L’Euro(pe) selon Philippe Maystadt

Philippe Maystadt a publié deux ouvrages relativement récents que sont «Europe: le continent perdu?» en 2012 et «L’EURO en question(s)» en 2015.

Homme politique reconnu, il a occupé des fonctions particulièrement importantes. En Belgique d’abord, il fut successivement ministre du Budget, de la politique scientifique et du Plan (1981-85), ministre des Affaires économiques (1985-88) et enfin ministre des Finances (1988-1998). Ensuite, il est passé à l’Europe comme président de la Banque européenne d’Investissement (BEI), de mars 2000 à décembre 2011.

Il est dès lors intéressant d’entendre et de lire Philippe Maystadt dans le contexte du désarroi européen qui s’est amplifié au cours de ce 21ème siècle.

Ce grand homme d’Etat n’oublie pas ses valeurs ancrées dans la «démocratie chrétienne» belge quand, en bon technicien économique et financier, il analyse et décrypte la crise européenne.

Dans chacun de ces deux livres, Maystadt identifie les faiblesses et erreurs d’une Europe en perdition ou d’une monnaie Euro en position de faiblesse. Mais il recherche aussi les forces du projet européen et trace des perspectives de redressement et d’amélioration de l’Union européenne et de sa monnaie. Cette double approche — dénonciation des faiblesses et propositions constructives pour y remédier — constitue tout l’intérêt de ces deux ouvrages.

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«Europe: le continent perdu?»

L’auteur développe, dans cet ouvrage de 168 pages, les «raisons de s’inquiéter»: productivité trop faible, déficit de travailleurs qualifiés, population vieillissante, montée des égoïsmes nationaux. Il voit cependant «des raisons d’espérer»: des pays nordiques dépassant les USA en recherche-développement…, de bonnes infrastructures et un grand marché intérieur…, des secteurs de pointe florissants en aéronautique, pharmacie, biotechnologie…, de fortes PME…, un haut potentiel en matière d’éducation…, des atouts vers le développement durable…, et aussi un attachement à certaines valeurs d’équité et de cohésion sociale, de dialogue social et de coopération au développement! Notons au passage que depuis cet ouvrage, écrit en 2012, l’attachement à ces valeurs s’est fortement délité tant en Belgique qu’en Europe. Mais retenons cependant qu’elles font partie de notre patrimoine culturel à revitaliser.

Dans la troisième partie intitulée «Pour une stratégie européenne», l’auteur développe quelques projets de réformes:

  • la mise en place d’une représentation unifiée de l’UE au sein des institutions et conférences financières internationales, notamment au FMI, dans les négociations énergétiques et en matières premières (où «la logique du profit privé continue à s’opposer à l’intérêt général»)
  • l’achèvement d’un «véritable marché unique»: développement du marché unique des services, unification du marché de l’électricité, unification du marché du «capital à risques» favorable aux PME
  • une zone Euro qui ne soit pas seulement monétaire, mais aussi le périmètre des politiques économiques, financières et fiscales. A ce sujet, Philippe Maystadt rappelle opportunément qu’à l’époque, son collègue ministre des Finances allemand Théo Waigel, avait expliqué qu’il avait une réunion hebdomadaire avec le président de la Bundesbank…

Sur ce dernier point, l’auteur dénonce «un ersatz de gouvernement économique» avec un Pacte de stabilité trop exclusivement budgétaire, qui ne fait aucune distinction entre dépenses courantes et dépenses d’investissement. «La zone Euro a besoin de politiques économiques cordonnées de manière telle qu’elles deviennent en fait communes ». Pour lui, les réformes adoptées, avec le Fonds européen de stabilité financière (FESF) et le Mécanisme européen de stabilité (MES), ne constituent pas encore le véritable « gouvernement économique européen». La Commission européenne pourrait-elle former ce gouvernement économique ? Elle est devenue une bureaucratie au double sens du terme, selon Maystadt: bureaucratisée dans son mode de fonctionnement, et bureaucratique par l’arrogance et le mépris de ses hauts fonctionnaires à l’égard des peuples et de leurs responsables nationaux.

Conclusion: «L’Europe a besoin de responsables politiques qui pensent davantage à la prochaine génération qu’à la prochaine élection».

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«L’EURO en question(s)»

Ce second ouvrage fut publié fin 2015, ce qui indique que Philippe Maystadt intègre dans sa réflexion la crise Grèce/Troïka de l’été 2015.

Il rappelle d’abord l’histoire: pourquoi et comment cette monnaie «unique», l’euro, fut créée en 1999, fruit d’un processus préalable remontant à 1969 avec le Plan Barre, du nom de Raymond Barre.  Ce commissaire français en charge des matières économiques, mettait déjà en évidence le lien entre la politique monétaire coordonnée ou unifiée et les politiques économiques. Rappelant le Traité de Maastricht (1992), qui prépare la monnaie unique, et auquel il est lui-même acteur comme ministre des Finances, il reconnaît l’erreur des dirigeants européens de l’époque qui avaient cru que la convergence monétaire créerait naturellement la convergence des politiques économiques. On connaît aujourd’hui la suite: multiplication des divergences économiques et sociales, entre autres avec le grand élargissement de 2004.

Philippe Maystadt explique ensuite les raisons de la nécessité d’une discipline budgétaire et d’une union bancaire avec une supervision européenne. Et il traite de la nécessité d’un budget de la zone euro: un budget suffisant pour jouer un rôle d’incitation, financer l’investissement dans des «biens publics», assurer une forme de solidarité en cas de chocs asymétriques et enfin servir comme instrument «contracyclique» (stimulant l’économie lorsqu’elle tend à ralentir, et la freinant lorsqu’elle s’emballe) en cas de récession économique. Le budget fédéral américain (12% du PIB) peut jouer ce rôle multiple alors que l’actuel budget de l’UE (à peine 1% du PIB) ne peut jouer aucun rôle contracyclique ou de solidarité économique et sociale.

Fondation sur trois piliers

A côté de questions relatives à la dette et à la convergence économique, l’auteur traite aussi de la dimension sociale et de la solidarité entre Etats. A ce sujet, il rappelle que la stratégie officielle de l’UE dite «Europe 2020» repose sur 3 trois piliers: un pilier économique fondé sur la connaissance et l’innovation, un pilier environnemental qui prescrit la transition énergétique et un pilier social de croissance inclusive visant l’accès du plus grand nombre aux bienfaits du développement économique. Et il note que dans sa mise en oeuvre, les Gouvernements et la Commission «évoquent souvent le premier pilier, parfois le second, rarement le troisième». «Les politiques sociales — au sens large — sont, en effet, devenues les principales variables d’ajustement dans la zone euro»!

Pour contrer le dumping social, il faudrait d’abord imposer à tous les Etats membres de la zone euro un salaire minimum interprofessionnel légal. Et bien sûr le faire respecter par des contrôles suffisants comme l’a suggéré Michel Barnier (ancien commissaire français) avec une «agence européenne de contrôle» qui supervise et coordonne les services nationaux d’inspection du travail. Il faudrait aussi que la Commission soit chargée, dans le cadre du «semestre européen», d’intégrer les indicateurs sociaux à l’égal des indicateurs économiques sur base desquels elle élabore les recommandations aux Etats. Il faudrait enfin renforcer le rôle des partenaires sociaux dont l’avis devrait être pris en compte dans la préparation de ces recommandations.

Une question revenue dans l’actualité

Finalement, la question de la légitimité démocratique est de nouveau abordée dans ce second ouvrage. «Il est devenu impératif de mettre en place de nouveaux éléments institutionnels de nature à renforcer le caractère démocratique des décisions qui concernent la zone euro». A ce sujet, Philippe Maystadt rejette la méthode intergouvernementale qui conduit au «plus petit commun dénominateur des intérêts nationaux». Il lui préfère l’approche fédéraliste qui permettrait d’élargir le processus démocratique au-delà des frontières nationales, d’élire le président de la Commission au suffrage universel des citoyens européens, et bien sûr  de renforcer les pouvoirs du Parlement européen, en créant en son sein une Chambre de la zone euro (les membres du P.E. des Etats membres de la zone). Mais il est «réaliste», sachant «qu’il y aura vraisemblablement une combinaison des approches intergouvernementale et fédéraliste». Ainsi, la mise en place d’un président à temps plein de l’Eurogroupe pourrait permettre que cette instance devienne un lieu de dépassement des intérêts nationaux dont les décisions soient entérinées par le Conseil Ecofin (des ministres de l’Economie et des Finances de l’UE) dont les seuls ministres de la zone euro prendraient part au vote. Enfin, une «Conférence des représentants compétents des parlements nationaux et européen» devrait débattre des questions économiques et budgétaires. Elle pourrait ainsi établir un lien entre les parlements nationaux contrôlant légitimement les finances publiques des Etats et le Parlement européen qui, tout aussi légitimement, renforcerait son contrôle sur les orientations, recommandations et décisions de la Commission, y compris celles relatives aux budgets des Etats membres.

Au total, voilà une lecture stimulante qui éclaircit le panorama confus des institutions et mécanismes de l’UE et de l’euro, et projette des orientations visant à réconcilier l’économique et le social au bénéfice des citoyens européens.
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Europe: le continent perdu?

éd. Avant-Propos, 2012, 168 p.
ISBN 978-2-930627-32-8


L’EURO en question(s)

éd. Avant-Propos, 2015, 176 p.
ISBN 978-2-39000-030-3