PME
Il faut choisir l’aspect humain et revenir à la petite entreprise.
Une interview de Arnaud Deplae
Directeur du bureau d’études de l’UCM (Union des Classes moyennes)
POUR : Monsieur Deplae, vous êtes directeur du service d’études de l’UCM, un des groupements des classes moyennes en Belgique francophone. Combien y a-t-il de groupements de classes moyennes et que l’UCM représente-t-elle?
Nous sommes le premier opérateur francophone du pays, nous ne travaillons que sur la partie francophone du pays. Nous avons un pendant néerlandophone, UNIZO, et nous sommes le deuxième derrière l’UNIZO. Notre vocation est de représenter l’ensemble des classes moyennes; actuellement, nous avons 70.000 cotisants.
POUR : Quel pourcentage représentent les PME dans le total des entreprises?
En Belgique, les PME – celles qui emploient moins de 50 travailleurs, selon nos critères – représentent 97% des entreprises. Si on utilise les critères européens – moins de 250 travailleurs, alors elles représentent 99% des entreprises.
Les PME représentent 68% de l’emploi global. Hors indépendants, 48% des emplois se situent dans les entreprises de moins de 50 personnes.
85% des entreprises occupent moins de 10 personnes.
70% occupent moins de 5 travailleurs.
POUR : Ayant ainsi situé l’importance du secteur, examinons différents profils: il y a des entreprises qui ne commercent qu’à l’intérieur du pays, puis, celles qui commercent avec les pays européens et enfin celles qui traitent avec le reste du monde, en particulier avec les Etats-Unis.
Parmi les PME, seules 8,4% réalisent 50% de leur chiffre d’affaire à l’export : celles pour lesquelles ça compte vraiment, celles pour lesquelles un marché qui s’ouvre peut être une opportunité. On parle d’export intra européen, évidemment; essentiellement France, Pays-Bas, Allemagne, Luxembourg. Dès qu’on s’éloigne de ces pays frontaliers, les chiffres chutent de manière très importante.
Il y a un chiffre que je trouve interpellant: 63% des PME ne réalisent aucun chiffre à l’export.
POUR : S’il est vrai qu’un nombre infime d’entreprises exportent vers les Etats-Unis, inversement, il y a des entreprises américaines qui exportent en Europe, à des coûts très compétitifs. Quel pourrait donc être le choc en retour de l’élimination des barrières, de la création de normes identiques, etc.?
Nous n’avons pas fait d’étude là-dessus à l’UCM, et je n’ai rien lu à ce sujet. Ce que l’on nous dit à l’Europe, c’est qu’il est possible d’enregistrer 0,5% de croissance (0,05% par an) sur les dix ou douze prochaines années, sans dire dans quel sens ça va se passer. Le sentiment que nous avons, c’est qu’on risque de ne pas être gagnant, tant au niveau de la tarification administrative que de l’esprit d’entreprise: c’est clairement quelque chose qui anime les Anglo-saxons; les Etats-Unis et le Royaume-Uni ont un taux de création d’entreprises sans commune mesure avec les nôtres. Donc, notre perception, c’est que nous ne devrions pas être gagnants.
POUR : On nous annonce une croissance de l’export au niveau transatlantique, en même temps qu’une décroissance au niveau intra européen. Donc une décroissance qui touche surtout les PME. N’est-ce pas un marché de dupes: croissance pour les multinationales, décroissance pour les autres? Partagez-vous cette vision?
J’ai la même interprétation des chiffres. Parce que, effectivement, l’étude de la Commission montre qu’il y aura un impact négatif sur les échanges intra-européens. Donc, les PME exportatrices (qui réalisent plus de 50% de leur chiffre d’affaires à l’export, principalement en Europe), vont se trouver en difficulté. Sans compter les PME qui subiront la concurrence de firmes américaines qui ne travaillent pas avec les mêmes normes que nos PME sont tenues de respecter et auxquelles elles se sont adaptées. Cela demandera, si on veut rester compétitifs, une réadaptation rapide, qui paraît difficile.
POUR : Tout le processus d’intégration de ces normes qu’on a demandé aux PME d’adopter, disparaît brusquement, on repart à zéro. A-t-on calculé le coût de ce travail gigantesque?
Les charges administratives représentent 3.500 € en moyenne par mois pour les PME. C’est proportionnellement dix fois plus que pour les grandes entreprises. On dit souvent que les petites entreprises ont une capacité d’adaptation supérieure à celle des grandes, mais ici, avec le TTIP, j’ai le sentiment que les grandes entreprises auront une longueur d’avance et que ce ne sera pas évident pour les PME de les rattraper.
POUR : Avez-vous l’impression que certaines PME vont souffrir plus que d’autres? Les librairies? Les pharmacies? Ne seront-elles pas concurrencées par les grandes surfaces et l’e-commerce? En même temps, ne trouvez-vous pas que les petits commerces sont porteurs d’une autre vision des rapports sociaux, des défenseurs de la diversité, etc.?
C’est un de nos chevaux de bataille. Notamment le secteur des librairies et marchands de journaux. Nous avons beaucoup travaillé avec les points-presse, secteur aujourd’hui menacé: information en ligne, journaux qui se vendent de moins en moins… Ils ont dû se diversifier. Or, leur rôle social, dans les quartiers comme dans les communes moins peuplées, était fondamental. Ils sont tous en train de fermer parce que le marché passe aux grandes surfaces, aux stations d’essence, etc. Et, quand un point-presse ferme, les éditeurs de journaux ne récupèrent jamais l’entièreté de leur lectorat sur les autres points de vente.
POUR : Même chose pour les livres: ne va-t-on pas assister à un resserrement idéologique, littéraire, culturel; finalement, seules les grandes structures pourront décider des idées à diffuser?
L’UCM est préoccupée par cette dimension. Je reviens aux librairies de presse, mais la dimension est la même: un diffuseur de presse, c’est 4.000 titres différents; en grande surface, c’est maximum 800 titres. Donc, 3.200 titres passent à la trappe. Ce sera la même chose avec les livres.
D’autre part, l’e-commerce est un vrai enjeu: tout le monde achète la même chose par internet; le conseil disparaît, déjà indépendamment du TTIP. C’est un moment-charnière: le changement va tellement vite que le commerce n’arrive pas à s’adapter. Avec ce traité, on ira encore plus vite et plus loin dans cette disparition.
Je voudrais faire un parallèle avec la lasagne à la viande de cheval. Le parallèle est audacieux, mais: on est face à la conséquence logique d’avoir mis en avant l’industrie agro-alimentaire, et de ne plus avoir du tout soutenu le commerce de proximité, notamment les bouchers. L’industrie agroalimentaire cherche souvent à produire à plus bas coût. Il y a là, je pense, une réflexion à mener sur le fait de savoir quels produits nous voulons faire développer demain. Il faut choisir : chercher les plus bas coûts; ou envisager l’aspect santé, l’aspect humain et revenir vers la petite entreprise.
L’UCM voit d’un très mauvais œil l’abandon des Appellations d’Origine Contrôlée.
82% des entreprises n’ont aucun bénéfice à attendre de ce traité.
L’Europe étant un Etat démocratique, elle ne peut adopter une procédure, non démocratique, l’ISDS.
POUR : Les multinationales ont le travail du dimanche dans le collimateur. Les petits commerces devront alors s’aligner… Comment voyez-vous cet avenir?
C’est moins la question du dimanche que la question du repos hebdomadaire. L’UCM est pour ce repos hebdomadaire: c’est le moment où l’indépendant peut s’occuper de lui-même et de sa famille.
Clairement, la législation belge actuelle nous satisfait : des exceptions pour le dimanche dans quelques zones touristiques, etc. Au-delà de ça, nous ne sommes pas partisans d’une plus grande ouverture, contrairement à certaines propositions de lois sur la table. Et en fait, la grande distribution n’est pas pour non plus, au vu du coût salarial.
POUR : Un autre aspect de l’activité des PME: les appellations d’origine contrôlées. Le CETA risque d’être adopté avant le TTIP. On en parle moins, mais pour nous, c’est déterminant, par exemple parce que l’arbitrage par des tribunaux privés y est inclus; donc, ce serait un dangereux précédent. On nous dit que dans le CETA, on a préservé les appellations d’origine. Or, il y en a 1.400 en Europe et dans le texte des accords CETA, seuls 145 sont retenus, les autres sont passées à la trappe. Donc, dire que le CETA les protège est un mensonge. Comment les 90% de producteurs, dont l’appellation ne sera plus protégée, comment vont-ils préserver leurs droits, leur patrimoine, qu’ils ont mis parfois des générations à construire?
L’UCM voit cela d’un très mauvais oeil. On a eu un exemple en Belgique: une entreprise flamande voulait faire du «saucisson d’Ardenne». Un tribunal a confirmé que ce n’était pas autorisé. L’appellation d’origine contrôlée est indispensable chez nous: on transforme la matière première en lui procurant authenticité et valeur ajoutée. Si, demain, le saucisson d’Ardenne peut être fabriqué au fin fond du Missouri, (où les normes de fabrication n’ont rien à voir, ça, on le sait déjà aujourd’hui), on fait disparaître toute cette industrie patrimoniale.
POUR : L’UCM devrait, logiquement, avoir un poids considérable, être écoutée, dans le tour de table, par l’exécutif, par le Gouvernement Michel?
Que l’exécutif ne nous consulte pas est de moins en moins probable. Ce n’est pas depuis longtemps que nous nous préoccupons du dossier TTIP, mais des contacts informels ont lieu, notamment avec les communes, tant à droite qu’à gauche. Les communes qui se déclarent «hors TTIP» se multiplient. Il y a un effet de contagion. Les gouvernements vont devoir s’interroger, tant au fédéral qu’au régional.
Mais… que pèse la Belgique?
POUR : En effet, nous sommes en Belgique, avec cette particularité d’avoir différents parlements qui vont devoir se prononcer. Des dizaines de groupes aujourd’hui ont ouvert le débat. Mais il nous semble que l’UCM ne s’est pas encore prononcée clairement, en tous cas son Conseil d’administration. Donc, son pouvoir de groupe de pression ne s’est pas encore exercé. Par contre, votre bureau d’étude avance sur la question. Votre sentiment personnel?
Sur base des informations dont je dispose, le TTIP est défavorable aux PME. Parce que, ce que la Commission européenne met en avant comme «avantages» ne concerne pas la Belgique, en tous cas, pas la Belgique francophone. Et pour l’ISDS, l’arbitrage privé, ma position personnelle en tant que juriste est celle-ci: je peux comprendre ce système quand on négocie avec des états non démocratiques. Mais, l’Europe étant un état démocratique – et j’espère qu’elle l’est toujours – elle ne peut pas adopter cette procédure non démocratique.
POUR : En effet, il n’y a pas de possibilité d’appel, les juges sont issus de cabinets d’affaires, ils défendront donc leurs clients. Laisser au secteur privé la décision de justice est une aberration. Pourquoi accepterions-nous d’abandonner cet acquis démocratique?
Je n’ai pas la réponse. Je constate comme vous que nous avons des tribunaux indépendants. Je ne vois comme but que d’aller plus vite, ce qui n’est pas nécessairement bon.
POUR : Le TTIP prévoit également la mise en place d’un organe de coopération réglementaire, c’est-à-dire d’un groupe d’ «experts» non-élus, qui seront chargés d’examiner la compatibilité avec le traité de toute nouvelle loi, de tout nouveau règlement démocratiquement adoptés. On remet donc le pouvoir législatif aux mains de technocrates, qui n’ont de compte à rendre à personne.
Cela pose la question de la séparation des pouvoirs. A partir du moment où l’on soumet toute activité législative à la censure de certains, ce n’est plus de la démocratie. Mais j’ignorais cet aspect du projet.
POUR : L’UCM doit être le défenseur des PME. C’est un levier important. Comment pouvons-nous, citoyens, journalistes, démocrates, oeuvrer pour que l’UCM s’engage à fond dans cette bataille?
L’UCM est un réseau maillé sur les provinces. Les différentes sections locales, composées elles-mêmes d’indépendants, de chefs d’entreprises, ne doivent pas hésiter à interpeller leurs représentants locaux, auxquels elles ont un accès plus direct, pour faire émerger toute une série de considérations. Le rôle, ici, du bureau d’études, c’est d’attirer l’attention, de donner des chiffres, etc. Mais on peut aussi travailler via les fédérations professionnelles. Il y en a 62: si ces gens-là disent: il y a un vrai problème, on va être impactés directement par rapport aux appellations d’origine, ou par rapport au travail qu’on mène, tout ça peut faire boule de neige. Plus il y a de gens qui bougent, plus nous serons forts pour nous faire entendre. J’ajoute une chose: dans sa communication, l’Union européenne dit «ça va faire du bien aux PME, ça va faire du bien à l’exportation, ça va faire du bien aux start-up qui ont besoin de financement». Or, rien de tout ça n’est réellement applicable à la Belgique francophone, nous en avons parlé.
Mais alors il y a la botte secrète. Ils nous disent: «quand bien même vous n’en profiteriez pas, il y a la chaîne de valeur», c’est-à-dire la percolation. Ils entendent par là que, même si une PME n’est pas innovante, n’est pas une start-up, etc., elle est dans un maillage, elle est une sous-traitante d’une grande entreprise qui, elle, l’est. Or, notre enquête montre que chez nous, seules 18% des entreprises sont dans une chaîne de valeur. Donc, 82% des entreprises n’ont aucun bénéfice à attendre de ce traité. Par contre, au vu de l’ensemble des dangers identifiés par tout le monde, on peut se poser la question de l’avenir de ces 82%. Voire même des 18% qui sont dans la chaîne de valeur, parce que, si on entre dans un système de filiales, on est dans du salariat. On l’a vu avec la grande distribution : un indépendant supprimé, une petite entreprise supprimée, ne sont pas remplacés à 100% par du salariat.
Propos recueillis par Michel Brouyaux et Jean-Claude Garot