Suite de l’article Un nouveau méga-traité dans les cartons…
L’Inde veut que tous les membres du RCEP codifient les connaissances traditionnelles et les mettent à disposition des offices de brevets
Dans le cadre du chapitre du RCEP sur la propriété intellectuelle, le gouvernement indien veut garder les règles de propriété intellectuelle sur la brevetabilité au niveau de l’Accord ADPIC de l’OMC. [10] Mais il veut aussi faire adopter les dispositions de la Convention sur la diversité biologique (CDB) en ce qui concerne l’accès aux ressources génétiques et le développement des bases de données de connaissances traditionnelles liées aux semences paysannes. En fait, l’Inde exige que tous les pays adhèrent au Protocole de Nagoya de la CDB et l’appliquent. [11] L’Inde veut aussi demander que tous les offices de brevets des États adhérents au RCEP exigent une déclaration d’origine du matériel biologique utilisé pour une invention, dans le but d’en partager les avantages.
Les semences ne sont pas des logiciels; la notion même de breveter, mais aussi de numériser la vie et les savoirs traditionnels est extrêmement contestée. Si des bibliothèques numériques de ressources génétiques ou de savoirs traditionnels sont constituées et mises à disposition, des sociétés comme Monsanto ou Syngenta pourraient facilement puiser dans ce pool d’informations et s’approprier des connaissances et des ressources génétiques appartenant à des communautés agricoles et autochtones.
Les agriculteurs indiens ont débattu activement dans tout le pays, depuis des décennies, des avantages et des inconvénients de répertorier leurs variétés dans des registres de la biodiversité. Beaucoup s’opposent à de tels outils, même s’ils sont conçus pour être placés sous un contrôle local, parce que le risque de perdre ce contrôle est élevé et potentiellement désastreux. [12] En outre, de nombreux mouvements sociaux réfutent l’idée que les savoirs traditionnels ou de la biodiversité, comme les semences paysannes, soient entre les mains des gouvernements. Dans le cadre de la CDB, l’Inde revendique la souveraineté nationale, et donc la propriété de l’Etat, sur les semences. Cependant, beaucoup pensent que les semences et les connaissances sur les semences doivent rester confiées aux communautés locales.
L’Inde, le RCEP et le risque de perdre des semences [13]
Le gouvernement indien se méfie depuis longtemps des règles «OMC-plus» sur la propriété intellectuelle, particulièrement sur les semences et le secteur pharmaceutique. Pourtant, l’Inde ne s’est pas opposée à ces mesures, que ce soit à l’OMC ou dans les instances bilatérales comme ses négociations avec les États-Unis. De nouveaux accords commerciaux tels que RCEP pousseront le gouvernement à aller au-delà de ses engagements actuels à l’OMC.
L’Inde a déjà une loi sur les semences, intitulée Loi sur la protection des obtentions végétales et les droits des agriculteurs, de 2001. Cette loi est moins stricte que l’UPOV 1991. Elle permet aux agriculteurs de poursuivre leurs pratiques semencières, excepté qu’ils ne peuvent pas vendre des semences de variétés protégées conditionnées. L’espace permettant aux petits agriculteurs et aux obtenteurs publics de travailler librement avec les semences sera perdu si le RCEP emprunte la voie que lui proposent actuellement la Corée et le Japon. L’industrie semencière indienne, que ce soit par le biais de la National Seed Association of India ou de l’Asia & Pacific Seed Association, fait pression sur le gouvernement pour obtenir une harmonisation des lois sur les semences et serait heureuse de voir les règles UPOV 1991 introduites par le RCEP. [14]
L’Inde est le seul pays au sein du RCEP à avoir proposé que les connaissances traditionnelles soient incluses dans l’accord commercial. Cela tient au fait que l’Inde a déjà eu des problèmes de « biopiraterie » provenant de pays comme le Japon. Mais cette proposition est très controversée et déclenchera nécessairement des débats importants entre les groupes de la société civile et les gouvernements, et pas seulement en Inde, pour savoir s’il faut s’engager dans la voie l’intégration des connaissances traditionnelles dans un traité sur le commerce.
Qu’est-ce que cela implique pour les agriculteurs ?
Au cours des 50 dernières années, les politiques semencières de nombreux pays sont devenues plus strictes pour les agriculteurs (et plus libérales pour les entreprises semencières), malgré une forte résistance des mouvements paysans. En Thaïlande, par exemple, des milliers de personnes ont défilé dans les rues de Chiang Mai en 2013, lorsque des textes préparatoires des négociations sur l’ALE avec l’Union européenne ont été divulgués. Les projets de texte divulgués exigeaient que la Thaïlande mette en œuvre l’UPOV 1991, ce qui, selon les agriculteurs, restreindrait encore davantage la possibilité de conserver et d’échanger des semences.
Les banques de semences des petits producteurs préservent du riz kalajari, dans un contexte où les aliments de populations autochtones sont en train de disparaître rapidement.
(The Guardian/Bijal Vachharajani)
Dans de nombreux pays asiatiques, les lois existantes limitent déjà la liberté des agriculteurs de conserver, de sélectionner et d’échanger des semences. Les agriculteurs indiens protestent depuis longtemps contre la Loi de 2001 sur la protection des obtentions végétales et les droits des agriculteurs, qui restreignent les échanges de semences produites par les agriculteurs. En Chine, un réseau national de semences paysannes travaille depuis 2014 à la modification des lois du pays sur les semences afin de mieux répondre aux préoccupations des agriculteurs. Les révisions proposées comprennent une demande visant à protéger les droits des agriculteurs à vendre et à échanger des semences conventionnelles sans avoir de licence commerciale. Le réseau demande également la reconnaissance des droits collectifs des agriculteurs et un soutien aux initiatives des groupes d’agriculteurs en matière de reproduction et de sélection des semences. [15]
Il est clair que le RCEP va restreindre la conservation et l’échange des semences à un moment où, sous les pressions extrêmes des changements climatiques, les agriculteurs ont besoin de plus — et non de moins — de diversité dans leurs champs. En outre, cela pourrait accroître la dépendance des agriculteurs par rapport aux intrants externes et augmenter leurs coûts de production s’ils ne peuvent obtenir des semences légalement en les achetant auprès d’un vendeur autorisé et si leurs droits de conserver des semences pour la saison suivante sont restreints ou supprimés. Les opposants au RCEP disent que cet accord commercial pourrait obliger les agriculteurs à payer le triple du prix actuel pour leurs semences. [16]
L’UPOV 1991 permet la privatisation des semences paysannes de deux autres manières. Tout d’abord, les entreprises et les instituts de sélection végétale peuvent prendre des semences paysannes, les reproduire, mener des activités de sélection pour les stabiliser ou les homogénéiser, et ensuite revendiquer des droits sur elles comme s’il s’agissait de variétés qu’ils ont «découvertes». Deuxièmement, l’UPOV 1991 stipule que les droits accordés à une variété peuvent être étendus à des variétés «similaires», parmi lesquelles peuvent facilement figurer des matériaux végétaux produits par des agriculteurs. [17]
Avec le RCEP, les agriculteurs risquent d’être confrontés à des sanctions encore plus sévères et plus strictes. Dans un pays comme l’Indonésie, où la loi actuelle sur la Protection des obtentions végétales prévoit déjà de lourdes sanctions contre les agriculteurs qui élaborent et échangent des semences, faire avancer l’idée de sanction pénale par le biais du RCEP pourrait aboutir à une criminalisation accrue des agriculteurs qui se livrent tout simplement à des pratiques séculaires de conservation et de sélection des semences.
Le RCEP ouvre-t-il la porte de l’Asie à plus d’OGM?
Des OGM ne sont actuellement légalement cultivés que dans quatre pays du RCEP : Inde, Chine, Australie et Philippines. Mais une pression accrue, provenant en particulier des entreprises semencières et de leurs groupes de pression, s’exerce dans la région en faveur d’une modification de la législation afin de faciliter l’autorisation de plus de cultures OGM.
Fin 2014, le Directeur général du Département de la vulgarisation agricole de Thaïlande et des représentants de Monsanto ont publié une déclaration exhortant le gouvernement thaïlandais à autoriser les essais et la culture commerciale des OGM. [18] Cette prise de position a été suivie par un travail de lobbying visant à l’adoption d’un projet de loi sur la biosécurité, que la société civile thaïlandaise qualifie de « projet de loi sur la libéralisation des OGM ». En décembre 2015, la Cour suprême des Philippines a prononcé la nullité du seul document d’orientation du pays régissant l’utilisation des OGM. Le ministère du Commerce et de l’Industrie (DTI) organise maintenant des consultations dominées par les promoteurs des OGM, notamment Monsanto et Syngenta, pour accélérer la mise en place d’une nouvelle politique sur les OGM. [19] Auparavant, en octobre 2015, Monsanto avait pris une initiative énergique pour pousser à l’approbation des cultures OGM devant le Congrès philippin, en expliquant que le pays pourrait être exposé à une crise alimentaire s’il n’inscrivait pas les biotechnologies au cœur de son programme de sécurité alimentaire.
La Chine, un acteur clé du RCEP, a jeté les bases de la culture des OGM dans le pays. En 2014, le pays a lancé une campagne, s’appuyant sur les médias et des séminaires publics, pour dissiper les inquiétudes de la population. [20] En Indonésie, le ministère de l’Agriculture a annoncé fin 2015 qu’il allait bientôt permettre la plantation commerciale de maïs et de canne à sucre OGM, en dépit du fait que la législation actuelle interdit l’utilisation de semences génétiquement modifiées depuis le conflit autour des mauvaises performances du coton Bt en 2001. [21]
Des activistes thaïlandais protestent contre le TPP durant une visite officielle du Président américain Barack Obama en 2012.
(Photo Bangkok Post)
Un travail urgent est nécessaire!
Les accords commerciaux comme le RCEP ne devraient pas accorder aux entreprises des droits de monopole sur les semences, empêcher les agriculteurs de conserver des semences, ou promouvoir les OGM, mais c’est pourtant le cas. Et il ne suffit pas de supprimer ces dispositions des négociations, parce que ces accords commerciaux sont fondamentalement biaisés en vue de faciliter les relations d’affaires des élites politiques et des entreprises. Le RCEP est aussi un outil géopolitique visant à contrer ou compenser le TPP, mais il ne sert à rien pour faire progresser les intérêts des communautés locales. Nous ne sommes même pas autorisés à voir les textes!
Le RCEP pourrait être signé dès août 2016 au Laos. Nous devons intensifier de toute urgence notre travail de sensibilisation sur les conséquences du RCEP pour les agriculteurs et la souveraineté alimentaire en Asie. Nous devons aussi aider les syndicats agricoles, les organisations des peuples autochtones et les défenseurs des droits à l’alimentation à unir leurs forces avec d’autres secteurs comme des défenseurs de l’accès aux médicaments ou aux droits numériques, des groupements de pêcheurs et des partisans du petit commerce de détail. De telles alliances sont nécessaires si nous voulons arrêter ces négociations commerciales qui risquent de mettre en danger la vie et les moyens de subsistance de milliards de personnes.
Pour en savoir plus
– Chee Yoke Heong, « Opposition mounts against regional trade pact threatening human rights”, Third World Resurgence, Nº 298/299, juin/juillet 2015, Third World Network, http://www.twn.my/title2/resurgence/2015/298-299/econ1.htm
– Public Citizen et Third World Network, « International Convention for the Protection of New Varieties of Plants 1991 (UPOV 1991) », TPP expert analysis, WikiLeaks, 9 octobre 2015, https://wikileaks.org/tpp-ip3/upov/page-1.html
GRAIN, « L’UPOV 91 et les autres lois sur les semences : petit guide sur les méthodes des entreprises semencières pour tenter de contrôler et monopoliser les semences », 21 octobre 2015, https://www.grain.org/fr/article/entries/5316-l-upov-91-et-les-autres-lois-sur-les-semences-petit-guide-sur-les-methodes-des-entreprises-semencieres-pour-tenter-de-controler-et-monopoliser-les-semences
– GRAIN, « Les accords commerciaux criminalisent les semences de ferme », février 2016, consultable sur : https://www.grain.org/fr/article/entries/5082-les-accords-commerciaux-criminalisent-les-semences-de-ferme
https://www.grain.org/article/entries/314-bt-cotton-through-the-back-door
© grain.org – 11 mars 2016
https://www.grain.org/fr/un-nouveau-mega-traite-dans-les-cartons
GRAIN est une petite organisation internationale qui soutient la lutte des paysans et des mouvements sociaux pour renforcer le contrôle des communautés sur des systèmes alimentaires fondés sur la biodiversité.