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Vaincre « les eaux glacées du calcul égoïste »
Le slogan est forgé sur une dualité classique. Il y aurait d’un côté un
« nous », dans lequel s’inclut celui qui profère le message, et un
« eux », ceux qui font du profit. Dans ce duo, le profit doit passer après la vie. Le slogan vise ainsi à favoriser ce qui ne se mesure pas quantitativement, mais qualitativement : l’existence humaine dans sa dignité. Dans
Le Capital (1867),
Karl Marx propose une liste non exhaustive des activités indépendantes du profit, qui doivent pourtant avoir une valeur absolue. Il inclut, par exemple, le fait de
« respirer l’air », celui de
« jouir de la lumière du soleil », ou encore de profiter
« du temps des repas ». La formule rappelle ainsi le caractère primordial de ces moments de vie qui ne rapportent rien, si ce n’est le sentiment d’une vie sereine et accomplie. Un bonheur simple qui doit vaincre
« les eaux glacées du calcul égoïste » et les
« dures exigences du “paiement au comptant” ».
« Le travail vivant » doit prévaloir sur le profit
Mais le travail fait partie de la vie. Le slogan invite donc également à penser que « la vie » des travailleurs doit primer sur la recherche du « profit ». Cet aspect laborieux de la vie quotidienne correspond à ce que Marx appelle « la force de travail », qui se caractérise par une tension physique et psychique du corps. « La confection des vêtements et le tissage […] sont une dépense productive du cerveau, des muscles, des nerfs […] de l’homme », détaille-t-il dans Le Capital. Le capitalisme privilégie à l’inverse la « valeur d’échange » d’une chose : ce qu’elle rapporte lorsqu’elle est mise en circulation, indépendamment du temps de travail nécessaire à sa production. Mais, selon Marx, c’est cette « dépense de force humaine » mobilisée dans la confection d’un objet qui doit déterminer sa valeur. C’est pourquoi il ne faut jamais séparer l’objet du « travail vivant » que sa production a nécessité. Privilégier « la vie » du travailleur consiste donc précisément à en faire la source ultime de toute valeur.
Mais la recherche du profit prend le pas sur la vie
Transformer l’humain en « simple valeur d’échange »
Le slogan est une manière de dénoncer la tendance qu’a la recherche du « profit » à vouloir constamment déborder sur « la vie ». La
volonté farouche de s’enrichir transforme tout ce qu’elle touche en valeur quantifiable, monnayable. C’est le sens de la critique du Capital que propose Marx :
« Le […]
capitaliste ne s’attache donc à un homme qu’autant qu’il fait fonctionner son argent comme capital. » De ce point de vue, la vie d’un homme n’a de valeur… que si elle produit de la valeur. Ce principe de
« marchandisation » transforme l’humain en
« simple valeur d’échange », lui faisant perdre
« sa dignité ». Cette vision de l’existence se répercute sur la vie physique et psychique des travailleurs.
« Dans sa passion aveugle et démesurée, dans sa gloutonnerie […],
le capital dépasse non seulement les limites morales, mais encore la limite physiologique. ». Le slogan du NPA, qui cherche à donner la priorité à
« la vie », cherche donc aussi à la protéger de la recherche vorace du profit.
La recherche du profit tue
C’est le sens ultime du slogan. La volonté de faire du profit porte en elle le risque de diminuer la vie jusqu’à l’anéantir. Le capital « usurpe le temps qu’exigent la croissance, le développement et l’entretien du corps en bonne santé », écrit Marx. En se plaçant au-dessus de la vie, le profit contribue donc à détruire celle-ci de l’intérieur. « Après moi le déluge ! Telle est la devise […] de toute nation capitaliste », regrette l’auteur du Capital. Et pour cause, poursuit-il, « le Capital ne s’inquiète point de la santé » à part « s’il y est contraint par la société ». Ces considérations résonnent avec le scandale actuel secouant les maisons de retraite Orpea. C’est bien grâce aux remous causés par la publication du livre d’investigation Les Fossoyeurs, de Victor Castanet (Fayard, 2022), que le danger de la recherche exclusive du profit au détriment de la vie des personnes âgées a été dénoncé. Si elle n’est pas interrompue par ces vagues d’indignations, « la gloutonnerie » de la recherche de profit n’a pas de limites : pas même le risque de la mort.
Un slogan vidé de son sens ?
Il a pu paraître étonnant que le candidat Macron ait lui-même prononcé ce slogan hérité du parti anticapitaliste. Et pour cause : le fait d’avoir été employé par des politiciens aux idées si différentes contribue à diluer le sens profond de cette formule. C’est ce que Luc Boltanski et Ève Chiapello, auteurs de L’Esprit du capitalisme (1999), appellent « une boucle de récupération ». Le terme désigne le processus par lequel le capitalisme se nourrit des critiques qui lui sont faites, en les intégrant à son système, faisant feu de tout bois. Ainsi, la chanson Les Corons de Pierre Bachelet, profondément chevillée à l’histoire des mineurs du nord de la France, a été entonnée lors du meeting de 2 avril par les représentants des « Jeunes avec Macron », qui en ont changé les paroles. Les slogans, les symboles de la gauche, ainsi récupérés, ressortent vidés de leur signification, de leur contexte et de leur force révolutionnaire.
Clara Degiovanni – Philosophie magazine[1]
[1] Philosophie magazine est un mensuel qui, à côté d’articles et d’interviews, offre une approche philosophique de l’actualité. Le n°158 d’avril (https://www.philomag.com/archives/158-avril-2022 ) mars 2022 permet de comprendre mieux ce qui se passe entre la Russie et l’Ukraine. https://www.philomag.com/