Un des enjeux les plus souvent soulignés lors de la 23ème conférence des parties (COP23) à Bonn est sans aucun doute la nécessité de développer dès aujourd’hui des politiques ambitieuses en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES). Les mesures actuellement mises en œuvre ne sont, en effet, pas suffisantes pour atteindre l’objectif de l’Accord de Paris visant à contenir la hausse de la température mondiale bien en dessous de 2°C par rapport au niveau préindustriel. Cet objectif implique que les pays industrialisés réduisent leurs émissions de GES de 30% en 2020 et de 80 à 95% en 2050 par rapport au niveau de 1990. Or, les politiques implémentées à ce stade ne permettent pas de s’inscrire dans cette trajectoire de réduction des émissions de GES. De facto, en l’absence d’un renforcement de l’action à court terme, l’objectif de 2°C deviendra rapidement inatteignable (NDLR : comme décrit longuement dans le journal n°3 de POUR « Sauver le climat pour sauver le vivant »).
L’élaboration de politiques publiques permettant d’assurer une transition juste, sûre et économiquement soutenable vers une société bas-carbone constitue toutefois un véritable défi. De par les nombreux enjeux qu’elle recouvre, la multitude d’acteurs qu’elle implique, les différents niveaux de pouvoir compétents en la matière et son horizon temporel lointain, la transition bas-carbone représente, en effet, un problème politique d’une complexité inédite. Afin d’appréhender cette complexité et de développer des politiques de réduction des émissions de GES éclairées, les acteurs politiques ont plus que jamais besoin d’outils d’aide à la décision adaptés. La prospective figure parmi les outils auxquels peuvent recourir les décideurs. Dans le cadre de cet article, nous présentons cette approche encore parfois trop peu connue du grand public et discutons l’intérêt d’élaborer des exercices prospectifs afin de concevoir des politiques bas-carbone.
La transition vers une société bas-carbone, un défi politique complexe
A l’instar d’autres problèmes environnementaux contemporains, la transition vers une société bas-carbone constitue un défi politique majeur. Cette transition touche de nombreuses composantes du système socio-écologique telles que la recherche et l’innovation, l’économie, la politique, le social, la culture et l’environnement. Elle suppose par conséquent une forte transversalité dans les stratégies et actions à mener qui se confronte à de nombreuses difficultés issues de l’articulation complexe entre les dynamiques, les enjeux, mais aussi les temporalités spécifiques à chacune de ces composantes.
Par ailleurs, de nombreux acteurs, dont les valeurs et les intérêts divergent, sont concernés par la transition bas-carbone. Chaque acteur possède sa propre conception du problème, mais aussi des réponses à mettre en œuvre. Dans la mesure où le problème de l’atténuation du changement climatique n’a pas de solution claire et qu’il n’existe par conséquent pas de « bonne » ou de « mauvaise » réponse, les différents acteurs développent et défendent leurs propres visions – souvent contradictoires – de la transition vers une société à faible intensité carbone.
Ensuite, les politiques climat/énergie se confrontent à une multiplicité de niveaux de pouvoir. Etant donné que les changements climatiques ne se limitent pas aux frontières des États et que la configuration d’une société à faible intensité carbone dépasse les leviers d’action publique dont disposent les gouvernements nationaux, des politiques de réduction des émissions de GES doivent être mises en œuvre à différents niveaux de pouvoir, du local au global. Ceci pose les questions épineuses du partage des compétences et de la responsabilité, mais aussi de l’articulation des mesures adoptées par différents niveaux politiques.
Finalement, les interactions et dynamiques complexes entre les nombreuses composantes du système socio-écologique, les multiples acteurs et les différents niveaux de pouvoir ont généralement des conséquences imprévisibles, ce qui engendre une incertitude importante quant à l’évolution de ce système. Cette incertitude est d’autant plus profonde que la transition bas-carbone s’inscrit dans le temps long.
Face à un problème d’une telle complexité et aux évolutions incertaines, les acteurs politiques ont plus que jamais besoin d’outils pour éclairer leurs décisions. La prospective permet d’analyser dans une perspective à long terme les évolutions possibles de systèmes complexes, et c’est pourquoi elle apparaît comme un outil d’aide à la décision adapté pour éclairer l’action publique en matière d’énergie/climat.
La prospective au service de la transition bas-carbone
La prospective part du principe que le futur n’est pas écrit mais qu’il se construit ; et qu’il n’existe pas un futur prédéterminé mais toute une gamme de futurs possibles. Elle n’a dès lors pas pour objectif de répondre à la question de « Quel sera le futur ? », mais plutôt de s’interroger sur « Quels sont les futurs possibles ? » « Quel futur souhaitons-nous ? », « Comment le concrétiser ? », et « Quelles sont les implications de ces futurs sur les différentes composantes du système socio-écologique ? ».
La prospective consiste en une approche construite et raisonnée visant à explorer à l’aide de scénarios la gamme des futurs possibles ou souhaitables en prenant en compte l’articulation du court et du long terme, mais aussi du local et du global, et ce, dans une optique d’aide à la décision. Dans ce cadre, les scénarios correspondent à des récits ouverts sur le futur. Cette pratique s’est développée après la Seconde Guerre mondiale, aux États-Unis avec William Ogburn et en France avec Gaston Berger et Bertrand de Jouvenel, en tant qu’outil d’aide à la planification territoriale et militaire. Son champ d’application s’est depuis diversifié vers d’autres domaines tels que l’environnement, la santé, ou encore les études de genre. En France, la prospective est venue compléter dans le courant des années 1960 et 1970 les principes de la planification propres aux États providence. Les pères fondateurs de la prospective souhaitaient, de la sorte, ouvrir les perspectives et empêcher que l’avenir des économies ne soit défini uniquement par une bureaucratie de la planification.
Au fondement de la prospective se trouve donc un principe pluraliste extrêmement utile aujourd’hui pour clarifier les situations complexes auxquelles nous confronte un monde marqué par l’incertitude et le risque dans tous ses aspects : de l’économie (crise boursière) à l’environnement (réchauffement climatique), en passant par le social (dualisation). L’approche pluraliste permise par la prospective repose sur une grande variété d’outils qui permettent d’analyser la diversité des variables susceptibles d’influencer un phénomène ou dont il est dépendant. Elle permet aussi de comprendre la diversité des configurations qui peuvent naître de ses différentes variables en proposant des scénarios d’évolution. Aussi, l’analyse prospective permet-elle de mettre en place un travail de définition d’un système complexe de corrélations entre facteurs particulièrement apte à aborder les problématiques environnementales contemporaines qui, comme nous l’avons illustré dans le point précédent, s’inscrivent dans des systèmes complexes.
L’approche prospective permet également d’introduire une réflexion à un horizon temporel plus lointain, d’identifier les écarts entre la politique actuelle et ce qui est requis pour atteindre les objectifs à long terme, mais aussi à se préparer à l’imprévisible et à l’inattendu en proposant différents types de scénarios et en définissant les points de bifurcation éventuels qui pourraient émerger. Les études de prospective peuvent aussi contribuer à mettre en lumière les conflits d’intérêts entre différents objectifs et visions de la société. En outre, les ateliers prospectifs organisés dans le cadre d’exercices de prospective participative sont un moyen de rassembler des acteurs en vue de créer une arène de discussion. Ces arènes donnent l’opportunité aux différents acteurs de s’approprier les questions et enjeux, de confronter leurs points de vue et peuvent ouvrir la voie à la construction d’un consensus et à des dynamiques de changement sociétaux de fond.
C’est dans ce contexte que de nombreux acteurs développent des scénarios bas-carbone. Des scénarios sont élaborés pour différents secteurs (ex. : production d’énergie, transports, industrie, bâtiments et agriculture), régions du monde et niveaux institutionnels. Ces exercices prospectifs sont commandités par des acteurs très variés, à savoir des autorités politiques, des administrations publiques, des ONG, des fédérations d’entreprises, ou encore des syndicats.
Un exemple d’exercice prospectif de ce type est le projet Our Energy Future. Réalisée par le bureau d’étude 3E pour les ONG belges World Wide Fund for Nature (WWF), Greenpeace, Bond Beter Leefmilieu (BBL) et Inter-Environnement Wallonie (IEW), cette étude explore, à l’aide d’un scénario du secteur électrique, comment réduire les émissions de GES tout en sortant du nucléaire en 2025. L’analyse montre que la Belgique pourrait produire 54% de son électricité à partir de sources renouvelables à l’horizon 2030. Elle met également en évidence que cette trajectoire de développement massif des énergies renouvelables ne sera pas plus coûteuse en matière de subsides que le scénario de référence.
Toujours au niveau belge, une étude de prospective énergétique a également été menée par Climact et Vito pour le Service public fédéral Changements Climatiques. L’étude Scénarios pour une Belgique bas-carbone à l’horizon 2050 développe et analyse cinq scénarios de décarbonation. Ces trajectoires se distinguent notamment selon qu’elles mettent davantage l’accent sur les changements de comportements ou le recours aux nouvelles technologies. L’étude démontre que, moyennant des efforts élevés dans tous les secteurs, mais aussi une approche volontariste de la part des pouvoirs publics, la Belgique peut réduire ses émissions d’au moins 80% en 2050. Elle met aussi en lumière une série d’éléments déterminants pour la transition, à savoir la nécessité de diminuer considérablement la demande en énergie grâce à une amélioration de l’efficacité énergétique et des changements de comportements, mais aussi de décarboner l’offre énergétique via un déploiement massif des énergies renouvelables (et notamment la biomasse durable), ce qui nécessite une forte interconnexion ainsi que des mesures d’appoint et de gestion de la demande. L’étude réalisée par Climact et Vito montre aussi que la transition bas-carbone nécessite des dépenses d’investissements additionnelles mais que celles-ci seront compensées par une réduction des dépenses en combustibles.
Ces exercices prospectifs sont d’une aide précieuse dans l’action publique en faveur de l’atténuation des changements climatiques, et ce pour différentes raisons. Ils montrent tout d’abord que la transition vers une société bas-carbone à l’horizon 2050 est techniquement faisable (à condition que des politiques ambitieuses soient mises en œuvre dès aujourd’hui) mais aussi que cela ne coûtera pas nécessairement plus cher que l’inaction. Ils constituent dès lors un argument de choix pour soutenir des actions et politiques ambitieuses en matière de réduction des émissions de GES. En outre, ces études montrent que différents chemins peuvent mener à une société à faible intensité carbone et analysent les implications de ces différentes options. Elles représentent de ce fait une excellente base pour discuter des futurs souhaitables et guider les choix concernant les actions à mettre en œuvre aujourd’hui afin de concrétiser ces visions.
Vers une intégration des questions sociales et politiques dans les scénarios bas-carbone
Ces études de prospective énergétique reposent le plus souvent sur des modèles technico-économiques et ont tendance à laisser de côté les questions socio-politiques. Elles n’informent par conséquent pas efficacement les décideurs sur les stratégies à mettre en œuvre pour permettre les réductions de GES décrites dans les scénarios. Les décideurs rencontrent dès lors souvent des difficultés à traduire ces scénarios en politiques publiques. De plus, le manque de considération des enjeux socio-politiques fait que les scénarios décrits ne sont pas nécessairement socialement et politiquement réalistes. Certains scénarios bas-carbone peuvent par exemple accroître les inégalités sociales ou poser des problèmes en termes d’acceptabilité citoyenne.
Certaines études explorant les interactions entre des variables techniques et socio-politiques font toutefois figure d’exception.
C’est notamment le cas de l’analyse prospective des réseaux énergétiques wallons réalisée par l’Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique (IWEPS) avec un consortium de chercheurs (ICEDD, CLIMACT, IDD, ULg). Cette étude propose quatre scénarios contrastés construits autour de perspectives socio-économiques. Ils font cohabiter les enjeux liés à la forme prise par la politique de distribution (soit marchande soit non marchande) et le degré de centralisation du réseau (amplitude de la décentralisation). Le croisement de ces deux axes permet de développer quatre combinaisons de variables qui définissent quatre orientations possibles dans l’évolution des systèmes énergétiques. Un tel éclairage pourra servir de balise à la mise en place de systèmes énergétiques intégrant des enjeux socio-économiques et politiques fondamentaux dans l’orientation de leurs développements. Ce projet propose également une articulation des scénarios à un exercice de quantification qui définit leur impact sur le coût de la facture énergétique globale. L’étude est actuellement en cours de finalisation et sera publiée très prochainement. Elle s’inscrit dans la continuité d’un premier exercice de prospective sur la transition énergétique en Région wallonne. Celui-ci explore également les interactions entre des variables techniques et socio-politiques et, par ce biais, met en évidence les impacts considérables que peuvent avoir certains scénarios de transition énergétique sur la cohésion sociale.
Ce type d’étude ouvre la voie à des exercices de prospective énergétique plus transdisciplinaires et intégrant davantage les questions socio-politiques. La réalisation de tels exercices se confronte toutefois à un certain nombre de défis méthodologiques. Ces difficultés résident notamment dans l’analyse des interactions entre de nombreuses variables, ou encore dans la quantification des phénomènes sociaux.
Conclusion
La prospective est apparue en France pour contrebalancer les logiques de gestion bureaucratique de la planification économique et pour ouvrir un véritable débat sur les futurs souhaitables. De cette façon, la prospective a permis de faire le lien entre les experts de la mesure de l’économie et les aspirations et contraintes de la société. Elle a construit ce lien en proposant des méthodes permettant d’appréhender de façon complexe et systémique des questions souvent limitées à des enjeux techniques, mais aussi de définir la diversité des futurs possibles. Plus récemment, elle a introduit de nouvelles logiques collaboratives entre différentes formes d’expertises ainsi qu’avec les citoyens. La prospective contribue donc à ce que des questions techniques fassent l’objet de débats et soient, dès lors, appropriées par l’ensemble des acteurs ainsi que par la sphère politique.
La question de la réduction drastique des émissions de GES ne peut aujourd’hui se résoudre à des simples modélisations mathématiques car les nombreux enjeux qu’elle recouvre, la multitude d’acteurs qu’elle implique, les différents niveaux de pouvoir compétents en la matière et son horizon temporel lointain représentent un problème politique d’une complexité inédite.
Par ses différents outils et qualités, par son approche pluraliste et systémique des questions techniques, la prospective est plus que jamais apte à constituer une méthode et un outil d’aide à la décision dans le domaine de la transition bas-carbone, un domaine où la traduction des modélisations quantitatives en instruments d’action publique politiquement et socialement acceptables demeure encore difficile à mettre en œuvre. Il serait dès lors utile et précieux que l’ensemble des acteurs de la gestion de l’environnement développe leur culture de la prospective.
Aurore Fransoleta
a Doctorante – Aspirant FNRS à l’Université libre de Bruxelles (ULB)