La croissance est-elle nécessaire au bien-être?

Dans un article publié dans le numéro 3 du journal POUR, consacré au climat, j’affirme que nous sommes condamnés à décroitre[1]. Afin de lutter contre le réchauffement climatique, nous devons abandonner l’objectif de la croissance du PIB. Ce constat peut sembler dramatique. En effet, le PIB, ou plutôt le PIB par habitant, reste la boussole économique principale de nos sociétés pour déterminer si notre situation s’améliore ou non. L’annonce d’une fin certaine de la croissance peut donc apeurer. Dans son interview recueillie dans le même numéro du journal , Bertrand Picard donne d’ailleurs une vision très négative de la décroissance, selon lui défavorable aux plus démunis et synonyme de baisse de niveau de vie[2]. Mais la croissance est-elle vraiment nécessaire au bien-être de la population ?

Tout d’abord, choisir le PIB par habitant comme mesure du niveau de vie est très discutable. En effet, il ne dit rien de la répartition au sein de chaque pays. Un même PIB par habitant pour deux pays peut donc signifier des réalités très différentes pour leurs populations. Alors que la croissance de ces dernières décennies a été captée de manière disproportionnée par les plus riches, utiliser l’argument du sort des plus démunis pour plaider en faveur de celle-ci apparait donc comme douteux. Toutefois, l’un des arguments les plus souvent cités pour justifier l’objectif de la croissance est que, même si elle inégalitaire, elle est nécessaire pour assurer le bien-être de la population[3].

Le bien-être de la population est un concept qui peut paraitre abstrait et difficilement mesurable. Certaines mesures, telles que celles de la « satisfaction de vie » ou du « bonheur » existent. Nous pouvons également regarder l’état de certaines composantes essentielles du bien-être, tels que la santé ou l’éducation. Si plus le PIB par habitant d’un pays est élevé, plus ses indicateurs de santé sont bons, la croissance apparaitrait, en effet, comme une bonne chose pour le bien-être de la population. Mais qu’en est-il dans les faits ? Pour répondre à cette question, le britannique Tim Jackson a analysé le lien entre le PIB par habitant et trois indicateurs (l’espérance de vie à la naissance, la mortalité infantile et le nombre moyen d’années de scolarisation). Pour chacune des composantes, une constante revient. La différence entre les pays riches et les pays pauvres est grande mais à partir d’un certain seuil de richesse, il n’y a plus aucun lien entre PIB par habitant et chacun des indicateurs. Ce seuil s’établit à environ 25 000$ par habitant[4].

Cela signifie qu’à partir de ce niveau de richesse, les différences entre pays en termes de santé ou d’éducation n’ont plus aucun rapport avec le PIB par habitant. Pour l’ensemble des pays riches, la croissance ne semble donc plus jouer aucun rôle positif dans le bien-être. On observe également que certains pays bien en dessous du seuil obtiennent des meilleurs résultats que certains pays riches, tels que Cuba ou le Costa Rica où l’espérance de vie est plus longue qu’aux Etats-Unis[5]. Il semble donc qu’il est tout à fait possible d’avoir une population en bonne santé et un bon accès à l’éducation avec un PIB par habitant bien inférieur à celui actuel des pays riches, tels que ceux de l’Union Européenne et d’Amérique du Nord. Un élément très intéressant observé par les épidémiologistes britanniques Richard Wilkinson et Kate Pickett est que si le PIB par habitant n’explique en rien les écarts de bien-être entre pays riches, quelque chose d’autre le fait : le niveau d’inégalité. Plus un pays est égalitaire, plus le bien-être de l’ensemble de sa population est élevé. Ce lien se vérifie pour d’innombrables indicateurs tant de santé, que d’éducation, de sécurité ou de mobilité sociale. Pour augmenter le bien-être, viser la croissance ne sert à rien, il faut réduire les inégalités.

Néanmoins, si la croissance n’améliore pas le bien-être, certains pourraient argumenter qu’une décroissance devrait, quant à elle, le dégrader. Mais là encore, les faits contredisent cette affirmation[6]. La dégradation du bien-être suite à une diminution du PIB par habitant est, en effet, loin d’être automatique. Par exemple, à l’effondrement de l’Union Soviétique, Cuba a vu son PIB par habitant diminuer de plus de 40% en seulement quelques années tout en maintenant son rythme de progression de l’espérance de vie. Plus récemment, la santé des islandais s’est améliorée malgré la contraction du PIB du pays suite à la crise bancaire[7]. Des exemples contraires, tels que ceux des pays de l’ancien bloc soviétique à la chute de celui-ci, existent également. Il apparait donc que l’effet d’une décroissance sur le bien-être dépend de la structure sociale et économique du pays qui la subit. Cuba a ainsi assuré la pérennité de la protection sociale malgré la crise économique, contrairement aux pays de l’ancien bloc soviétique[8].

A la lecture de ces nombreux éléments, il apparait que la décroissance ne signifie pas la catastrophe annoncée par certains. Il est tout à fait possible de garantir un bien-être élevé, que ce soit en termes de santé ou d’éducation, avec un PIB par habitant bien inférieur à celui des pays les plus riches. Ceci renforce la conviction que ce sont les pays riches les plus à même de faire les efforts principaux dans la lutte contre le réchauffement climatique[9]. En effet, la croissance peut encore jouer un rôle positif pour les populations des pays les plus pauvres. Toutefois, cela ne signifie pas que la décroissance est un phénomène à prendre à la légère. En effet, s’il est tout à fait possible de maintenir voir d’augmenter le bien-être dans une société en décroissance, l’effet contraire est possible. Il est donc essentiel d’anticiper, notamment en assurant la pérennité de notre système de protection sociale et en réduisant les inégalités. Au lieu de minimiser l’ampleur du défi qui nous attend et de continuer à prôner une croissance insoutenable, nos dirigeants feraient mieux de s’y atteler.

Damien Viroux


[1] Voir « Le mythe de la croissance verte », Sauver le climat pour sauver le vivant, n°3 du journal POUR, p25
[2] Voir « La technologie peut protéger le climat », Sauver le climat pour sauver le vivant, n°3 du journal POUR, p8
[3] Jackson, T (2017), « Prospérité sans croissance, les fondations pour l’économie de demain », 2ième édition, De Boeck Supérieur, 300p.
[4] Wilkinson, R et Pickett, K (2013), « Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous », Les Petits Matins, 500p.
[5] Jackson, T (2017), op.cit
[6] Sur le rôle de la croissance dans le niveau d’emploi, voir « Luttes sociales dans une société en transition », Sauver le climat pour sauver le vivant, n°3 du journal POUR, p20
[7] Jackson, T (2017), op.cit
[8] Jackson, T (2017), op.cit
[9] Voir « Quel budget carbone ? Comment partager les efforts », Sauver le climat pour sauver le vivant, n°3 du journal POUR, 13.


By Damien Viroux

Damien Viroux Économiste, récemment diplômé de l'Université Catholique de Louvain et de l'Université de Namur. Coopérateur fondateur et membre du comité de rédaction de POUR. Passionné des problématiques écologiques et sociales. Mes chroniques s'articuleront autour du thème des inégalités.