Juger les multinationales

 

Le premier grand mérite de ce livre est de rappeler quelques crimes notables des multinationales. Des crimes qui font rarement – quel euphémisme ! – la une des quotidiens, ce qui permet aux braves gens d’en ignorer l’existence.

Sait-on, par exemple, (page 51) qu’en Inde, Coca-Cola accapare une eau trop rare, privant les populations locales du droit à l’eau potable, tout en rejetant des déchets toxiques pour l’environnement et la santé ? Connaît-on le désastre sanitaire causé à Abidjan, en Côte d’Ivoire, par la firme Trafigura (page 56), qui y déversa des tonnes de déchets toxiques, causant des morts et intoxiquant plus de 100.000 personnes ? Parle-t-on du Paraquat, puissant herbicide de la firme Syngenta (page 60), dont les liens avec la maladie de Parkinson et avec d’autres effets délétères sur le système nerveux sont établis ?

On pourrait continuer, par exemple avec les crimes de la firme Monsanto, qu’on ne présente plus, tant le livre offre un catalogue des méfaits de sociétés transnationales dont la puissance économique (la plupart d’entre elles ont un chiffre d’affaires supérieur au PIB de plusieurs pays) n’a d’égale que le cynisme.

Donc: les juger. Et, si possible, les condamner, leur imposer d’indemniser leurs victimes. Et les empêcher de continuer leurs pratiques odieuses.

Mais ce n’est pas une mince affaire, tant les obstacles sont légions.

Il faut, d’abord, être capable de prouver les faits.

Il faut, ensuite, s’adresser à la juridiction compétente ; quand elle existe. Et s’y retrouver dans la jungle des législations différentes (voir page 25 : le «shopping judiciaire») et dans les arcanes du flou juridique.

Il faut, encore, subir les les manœuvres dilatoires (par exemple, une multinationale peut mettre en faillite sa succursale incriminée), les appels, les recours.

On se heurtera, souvent, à la collusion entre multinationales et états, et, parfois, à la corruption des fonctionnaires ou des juges.

Bref, l’adversaire est puissant: il a donc pour lui l’argent (pour payer les avocats) et le temps, deux choses qui manquent cruellement à ses victimes.

Les actions en justice nécessitent donc l’action collective: celles qui ont été couronnées de succès l’ont été grâce à une importante mobilisation populaire , de citoyens et/ou d’associations. Une partie du livre est d’ailleurs consacrée à l’émergence de mouvements citoyens tels que l’altermondialisme ou de tribunaux d’opinion comme le Tribunal Russell.

Le dernier chapitre pose la question: le droit peut-il triompher des intérêts commerciaux privatisés ? Il est clair, en effet, que l’autorégulation (ou l’autodiscipline) des multinationales est un échec : leurs «codes de bonne conduite» sont, au mieux, d’aimables plaisanteries (elles sont juges et parties), et les états veillent la plupart du temps à ne prendre aucune mesure contraignante à leur égard. Il reste donc le rapport de force, dont le droit est, finalement, l’expression. Les citoyens peuvent faire pression sur leurs élus pour que le droit s’oriente vers l’intérêt collectif et non vers celui d’une minorité d’actionnaires.

Il est clair que cette lutte va s’aiguiser, comme le montre bien le remarquable paragraphe (*) consacré au calamiteux projet de traité transatlantique (TTIP), par lequel les multinationales – et leurs représentants désignés par la Commission européenne – veulent, au contraire, graver dans le marbre la défense et la promotion de leurs bénéfices. La coalition (page 120) de ceux qui veulent «réaménager le cadre» avec ceux qui veulent «renverser la table» réussira-t-elle à modifier le rapport de force pour, comme le suggère Ken Loach dans sa dédicace, «consigner ces géants voraces, à l’instar des dinosaures, dans les livres d’histoire» ?

A nous tous d’en décider…

 

(*) lire notamment les pages 163 et suivantes consacrées à l’Organe de Coopération réglementaire prévu par le TTIP, organe grâce auquel les multinationales pourraient, dorénavant, écarter les lois qui les dérangent !

P.S.: le livre est construit comme un dialogue entre Gabrielle Lefèvre, qui expose des faits emblématiques et les remet en perspective, et Eric David, qui examine les mêmes faits sur le plan du droit international.

Eric David est professeur émérite de droit international à l’ULB et l’auteur de nombreux ouvrages de droit qui sont devenus des classiques.

Gabrielle Lefèvre est journaliste, spécialisée dans les problèmes de développement et de société. Elle a longtemps collaboré à un grand quotidien bruxellois, qui n’était pas encore devenu le moniteur de l’atlantisme néolibéral.

Avec une préface de Jean Ziegler.