Un pays vaut souvent ce que vaut sa presse.
Albert Camus
Laurent Mauduit a été directeur adjoint de la rédaction du « Monde », qu’il a quitté en 2006 suite à la censure dont il avait fait l’objet. Journaliste et écrivain, il est cofondateur de Médiapart.
Dans ce nouveau livre, «Main basse sur l’information», il montre qu’en France, toute la presse, ou presque, connaît le même sort. Les uns après les autres, les titres ont été absorbés par l’un ou l’autre des oligarques du capitalisme parisien. Une dizaine de milliardaires, dont aucun n’a la presse pour métier, possèdent aujourd’hui la majorité des journaux (Le Monde, Libération, Le Figaro, L’Obs…), des chaînes de télévision ou de radio. Et ils les ont parfois acquis sans bourse délier. Une enquête minutieuse sur une incroyable saga aux allures de western.
Une presse de référence?
A lui tout seul, le chapitre qui concerne «Le Monde», naguère quotidien de référence de la bourgeoisie éclairée, justifie l’achat du livre. Le CV du trio de choc des actionnaires est édifiant: Xavier Niel, Mathieu Pigasse, Pierre Bergé. Le premier a fait sa fortune dans le porno. Le deuxième est banquier, agent double à l’occasion. C’est à lui — avec d’autres — que la France doit l’importation de la crise des subprimes. Le troisième est notamment célèbre pour ses galipettes financières (qui avaient fait l’objet, naguère, d’une enquête… du « Monde »).
Leur arrivée signe la fin de l’indépendance du grand quotidien et du Nouvel Observateur acquis dans la foulée. Censure, autocensure, mise au pas, licenciements (Aude Lancelin, jugée trop proche de «Nuit debout», est éjectée de «L’Obs»), formatage des esprits aux vertus du néolibéralisme. Il est piquant d’observer que les subventions d’Etat à la presse — sans lesquelles la plupart des journaux ne survivraient pas — vont d’abord aux milliardaires, c’est-à-dire à ceux qui tonnent régulièrement contre l’assistanat. Manifestement, ça ne vaut pas pour eux…
En somme, l’évolution de la presse en France symbolise ce qu’est devenu le capital français: il reste à la fois ce qu’il a toujours été, à savoir un capital vivant en consanguinité avec l’Etat parce qu’il est toujours utile pour un grand patron d’avoir croqué des médias (ce qui lui donnera accès rapidement au chef de l’Etat), et, parallèlement, un système qui calque les mœurs les plus sulfureuses du capitalisme anglo-saxon (finance folle et dérégulée, paradis fiscaux, montages financiers opaques, etc).
L’abominable vénalité de la presse française
Les relations incestueuses entre la presse, le grand capital et l’état français ne datent pas d’hier. Dans un chapitre passionnant, Laurent Mauduit rappelle les affaires de corruption et les trafics d’influence, notamment le rôle de la presse dans l’affaire des emprunts russes ou dans celle du scandale de Panama.
Mais il rappelle aussi, en sens inverse, les décisions du Conseil national de la Résistance qui, dès 1944, créaient les conditions d’une presse libre et indépendante. C’était, évidemment, une autre époque: la bourgeoisie, déconsidérée par son rôle dans la Collaboration, adoptait le profil bas. Le 11 octobre 1944, Albert Camus, qui dirigeait le journal «Combat», pouvait affirmer légitimement: “La France a maintenant une presse libérée de l’argent. Cela ne s’était pas vu depuis cent ans”.
En effet, le «Projet de déclaration des droits et des devoirs de la presse libre», adopté le 24 novembre par la Fédération de la Presse, proclamait notamment que (article 1) La presse n’est pas un instrument de profit commercial, et que (article 3) La presse est libre quand elle ne dépend ni de la puissance gouvernementale ni des puissances d’argent, mais de la seule conscience des journalistes et des lecteurs. C’est l’époque où Beuve-Méry crée le journal «Le Monde», un journal qu’il veut sans fil à la patte.
Beuve-Méry reviens, ils sont devenus fous!
Mais cette formidable ambition démocratique a peu à peu cédé le pas devant les assauts des copains et des coquins, comme disait l’autre. (On savourera en particulier quelques anecdotes mettant en scène Alain Minc, ou encore Emmanuel Macron). Pour Mauduit, tout ou presque a été balayé, avec une accélération particulière ces dernières années, tant il est vrai que le pouvoir «socialiste» a, dans ce domaine comme dans tant d’autres, favorisé les intérêts de l’oligarchie.
Ce qui amène l’auteur, qui refuse le pessimisme, à en appeler, dans le domaine de la presse comme dans d’autres, à une véritable révolution démocratique.
Main basse sur l’information
Laurent Mauduit, Editions Don Quichotte,
septembre 2016, 448 pages
ISBN: 2359495393