L’illusion du consensus

Dans ce livre, Chantal Mouffe s’oppose à l’obligation du consensus qui domine aujourd’hui, en tous cas en Occident: en dehors du consensus, point de salut. Supériorité de la démocratie libérale couplée à celle de l’économie de marché, universalité des droits de l’homme, consensus de Washington, TINA, fin de l’Histoire, le consensus clôt le débat.

Les dangers du consensus

Or, Chantal Mouffe y voit plusieurs dangers majeurs. En effet, si la politique ne permet plus à des idées ou à des intérêts différents de s’affronter pacifiquement — dans ce qu’elle nomme l’agonisme —, alors, divergences et contradictions n’auront d’autre issue que de s’incarner autrement, par exemple dans la violence.

Les classes sociales existent toujours et leur disparition n’est pas pour demain. En dépit du triomphe supposé de l’individualisme, les identités collectives ne disparaissent pas, ni les passions et les affects qui les caractérisent. Si on ne leur permet pas de s’exprimer dans des projets démocratiques, on ouvre la route à l’extrême-droite qui peut ainsi, facilement, se présenter comme radicalement différente parce qu’anti-système et seule à s’opposer au consensus des élites.

Le consensus autour d’un modèle unique interdit l’expression de désaccords légitimes. Or, le néolibéralisme (y-compris dans sa version social-démocrate à la Tony Blair) affirme qu’il n’y a pas d’alternative puisqu’il ne s’agit, en réalité, que de garantir le bon fonctionnement du marché. La politique n’est dès lors plus qu’une question de «communication»: ce sont les publicitaires qui rivalisent entre eux, et non plus les idées politiques. Et la «gouvernance» est confiée aux experts et autres «spin doctors». Parler d’une politique de gauche ou d’une politique de droite n’a dès lors plus de sens.

La conséquence directe de ce qui précède est évidemment le désintérêt pour la politique. S’il n’y a pas d’alternative, pourquoi aller voter?

Quant à la montée de l’extrême-droite, elle n’est pas un archaïsme, un retour à un vieux fond nazi non totalement nettoyé, comme il a été dit pour l’Autriche, pas plus qu’elle n’est un retard momentané dans la marche inéluctable vers la société future, parfaite et apaisée des sociétés post-politiques. Elle est, bien au contraire, une réponse politique de refus du consensus, imposé par les privilégiés. Avec des réponses du type «cordon sanitaire», l’extrême-gauche apparaît dès lors rangée dans le même camp que les partis du système, et elle en paie un prix élevé.

Une société est toujours constituée hégémoniquement à travers une structure de pouvoir de classe. Refuser de le voir aboutit à rechercher le consensus au centre (qui prétend dépasser le modèle «adversarial»), avec pour conséquence de se résigner à l’hégémonie existante. On voudra bien, à la rigueur, s’efforcer d’inclure les pauvres mais il ne sera plus question de changer, par la lutte, le rapport de forces.

De même, l’idée d’une société mondiale rationnelle et pacifiée vers laquelle on tendrait, sous la direction éclairée de l’Occident, est une illusion dangereuse. En fait, les nations non plus n’ont pas disparu: l’Univers n’existe pas, il y a des plurivers. L’internationalisme, pour être conséquent, devrait être le contraire du mondialisme.

Quelles issues pour la gauche?

Les solutions passent par la reconnaissance du pluralisme et d’un système mondial multipolaire.
Loin de défendre, à l’instar d’Habermas, l’idée d’une seule rationalité, libérale, dont l’Occident serait à la fois l’avant-garde et le parangon, Chantal Mouffe propose d’admettre le pluralisme des idées et des systèmes. L’Europe, qui doit se détacher de l’hégémonisme américain, ne peut être elle-même ni impérialiste, ni hégémonique:
“Pour moi, une Europe véritablement politique ne peut exister qu’en lien avec d’autres entités politiques, et en faisant partie d’un monde multipolaire. Si l’Europe peut jouer un rôle crucial dans la création d’un nouvel ordre mondial, ce n’est pas en promouvant un droit cosmopolite auquel toute l’humanité « rationnelle » devrait se soumettre, mais en contribuant à l’établissement d’un équilibre entre les pôles régionaux dont les préoccupations et les traditions propres seront valorisées, et en acceptant plusieurs modèles vernaculaires de démocratie.”

Un livre particulièrement stimulant.

illusion-consensus-mouffeL’illusion du consensus
Chantal Mouffe, éditions Albin Michel, avril 2016, 200 pages
ISBN 9782226314932