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Quand la prison devient un business

C’est un des plus grand espaces encore non bâti à Bruxelles : le Keelbeek, au nord de Bruxelles, à Haren, ce sont 19 hectares de terres libres, survolées en continu par les avions qui décollent de Zaventem. En cette époque où tout le monde parle de la nécessité de développer l’agriculture urbaine, cet endroit est idéal pour développer des activités de maraîchage destinées à nourrir la ville toute proche. Eh bien non, des décideurs politiques incohérents veulent construire là une monstrueuse prison où seraient enfermées 1.200 personnes. 

Lundi 20 août 2018 à l’aube : des policiers  bloquent les accès au site semi-naturel du Keelbeek et commencent l’expulsion de ceux qui, depuis près de 10 ans, occupent cet espace pour s’opposer à la construction d’un complexe pénitentiaire voulu par le ministère belge de la justice. Étonnant : à 9h00, ce même jour, soit deux heures plus tard, débutait l’audience qui devait permettre de statuer sur le recours en tierce opposition contre l’avis d’expulsion. La technique du fait accompli est de toute évidence ce que recherchent les promoteurs du projet, fidèlement secondé par les forces de police. D’ailleurs, pour être sûrs de l’irréversibilité de leurs actes, les sbires des promoteurs détruiront les abris de ceux qui se nomment des « patatistes » (ils avaient commencé à planter des pommes-de-terre) et incendieront les débris (une vidéo de cette courageuse action est visible ici). Les policiers empêcheront même les pompiers, inquiets de voir les flammes s’étendre en cette période de sécheresse, de venir éteindre les incendies volontaires. De toute évidence, le vandalisme des forces de l’ordre françaises sur la ZAD de Notre-Dame-des Landes s a fait des jaloux en région bruxelloise…

Un projet insensé

Il faut dire que les opposants à cette méga-prison sont nombreux et viennent de divers horizons. D’abord, il y le coût énorme de ce projet. Reprenons ce qu’IEB (Inter-Environnement Bruxelles) en disait en 2016 : « 3 milliards d’euros, c’est le prix que la méga-prison de Bruxelles-Haren devrait coûter, au minimum, sur les 25 années d’exploitation que prévoit le contrat de partenariat public-privé que le Gouvernement fédéral entend signer avec le consortium Cafasso en dehors de tout contrôle parlementaire. Le coût initial de 330 millions est annoncé pour la construction de la prison ; il faut compter une annuité estimée à plus de 100 millions d’€ sur 25 ans. Les chiffres exacts ne sont toujours pas connus, le Gouvernement fédéral refusant de communiquer sur cet investissement aussi ruineux que controversé. Rappelons que la Cour des Comptes a souligné à plusieurs reprises l’absence de justifications du mode de financement des prisons via les contrats PPP et la charge excessive qu’ils font peser sur le budget de la Justice déjà exsangue ». Alors que le monde de la justice se désole du manque de moyens que l’État lui accord, que les palais de justice et tribunaux tombent ruines, que les cadres sont très loin d’être complets, l’actuel gouvernement persiste dans l’intention de consacrer ces sommes gigantesques à un projet dont personne ne veut.

D’abord, tout le monde convient qu’une politique carcérale moderne n’opte plus pour des emprisonnements toujours plus nombreux mais pour une politique de peines alternatives, L’action du ministère de la Justice a d’ailleurs permis de ramener la population carcérale à 10.237 personnes, contre environ 12.000, en 2 ans. L’avenir est de ce côté-là : il faut continuer à faire sortir de prison les gens qui n’y ont pas leur place (et ils sont nombreux). Les pays progressistes (Scandinavie, Pays-Bas) montrent les bienfaits d’une telle politique. D’un autre côté, les experts plaident pour des prisons de petite taille, loin du gigantisme ici prévu, ce qui assure une ambiance plus apaisée et des possibilités de réinsertion meilleures.

La localisation de la prison à la périphérie de la ville est aussi une absurdité. Tous (police, avocats, parents des prévenus, juges…) estiment que mettre la prison aussi loin du Palais de Justice (contrairement aux actuelles prisons de St-Gilles et Forest) allongera les déplacements et fera perdre du temps et de l’énergie à tout le monde. On se demande si la STIB (société des transports intercommunaux bruxellois) est prête à dépenser des sommes importantes pour créer des lignes vers ce lieu excentré et encerclé par des lignes de chemin de fer. Des juges ont signifié qu’ils refuseraient d’aller siéger là-bas, idée « géniale » qui avait germé dans l’esprit de certains pour épargner les coûteux déplacements de détenus entre la prison et les tribunaux du Palais de Justice.

Enfin, on citera pour mémoire (hélas), le fait qu’il y avait là une zone de riche biodiversité. Malheureusement, après le 20 août les bulldozers de Cafasso ont arraché tous les arbres, broyés les buissons, déterré les patates. Aujourd’hui, au travers des sinistres barrières érigées pour empêcher l’accès au site, on contemple, désolé, une terre nue à l’aspect lunaire.

À qui profite le crime ?

Mais pourquoi donc, direz-vous, certains continuent-ils à vouloir imposer cette hérésie qui présente tant de défauts ? La réponse est, comme très souvent, la même : pour le profit de quelques-uns. Cela est développé en détails par le site Bastamag dans un article « Quand les prisons, les détenus et la politique carcérale deviennent des produits d’investissement ». Nos confrères ayant pris connaissance de cette folie à la belge, l’inscrivent dans une dérive bien plus vaste : « Ce projet belge de privatisation d’une prison s’inscrit dans la droite ligne d’un mouvement entamé au début des années 1980. Parti des États-Unis, le modèle des prisons en gestion privée s’installe de plus en plus en Europe. En France, cette privatisation a débuté en 1987. Avec l’intention de reproduire à l’identique le modèle d’outre-Atlantique: une privatisation intégrale, de la construction jusqu’à la surveillance des détenus.» Au départ, seulement certaines tâches étaient déléguées à des sociétés extérieures mais, peu à peu, toute la gestion des prisons passe sous le contrôle de firmes et ce dans de plus en plus de pays. Comme le dit l’article de Bastamag, ceci explique l’immobilisme des autorités de justice en matière de développement des peines alternatives car « les prestataires privés qui gèrent des prisons n’ont évidemment pas intérêt à ce qu’il y ait une politique majeure de réduction des peines d’emprisonnement, pour ne pas perdre les marchés ».

En Europe, la formule juridique retenue est celle des PPP (partenariats public-privé) qui s’applique à ce secteur mais aussi progressivement à une majorité d’investissements des pouvoirs publics[1]. Les Cours de Comptes française et belge ont constaté avec horreur que le passage d’un investissement public pur à une PPP multipliait le coût global d’un projet par 2, voire par 3. Les sociétés privées qui ne sont de toute évidence pas des philanthropes sont à l’affût de ces contrats très rémunérateurs. Dans le cas de la méga-prison de Haren, un article très documenté de l’asbl Respire, « Trois multinationales pour une prison, détaille ceux qui tirent profit de ce juteux PPP: Macquarie Corporate Holdings Pty Limited, société de droit australien qui est le financier de l’équipe, PPP Infrastructure Investment B.V. société de droit néerlandais, structure juridique souvent utilisée aux fins d’éluder l’impôt par de entreprises multinationales et Denys NV, société belge de bâtiments et travaux publics qui serait le constructeur des murs de la prison. Le montage Cafasso est ainsi conçu pour payer un minimum d’impôts et de rapatrier les bénéfices vers l’étranger via des paradis fiscaux.

On s’étonnera de la complicité du parti socialiste bruxellois : les policiers du bourgmestre socialiste de Bruxelles encadrent les ouvriers de CAFASSO qui rasent la végétation, le ministre-président Vervoort accorde sans hésiter le permis d’environnement… Serait-ce parce que le bourgmestre de Saint-Gilles rêve de promotions immobilières de luxe sur le site abandonné de la prison actuelle sur sa commune ?

Les résistants ne lâchent rien

Face à ces mastodontes très représentatifs de la logique du capitalisme en ce début de XXIe siècle, les citoyens qui considèrent que le Keelbeek est une zone à défendre (ZAD) pourraient se décourager mais ce n’est pas le cas. Leurs recours en, justice ont déjà empêché le début des travaux depuis près de 4 ans et ils continent à s’organiser.  Les partisans de la défense d’une agriculture paysanne mobilisent leur site Keelbeek Libre. D’autres utilisent l’ironie pour souligner démontrer par l’absurde l’inanité de la maxi-prison ou mettent sur pied un observatoire du projet qui produit des dossiers argumentés sur la genèse et l’évolution d’une lutte urbaine qui s’inscrit dans la résistance contre « les grands projets inutiles et imposés ».

Aux dernières nouvelles, les « zadistes » locaux se réunissent tous les dimanches pour coordonner leurs actions et imaginer des manières ludiques, non-violentes, citoyennes… pour tenter de sauver un des derniers espaces de la région bruxelloise où pourrait croître autre chose que du béton. Ainsi, voyez cette petite vidéo où le chicon masqué[2] dévoile en quelques secondes la triste réalité vécue au Keelbeek.

Alain Adriaens


[1] Ceci grâce à une des dispositions les plus néolibérales du traité de Maastricht : les autorités publiques doivent comptabiliser le montant total d’un investissement l’année du début du projet et non plus l’amortir sur la durée (20 ans en général) de l’emprunt qui y est lié. Le déficit budgétaire de l’année en question dépasse dès lors les sacro-saints 3% maximum autorisés par la discipline En conséquence les pouvoirs publics sont forcés à passer un partenariat avec un consortium privé et lui payer des annuités qui elles sont étalées dans le temps… : comment l’Europe parvient à pousser à la privatisation de tout ce qui auparavant était dans la sphère publique.
[2] C’est dans cette zone que fut développée après 1850, le chicon « inventé » par le directeur du jardin Botanique de Bruxelles à partir d’expérimentations de paysans de Schaerbeek..

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