes responsabilités historiques de l’Europe vis-à-vis de ses communautés juives.

Il est particulièrement choquant que 80 ans après l’Holocauste nazi, l’Allemagne, de tous les pays, puisse être autorisée à soutenir des actions et des propos explicitement génocidaires, et à réprimer toute expression d’opposition non violente à ces propos et à ces actions.

L’Europe est probablement aveuglée par la culpabilité liée à des siècles d’antisémitisme et qu’elle a fini par remplacer une forme de racisme par une autre
L’impression que l’on a d’ici est que l’Europe est probablement aveuglée par la culpabilité liée à des siècles d’antisémitisme et qu’elle a fini par remplacer une forme de racisme par une autre, en passant de la démonisation des personnes juives à leur idéalisation, peut-être à cause d’une incapacité de considérer qu’en réalité il s’agit de personnes normales, comme les autres.

Mais je me demande aussi si quelques décennies peuvent vraiment suffire pour que l’Europe dépasse des siècles de racisme et d’esprit colonial. C’est peut-être pour cela que beaucoup de pays européens continuent à soutenir le « Settler Colonialism » sioniste en Palestine et que, aux côtés de de l’antisémitisme, d’autres alarmantes formes de racisme sont de plus en plus présentes dans beaucoup de pays européens.

Les transferts forcés et les massacres dans Gaza depuis le 7 octobre, de même que les actions de l’armée israélienne et des colons en Cisjordanie, ne sont qu’une logique continuation du processus de nettoyage ethnique sur lequel le projet sioniste en Palestine est fondé
En vivant ici on peut se rendre compte que dans la société palestinienne il n’y a rien qui puisse rappeler l’antisémitisme du monde occidental. Les Palestiniens, et les défenseurs de leur cause, ne dénoncent pas ce que fait Israël parce que c’est un État qui s’autoproclame « hébreu », mais parce que c’est un État qui a été bâti en Palestine en 1948, par un processus méticuleux et brutal de nettoyage ethnique qui a vu l’expulsion de 80% de la population palestinienne, et parce que cet État a occupé le reste de la Palestine en 1967 et y mène depuis lors une politique d’oppression, de colonisation et de nettoyage ethnique sans relâche. Les transferts forcés et les massacres dans Gaza depuis le 7 octobre, de même que les actions de l’armée israélienne et des colons en Cisjordanie, ne sont qu’une logique continuation du processus de nettoyage ethnique sur lequel le projet sioniste en Palestine est fondé.
Je vais prendre comme exemple un arrêt sur image d’une quelconque journée avant le 7 octobre
On me pose souvent la question de quelle peut être la solution à ce qui se passe ici. Personnellement, cela fait déjà plusieurs années que j’ai renoncé à réfléchir en termes de « solutions » (bien que mon espoir soit que l’on puisse arriver un jour à une réalité où les séparations et les inégalités disparaissent, plutôt qu’à une consolidation de la séparation entre les gens). Je suis arrivé à la conviction qu’il est fondamental d’agir, et de réagir, en fonction du présent, du cadre très clair sur le terrain à chaque instant. Mon approche est de regarder et d’analyser un « arrêt sur image » de la situation à n’importe quel moment, de réfléchir en termes de droits humains et de droit international pour dénoncer et confronter tout abus. Nous connaissons bien les événements à partir du 7 octobre, et je vais donc prendre comme exemple un arrêt sur image d’une quelconque journée avant cette date, en temps « normaux » :
Cette réalité a été de plus en plus reconnue et dénoncée comme étant une forme d’« Apartheid »
Au cours des dernières années, cette réalité a été de plus en plus reconnue et dénoncée comme étant une forme d’« Apartheid », en conformité avec la définition de ce terme dans le Droit International. Malgré ce cadre très clair, de nombreux pays considèrent Israël comme un ami, comme un allié, comme un État « démocratique », et insistent à parler en termes de « paix » plutôt que d’agir en défense des gens opprimés, des victimes de racisme et de terrorisme d’Etat.

Je voudrais vous donner deux exemples très simples de comment les états européens aussi discriminent entre les sujets de l’État d’Israël, selon qu’ils soient citoyens israéliens ou pas :

  1. Les Palestiniens qui vivent dans les territoires occupés doivent demander un visa s’ils veulent se rendre en Europe (ces visas sont chers et souvent difficiles à obtenir). Les citoyens israéliens, y compris ceux qui habitent dans les colonies (les « voisins » des palestiniens en Cisjordanie et à Jérusalem Est) peuvent entrer en Europe sans visa. Les nombreuses tournées en Europe que j’ai organisées pour des ensembles musicaux palestiniens ont été beaucoup plus chères, et plus difficiles à organiser, que si ces ensembles avaient été israéliens.
  1. Les pays européens acceptent même qu’Israël discrimine entre leurs propres citoyens, selon qu’ils épousent une personne israélienne ou palestinienne. Dans le deuxième cas, il est extrêmement compliqué que les citoyens européens puissent obtenir un visa des autorités israéliennes pour s’installer chez leurs conjoints. Pour les conjoints d’israéliens c’est automatique.En ce moment d’horreurs depuis le 7 octobre, nous voyons aussi d’autres exemples éclatants de comment beaucoup de pays occidentaux discriminent entre les deux « parties » : l’une a le droit de commettre des crimes de guerre, de terroriser la population de l’autre camp et peut se prévaloir du contexte pour le faire.
Une obscène et dangereuse équation entre antisionisme et antisémitisme
La typologie et la magnitude des atrocités en cours sont épouvantables, comme l’est l’attitude d’une bonne partie des pays occidentaux. Je me réfère au colossal soutien politique, diplomatique et militaire que ces pays fournissent directement à Israël, mais également à leurs politiques internes qui ciblent tout dissentiment sous la fausse couverture de la lutte contre l’antisémitisme, selon une obscène et dangereuse équation entre antisionisme et antisémitisme visée à effacer toute trace de l’injustice et des traumatismes subis par des générations de Palestiniens au cours de 75 ans de colonisation, d’occupation et de dépossession incessante de la part d’Israël.

Les dirigeants israéliens accusent le Hamas d’être les « nouveaux nazis » parce que la plupart des victimes du 7 octobre étaient juives.
Réfléchir en fonction de la nature des victimes, sans analyser le contexte, est une approche très dangereuse. Ne faudrait-il pas plutôt porter son attention sur les similitudes entre les politiques des puissances qui ciblent de manière raciste des millions de personnes ? J’entends par là les parallèles inquiétants entre les idéologies suprémacistes au pouvoir (en Allemagne à l’époque comme en Israël aujourd’hui) soutenues par la majorité de la population, la violence et le terrorisme d’État, la déshumanisation des victimes, le fait de présenter celles-ci comme une « menace existentielle », les abominables politiques et discours explicitement génocidaires des gouvernements et des hauts fonctionnaires militaires, les tendances expansionnistes, les transferts de population et les appels au nettoyage ethnique, l’enfermement de millions de gens dans des camps de concentration (en relation à Gaza, ce terme a été utilisé amplement au cours des dernières années, y compris par des historiens, sociologues et journalistes israéliens).

Peut-on sérieusement se permettre de croire que le but réel du gouvernement israélien soit l’éradication du Hamas ?
Mais la question la plus urgente est la suivante : vu ce qui se passe en ce moment à Gaza et en Cisjordanie, devant les déclarations des dirigeants israéliens appelant explicitement et sans cesse au nettoyage ethnique, peut-on sérieusement se permettre de croire que le but réel du gouvernement israélien soit l’éradication du Hamas ?
À défaut d’imposer une solution, la communauté internationale peut exiger du moins le respect du droit international
Je crois qu’il est essentiel qu’une sonnette d’alarme résonne immédiatement chez tous les gens qui ont une conscience. Dénoncer cette situation est une nécessité absolue et urgente. Il faut agir, intervenir pour arrêter les crimes, pour assurer le respect du droit international et du droit humanitaire, au-delà de cette période de « guerre ». Il ne faut surtout pas s’attarder, comme cela a été le cas pendant 30 ans maintenant, sur des négociations interminables (et malhonnêtes). À défaut d’imposer une solution, la communauté internationale peut exiger du moins le respect du droit international.
Les tribunaux internationaux, ou spéciaux, vont devoir faire leur part, bien entendu, en jugeant les responsabilités de toutes les parties en jeu, y compris celles des dirigeants des pays qui auront soutenu – ou armé – ceux qui commettent des crimes de guerre, ou qui se seront rendus complices de punition collective et de génocide en bloquant les actions humanitaires des agences des Nations Unies.

Nous voyons déjà des signes encourageants, aussi bien de la Cour Internationale de Justice que de la part des millions de personnes dans le monde entier qui comprennent de plus en plus la situation et qui se mobilisent pour exprimer leur indignation et leur solidarité, des millions de personnes qui refusent d’accepter la violence comme solution et le racisme come méthode de penser.

Lorsque les principes de liberté et égalité seront instaurés ici, un processus de réconciliation sera possible, comme en Europe après la deuxième guerre mondiale ou en Afrique du Sud à la fin de l’Apartheid. Mon expérience sur le terrain me porte à penser qu’ici ce processus sera beaucoup plus fluide que ce que l’on peut penser en observant de l’extérieur.

Avec toute mon amitié,
Michele
3 février 2024

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