Un point de vue original sur la disparition de l’emploi
Lors de la première révolution industrielle, celle de l’introduction de la machine, les premières réactions ouvrières consistèrent à briser les machines. Ce vaste et très puissant mouvement — l’auteur examine ici le cas des «luddites», du nom de Ned Ludd, ouvrier militant anglais mythique — fut à la fois brisé par une répression féroce et ridiculisé par l’idéologie du progrès. Ceux qui se souviennent des luddites les considèrent, au mieux, comme des réactionnaires et des dangereux irrationalistes.
A contre-courant, dans ce livre, David Noble développe trois hypothèses.
Des précurseurs
La première consiste à affirmer que les briseurs de machines furent les précurseurs de la résistance au capitalisme. Loin d’être réductible à une «erreur de jeunesse», leur opposition farouche au machinisme ouvrit la voie au mouvement ouvrier et, finalement, à son corollaire, la législation sociale.
Les luddites avaient l’avantage de ne pas être encombrés d’une conception abstraite et paralysante du progrès technologique (On n’avait pas encore décrété que «l’on n’arrête pas le progrès»). Ils exigeaient une politique sociale de la technologie. Ils proposaient, par exemple, une taxe sur les métiers mécaniques et toute une législation visant à protéger les moyens de subsistance des tisserands.
La technologie: un choix politique
Les luddites étaient parfaitement conscients que l’introduction de la technologie dans la production est une décision politique, sanctionnée par la culture dominante du laissez-faire, laissez-innover. Une décision qui visait à renforcer le système de domination et se traduisait par des licenciements, l’accélération des cadences de travail, la perte de liberté et de savoir-faire. Ils n’éprouvaient donc aucune honte à s’opposer à des technologies en partie conçues pour diminuer leur pouvoir et leur nombre.
L’auteur montre que la fusion idéologique entre la science et la technique a permis ultérieurement de faire valoir que le système capitaliste ne visait pas seulement le profit, mais aussi le progrès de la science et que, donc, les travailleurs qui s’y opposaient exprimaient ainsi leur égoïsme et leur ignorance. Et c’est ainsi qu’a triomphé l’idéologie du progrès, à laquelle les représentants des travailleurs ont, en grande majorité, fini par adhérer.
Le luddisme aujourd’hui
Pourtant, et c’est le troisième axe du livre, le luddisme existe encore, à l’heure de la deuxième révolution industrielle, celle de l’automatisation et de la robotisation. Sous différentes formes, de nombreuses luttes ont lieu pour freiner, voire empêcher l’introduction de la technologie dans les entreprises. La presse en parle peu, sans surprise, mais aujourd’hui, spontané ou organisé, le luddisme revit sous forme de grèves perlées ou de ralentissement volontaire de la production. Dès la fin des années 60, on observe, à Detroit, un sabotage par roulement à l’échelle d’une usine entière. En Australie, des techniciens des télécommunications transfèrent les appels longue distance sur les systèmes d’appels locaux, permettant aux abonnés d’appeler à moindre coût. A Toulouse, le CLODO (Comité pour la liquidation ou le détournement des ordinateurs!) mène plusieurs attaques informatiques.
Pour tous ces travailleurs, il s’agit de remettre cette question du Progrès entre nos mains, c’est-à-dire à sa juste place. Parce que, après tout, une seule robotisation a-t-elle jamais fait l’objet d’un vote démocratique?
S’ils ont le droit de dire oui à la technologie puis de délocaliser, nous avons le droit de dire non: c’est ça, l’égalité, déclare un leader syndical du Massachusetts (il est à supposer qu’à ce stade, le lecteur se demandera, par exemple, si l’introduction du self-scanning dans les supermarchés a fait l’objet d’une concertation avec le personnel de caisse).
Quatre documents
Ajoutons que le livre est augmenté de quatre documents inédits remarquables: l’audition de l’auteur au 98ème Congrès des Etats Unis; la déclaration des droits sur les technologies, par le syndicat des travailleurs de l’aérospatiale; la défense des Luddites par Lord Byron en 1838; et la lettre par laquelle Norbert Wiener, fondateur de la cybernétique, propose sa collaboration au syndicat des ouvriers de l’automobile!
Comme la mondialisation, le progrès technologique débridé s’est déployé contre les travailleurs. Au moment où l’on annonce la perte, via l’automatisation, de millions d’emplois en Europe d’ici 2025, Le progrès sans le peuple est un livre indispensable.
(Historien des sciences et des techniques, David Noble a enseigné dans plusieurs universités nord-américaines, dont le prestigieux MIT.)
Le Progrès sans le peuple
David Noble, éditions Agone, mai 2016, 240 pages
ISBN 9782748902709