Pour la majorité de l’opinion publique, et même pour les observateurs attentifs du nucléaire, il y a eu trois accidents majeurs : Three Miles Island, Tchernobyl et Fukushima[1]. Et pourtant, un quatrième accident très grave s’est déroulé, il y a 60 ans. Il est un peu oublié mais, ces derniers temps, il a encore fait parler de lui. Actualité et rappel historique.
Fin septembre 2017, les détecteurs de radioactivité dans l’air se sont mis à crépiter, d’abord en Suède mais bientôt les réseaux de surveillance de la radioactivité ont mesuré une quantité significative de l’isotope radioactif Ruthenium 106 (106Ru) en Allemagne Suisse, Italie, Autriche et aussi en France via les stations de l’IRSN (Nice et la Seyne-sur-Mer).
Un mystérieux nuage radioactif sur l’Europe
Le Ruthénium-106, est un radio-isotope synthétique (totalement absent dans la nature), un produit de fission issu de l’industrie nucléaire. Le Ruthénium-106 a une période radioactive (demi-vie : durée nécessaire pour perdre la moitié de sa radioactivité) de 373 jours. C’est un émetteur de rayons bêta susceptible d’engendrer des cancers après ingestion. Lorsqu’il se désintègre, il se transforme en Palladium-106 qui est lui-même radioactif.
Le premier réflexe des autorités a été, comme d’habitude, de qualifier les quantités mesurées de sans conséquences pour la santé. Cependant, elles étaient incapables d’expliquer l’origine de cet isotope radioactif dans l’air de l’Europe. L’absence d’autres produits de fission tels que le Césium 137 excluait que cette pollution provienne d’un accident sur un réacteur en fonctionnement. Le plus probable était une fuite dans une installation de la chaîne du combustible nucléaire ou sur un site de production d’isotopes destinés à la médecine ou l’industrie.
Ce n’est que progressivement que le voile s’est levé. Des analyses détaillées des données météo et des stations de surveillance ont permis d’obtenir une idée de la zone géographique touchée par la radioactivité. La carte ainsi dressée montre clairement que l’origine était un endroit situé au sud de la chaîne de l’Oural, en Russie.
Or, c’est dans cette région qu’a eu lieu un des plus graves accidents nucléaires de l’histoire, en 1957. Cet événement aux conséquences désastreuses pour les habitants de cette région du sud de l’Oural a été gardé secret pendant des décennies par le régime soviétique.
Simulation de l’IRSN détaillant les zones d’origine les plus probables
En 2017, l’agence russe Rosatom s’est tue (tradition oblige ?) mais, le 20 novembre 2017, l’agence de météorologie russe Rosguidromet a, elle, reconnu une pollution « extrêmement élevée » dans la région de l’Oural Sud. Un document diffusé par cette agence indique une radioactivité 986 fois plus élevée que le mois précédent sur la station d’Argayash, là où les Occidentaux soupçonnaient l’origine de la radioactivité.
Une lanceuse d’alerte bien informée
L’explication la plus claire et la plus crédible de ce qui s’est probablement passé a été donné par Nadezda Kutepova. Cette militante, réfugiée politique en France depuis juillet 2015, est née dans la ville Ozersk qui fut fermée suite à l’accident de 1957. Sa grand-mère et son père, travaillaient à Maïak, l’usine atomique où eut lieu l’accident. De 1999 à 2015, cette avocate et directrice de l’ONG La Planète des Espoirs a défendu les habitants contaminés par les usines de Maïak qui vivent dans la région de Tcheliabinsk. Son ONG, évidemment dérangeante, a été accusée d’être un « agent de l’étranger ».
Accusée d’espionnage, menacée comme tant d’autres lanceurs d’alerte de par le monde, Nadezda Kutepova a été contrainte de quitter la Russie pour éviter la prison. Elle continue à recevoir les nouvelles en provenance de la région de Maïak et c’est donc depuis la France qu’elle a détaillé le déroulement de l’incident de septembre 2017. Un excellent reportage d’Arte montre le combat de Nadezda pour la défense des victimes de sa région.
Outre le suivi des communiqués évolutifs et contradictoires des autorités de surveillance, Nadezda Kutepova avance des hypothèses fort plausibles. Sur le site de Maïak se trouve l’usine de retraitement N235 qui comprend un site de vitrification de déchets nucléaires de très haute activité. Un nouveau four de vitrification aurait dû commencer à fonctionner en septembre 2015. Une entreprise devait construire le four mais elle n’a rien réalisé et s’est retrouvée en faillite. On a dès lors cherché d’urgence une autre entreprise car des déchets de haute activité non vitrifiés s’accumulaient. Des tests furent réalisés avec des déchets de basse activité et plusieurs problèmes ont pu être résolus rapidement, sans accident notable. Le nouveau four de vitrification, modèle ЭП-500/5, a commencé à fonctionner le 27 décembre 2016. Un schéma du four indique un Capteur de RuO et, vu les difficultés de construction on peut penser que la fuite de Ruthenium provient d’une défectuosité de cet équipement.
Les informations que Nadezda Kutepova a reçues depuis Maïak informent que le 22 septembre 2017, un train transportant du combustible irradié venant d’un réacteur de type VVER 1000 est arrivé à Mayak. Ce combustible de VVER 1000 était nouveau pour Maïak et c’était donc la première fois que ce type de combustible était retraité dans une de ses usines. Les 25 et 26 septembre 2017, le conteneur TUK 1410 fut déplacé et déposé dans le bâtiment de stockage. Il y eut des alarmes d’urgence les mêmes jours. L’expert français en radioprotection Jean-Claude Zerbib, crédibilise la possibilité la contamination provienne de l’usine de vitrification des déchets[2].
Ces hypothèses peuvent être levées par des mesures de prélèvements autour des installations de Maïak. Mais les autorités russes accepteront-elles la demande faite par Nadezda Kutepova : créer un groupe international pour faire une enquête sur le site de Maïak, peut-être dans le cadre du Parlement de l’Europe, avec la participation des personnes et spécialistes indépendants en provenance des États contaminés.
1957 : l’accident majeur
Fin des années 1940, l’URSS tente de rattraper son retard sur les Etats-Unis dans la course aux armements nucléaires. Elle se lance en urgence dans un programme de recherche et développement afin de disposer d’une quantité suffisante de plutonium de qualité militaire. Le complexe nucléaire Maïak est rapidement construit entre 1945 et 1948. Les physiciens soviétiques ayant des lacunes en matière nucléaire prennent des décisions peu judicieuses en matière de sécurité et d’impact écologique. Entre 1949 et 1952, le complexe ne stocke pas les déchets liquides hautement radioactifs générés, mais les déverse dans la rivière Techa qui se jette dans le fleuve Ob qui se jette à son tour dans l’océan Arctique.
Un site d’entreposage de déchets nucléaires liquides, construit vers 1953, comprend des réservoirs en acier enveloppés de béton, le tout enterré à 8,2m de profondeur. Le taux élevé de radiations provoque une température élevée des déchets et un système de refroidissement est nécessaire. Hélas, les systèmes de surveillance et de contrôle du refroidissement sont insuffisants. Le 29 septembre 1957 le refroidissement d’un réservoir contenant près de 70 et 80 tonnes de déchets nucléaires tombe en panne. La température élevée du réservoir provoque une explosion chimique des déchets secs. Cette explosion d’une puissance estimée à celle de l’explosion de 70 à 100 tonnes de TNT, projette le couvercle en béton dans les airs. Une quantité énorme de radioactivité (entre 74 et 1.850pétaBq[3]) est expulsée. Dans les heures suivantes, un nuage radioactif se déplace vers le nord-est jusqu’à une distance de 300 à 350 kilomètres du lieu de l’explosion. Les retombées radioactives provoquent une contamination à long terme d’une région dont la superficie est de 800km2. Les retombées radioactives étaient surtout constituées de césium 137 et de strontium 90.
A cause du secret entourant le site, les populations des zones touchées ne furent pas averties de l’explosion et de ses conséquences. Une semaine plus tard, une opération d’évacuation commença pour 10.000 personnes mais aucune raison officielle ne fut donnée. Un « mal mystérieux » frappait les habitants qui perdaient la peau de leur visage, de leurs mains et d’autres parties exposées. En 1968, le gouvernement soviétique créa la réserve naturelle de l’Oural Est comprenant la totalité de zone irradiée. Les autorités soviétiques cachèrent les faits et ce ne fut qu’en 1980 que, suite à une enquête scientifique, le biologiste et dissident Jaurès Medvedev révéla la nature et l’étendue du désastre. Aux Etats-Unis, un chercheur révéla en 1979 que la CIA était au courant depuis 1957 de l’explosion mais avait tenu secrètes ces informations dans le but de prévenir des conséquences fâcheuses sur l’industrie nucléaire américaine naissante. En 1990 le gouvernement soviétique a déclassifié les documents relatifs au désastre. Aujourd’hui, la zone exposée a encore un niveau élevé de radioactivité, même si officiellement la région est sûre pour les humains.
Si les vents de 1957 ont conduit la radioactivité vers le nord-est, en 2017, c’est vers l’Europe de l’Ouest que la radioactivité s’est envolée. Décidément, l’usine de Maïak reste une source de grand danger à longue distance.
Alain Adriaens
Cet article est également publié sur le site de nos collègues du journal Kairos.
[1] Dans un article publié dans le magazine Kairos en date du 1er septembre 2015, Paul Lannoye rappelait le déroulement des deux plus anciens accidents nucléaires dans son article « L’accident impossible a eu lieu trois fois » : http://www.kairospresse.be/article/laccident-impossible-eu-lieu-trois-fois
[2] En 2001 et 2016, l’ACRO (Association pour le Contrôle de la Radioactivité dans l’Ouest) découvrait autour des usines de La Hague une contamination du sol et de l’herbe par du ruthénium 106. Il s’est avéré que des incidents survenus lors d’opérations de vitrification avaient entraîné une fuite vers l’extérieur. Dans ce cas, toutes les opérations de lavage et de filtration au moyen de filtres de « Très haute efficacité » (filtres d’efficacité de 99,9%) sont court-circuitées. La chimie du ruthénium est complexe. Comme les solutions à vitrifier sont chauffées à 650°C durant la calcination, le ruthénium peut se trouver sous une forme volatile (RuO4), une forme instable qui, au contact de l’oxygène de l’air, va redonner des aérosols de RuO2. Passé de la phase gazeuse à un nuage de fins aérosols, le ruthénium 106 peut alors se déposer au sol après avoir été transporté plus ou moins loin, suivant la hauteur à laquelle la transformation en RuO2 s’est réalisée. Cette situation peut également survenir lors des opérations de retraitement. Comme le gaz est chaud, il peut monter assez haut en altitude et de fins aérosols formés en hauteur pourront être transportés loin du point de rejet.
[3] Million de milliard de Becquerel, unité de mesure de la radioactivité.