La transition dans tous ses états

“Les Cent Fontaines”, vous connaissez? C’est un gîte rural, un petit centre de rencontre niché dans le joli village de Modave, dans le Condroz, là où est captée près d’un tiers de l’eau potable de la région bruxelloise. Ce lieu accueillant compte 65 lits et fut construit par le parti communiste belge au temps de sa splendeur. Mais, en 2017, ce sont des organisations comme ‘A contre Courant’, l’Association Culturelle Joseph Jacquemotte et les objecteurs de croissance du mpOC qui y invitent à des rencontres estivales. Ces derniers, s’ils veulent aussi défendre le plus grand nombre, victime de l’exploitation par les puissants, ne partagent pas les options productivistes, travaillistes et autoritaires des marxistes d’hier. Ceci explique le thème des débats et ateliers organisés ce week-end des 19 et 20 août 2017: « La transition dans tous ses états ».

Les Cent Fontaines en 1963

Alors que les XIXe et XXe siècles virent s’affronter le capital, partisan du marché dérégulé voire sauvage, et les travailleurs s’organisant pour se défendre, ces derniers ont souvent recherché dans l’État une émanation de la collectivité sensée les protéger de l’exploitation des « possesseurs de moyens de production ». Hélas, si des avancées furent parfois observées, les pays du « socialisme réel » ont échoué et laissé un très mauvais souvenir et les pays de « libre » marché voient s’imposer à nouveau un hyper-libéralisme économique qui broie le monde du travail. C’est pourquoi certains explorent donc une nouvelle voie que l’on nomme parfois « le mouvement de la transition ». Ce sont des pratiquants de cette mouvance encore assez floue que les trois organisations ont invités. Ils les ont écoutés, ont comparé leurs pratiques à d’autres expériences du passé, ont tenté de voir quels points et intérêts communs ils ont avec d’autres formes de résistance à l’exploitation.

Impossible de développer ici la richesse des échanges qui se sont activement déroulés durant deux jours. On y a décrit les anciennes et nouvelles coopératives qui mettent l’utilité de leurs activités et le bien-être de leurs travailleurs avant la recherche du profit de quelques-uns ; on s’y est demandé si les jardins et les champs étaient des lieux de résistance en faveur de la transition ; on y a comparé les problématiques du nord et du sud de la planète, assez différentes mais confrontées à la même logique qui les opprime ; on y a examiné l’attitude nouvelle de nos contemporains face à un travail/emploi de moins en moins apprécié (ce qui a largement recoupé les dossiers du journal « Réinventer notre rapport au travail » fraîchement publié par notre coopérative d’édition). Les organisateurs et les nombreux participants (une petite centaine sur le week-end) ont même interpellé des représentants des partis politiques pour connaître leur positionnement vis-à-vis des initiatives du mouvement de la transition, plutôt apolitiques, voire antipolitiques, mais qui, en fait, redonnent une certaine noblesse à la conception du politique au sens des choix de « comment vivre ensemble ? ».

Ce qui est peut-être aussi signifiant que le contenu des réflexions théoriques et le questionnement bienveillant des acteurs de terrain, c’est qu’organisateurs et participants ont adopté les pratiques que préconisent les partisans du mouvement de la transition. Une frugalité raisonnée était de mise ; les confitures du petit-déjeuner étaient celles faites maison et apportées par des participants ; la nourriture végétarienne était gérée par des bénévoles ; chacun faisait sa vaisselle ; le co-voiturage était organisé autant que possible ; on buvait du thé de 1336, cette entreprise que ses employés promis au licenciement collectif sont parvenu à reprendre en autogestion après… 1336 jours de grève ; on vendait des olives et des savons de coopératives grecques qui tentent de survivre malgré la crise économique voulue par les grandes banques européennes… Important aussi : des spectacles mêlant autodérision et participation de spectateurs ont animé la convivialité déjà de mise mais concrétisant l’idée que le plaisir n’est pas exclu de la militance qui ne doit pas rimer avec militaire. Enfin, conscients que les initiatives de transition sont peu relayées et décrites de manière anecdotique et non pas politique par les médias dominants, étaient présents les médias alternatifs qui leur donnent une juste place : Kairos, Imagine, Médor et votre serviteur POUR étaient là, participaient aux débats et diffusaient gratuitement leurs anciens numéros. Tiens, justement, la gratuité et le don sont d’évidence des valeurs que tentent de remettra à jour les transitionneurs, confrontés à la douloureuse logique dominante qui veut que « tout s’achète et tout se vende ».

De toute évidence (et ils l’ont d’ailleurs avoué), la plupart de ceux qui étaient là ne découvraient pas un territoire inconnu. Même s’ils n’en connaissent pas toutes les facettes ni, a priori, ne le vivent pas toutes, les présents étaient plus que séduits par la pensée émergente qui anime cette nébuleuse qu’est le mouvement de la transition, dans toutes ses dimensions : économique, énergétique, écologique, philosophique… Certes, il faudra encore bien du temps, des expériences, des essais et erreurs, pour qu’émerge une compréhension fine de ce que peut et devrait être la transition préparant au post-capitalisme (tout en sachant que ceux que l’on appelle parfois « activistes préfiguratifs » qui pratiquent des « expérimentations existentielles » ne veulent ni bible qui leur fixe des règles, ni gourous qui leur donnent des conseils (ni Dieu ni maître, en quelques sorte…)

POUR compte cependant bien continuer à irriguer en continu la rubrique « Allons-y » du site qui, depuis deux ans, va à la rencontre de ces expérimentateurs de terrains. Plus encore, nous vous préparons activement un Cahier d’analyse de 60 pages dont le titre « De quoi la transition est-elle le nom ?» indique bien que nous continuerons à suivre de près les actions de ces sympathiques explorateurs. Comme le disaient, déjà en 2005, Isabelle Stengers et Philippe Pignarre dans leur livre prophétique La sorcellerie capitaliste. Pratique de désenvoûtement, on peut espérer que ces « jeteurs de sonde », tâtent le terrain et ouvrent la voie vers un futur où « un autre monde est possible ». Mais pour découvrir l’analyse politique de notre futur Cahier, il faudra vous abonner (ou le trouver dans les bonnes librairies).

Alain Adriaens