C’est l’histoire de la conquête de nouveaux marchés par les multinationales. Des histoires comme il s’en répète tous les jours aux quatre coins du monde, dans toutes sortes de domaines et à l’initiative de toutes sortes de multinationales. Mais ici il s’agit de multinationales de l’agroalimentaire. On ne vend pas des smartphones, des TV’s ou des voitures, tous objets dont l’humain peut facilement se passer. Non, on vend de la nourriture, ingrédient indispensable à la survie et à la santé des humains.
Tout commence au sein d’une assemblée d’actionnaires de Nestlé, qui s’inquiètent d’une stagnation des ventes dans les pays développés. « Il faut conquérir de nouveaux marchés si nous voulons continuer à développer notre chiffre d’affaires » explique le CEO à ses actionnaires. « Il faut s’attaquer aux pays en développement, ces pays où les gens ne mangent pas à leur faim. Nous allons leur apporter de la nourriture saine. Ces marchés sont encore largement inexplorés. »
C’est l’histoire, quelques années plus tard, de Celene da Silva, jeune mère brésilienne de 29 ans qui, comme des milliers de jeunes femmes brésiliennes, fait du porte-à-porte dans les régions les plus pauvres et les plus reculées du Brésil pour aller vendre des puddings, des céréales, des cakes Nestlé à des centaines de milliers de familles.
Pour s’attaquer au marché brésilien, et en particulier au public pauvre, Nestlé a formé des milliers de vendeuses ; car oui, il n’y a que des femmes. L’objectif principal du programme, selon Nestlé, est de cibler les familles pauvres ; et il est essentiel d’établir une relation personnelle entre les vendeuses et ces familles. Les vendeuses savent quand les familles reçoivent la « Bolsa Familia », ce subside mensuel que le gouvernement de Lula avait mis en place pour combattre la pauvreté. Elles peuvent alors cibler le meilleur moment pour vendre leurs produits.
Madame da Silva est devenue vendeuse de Nestlé il y a deux ans. Les 160€ que la vente des produits Nestlé lui rapporte par mois lui ont permis de sortir sa famille de la pauvreté et de s’acheter un frigo, une TV et une cuisinière. Son discours sur la qualité nutritive des produits qu’elle vend n’en est que plus enthousiaste.
Comparé à d’autres géants de l’agroalimentaire qui vendent des snacks, du « fast food » ou des sodas, Nestlé a bonne réputation au Brésil, une réputation que la compagnie entretient à grand renfort de publicité. Se présentant comme le fer de lance de la santé nutritionnelle dans les pays en développement, elle insiste sur le fait qu’elle a réduit la quantité de sel, de sucre et de graisse dans bon nombre de ses produits. Mais la réalité du terrain est très différente. Si Madame Silva peut proposer 800 produits à ses clients, elle explique que ceux-ci ne sont intéressés que par une bonne vingtaine d’entre eux, et qu’ils sont presque tous à haute teneur en sucre.
La malbouffe a remplacé la faim
Et ce qui frappe, c’est que beaucoup de ses clients sont devenus obèses, y compris les jeunes enfants. Alors que pendant longtemps c’est la sous-alimentation qui était la principale source de préoccupation au Brésil, aujourd’hui elle a été remplacée par l’obésité et le diabète de type II, qui ont explosé au cours des dernières années. Car l’armée de vendeuses de Nestlé au Brésil n’est qu’une face d’une stratégie mondiale des multinationales de l’agroalimentaire : alors que leurs ventes stagnent dans les pays occidentaux, des compagnies comme Nestlé, PepsiCo, Coca-Cola, General Mills et autres ont décidé de livrer leurs produits industriels dans les coins les plus reculés de la planète. Le président de Coca-Cola International ne déclarait-il pas en 2014 devant ses actionnaires : « La moitié de la population mondiale n’a pas bu un Coca au cours du dernier mois. Et plus de 600 millions d’adolescents n’en ont pas bu au cours de la semaine. » C’est sûr, il fallait s’attaquer à ce problème. Une autre multinationale, Domino’s Pizza, a ouvert 1281 nouveaux magasins dans le monde en 2016, soit un toutes les 7 heures.
Cet assaut mondial des grandes sociétés multinationales a fondamentalement modifié l’agriculture locale d’une part et les habitudes alimentaires d’autre part. A titre d’exemple, au Brésil les agriculteurs ont été pressés d’abandonner leurs cultures traditionnelles pour se lancer dans la production de sucre, de maïs et de soya, qui sont les matières de base de l’industrie. Et les Brésiliens mangent de moins en moins de riz, de pois chiches, de salade et de viande, qu’ils ont remplacés par des produits industriels en boîte.
L’effet sur la santé des populations est dévastateur et les nutritionnistes du monde entier tirent la sonnette d’alarme. D’après le très sérieux New England Journal of Medicine, le monde compte aujourd’hui plus de 700 millions de personnes atteintes d’obésité, dont 108 millions d’enfants. D’après les experts, l’épidémie d’obésité est clairement liée aux ventes de nourriture industrielle, qui ont augmenté de 25% au cours des 5 dernières années. Au Brésil, le taux d’obésité a presque doublé en dix ans, et plus de 58% de la population est en surpoids. Chaque année, 300.000 Brésiliens sont atteints de diabète de type II.
Le directeur du département nutrition chez Nestlé a admis que l’explosion de l’obésité au Brésil est un effet secondaire de la mise à disposition de nourriture bon marché, qu’ils n’avaient pas prévu. Mais la vérité est tout autre. En 2006, sous la présidence de Lula, le gouvernement a voulu mettre en place un important dispositif légal de régulation de l’industrie agroalimentaire afin de réduire le taux d’obésité et de diabète, en coordination avec l’Organisation Mondiale de la Santé. C’est alors que l’Association Brésilienne des Industries Alimentaires, dont Nestlé, Cargill, Unilever étaient des figures de proue, s’est lancée dans une vaste opération de chantage, de propagande et d’achat de votes pour enterrer cette loi. En un an, elles ont dépensé 130 millions d’euros à acheter des membres du congrès. Cette campagne a pris des accents multiformes et a adopté des méthodes spectaculaires, que James Bond n’aurait pas désavouées. Elle fera l’objet d’un prochain article.
Source : « How big business got Brazil hooked on junk food », The New York Times, 16/9/2017.