Il nous arrive à tous, de temps à autre, de tomber sur un titre d’article tellement surprenant qu’on pense l’avoir mal lu. C’est ce qui m’est arrivé il y a quelques jours en lisant un titre du Soir[1] : « Le salaire payé en points chez BNP Paribas Fortis n’est pas conforme à la loi de 1965 sur la protection de la rémunération. Le Ministre de l’Economie Kris Peeters veut donc changer la loi. »
Oui, j’avais bien lu : une grande banque a annoncé son intention de violer la loi ; le Ministre veut donc la changer. Le donc est très significatif, puisque pour Le Soir cela semble aller de soi. Oyez, oyez, citoyens, ne vous inquiétez plus ; si vous violez une loi, le Ministre se chargera de la changer. Ah oui, vraiment ? Mais non, voyons, on ne change une loi que quand les puissants la violent.
Allons donc voir de plus près ce qui est en cause, et interrogeons-nous sur les motivations du Ministre. Fortis a annoncé qu’à partir de janvier 2018 toute tranche de salaire au-delà de 4.700 € brut par mois ne serait plus payée en euros, mais en points, et que ces points pourraient être convertis sous toutes sortes de formes, comme par exemple l’achat de matériel informatique, des jours de congé supplémentaires, ou un abonnement aux transports en commun. L’intérêt pour la banque est que, sauf si l’employé désire être payé en euros, elle réduira drastiquement ses cotisations sociales. Et creusera donc un trou supplémentaire dans notre sécurité sociale, qui se verra de moins en moins capable de rembourser nos soins médicaux et de payer nos pensions.
Fortis est la première grande entreprise belge à tenter ce hold-up, et il est évident que le monde patronal a les yeux rivés sur cette expérience. Si le gouvernement ne fait pas respecter la loi en empêchant Fortis de mettre en place son système à points, on peut s’attendre à ce que des milliers d’entreprises l’adoptent, et c’est toute la sécurité sociale belge qui tombera en faillite.
Pour éviter cela, on s’attend évidemment à ce que le Ministre de l’Economie fasse respecter la loi, mais comme l’indique Le Soir, c’est tout le contraire qui risque de se produire. Kris Peeters rejoint donc le clan des néo-libéraux les plus radicaux de notre gouvernement fédéral dans leur quête pour le démantèlement progressif de la sécurité sociale. Leur rêve idéologique est de remplacer notre système de sécurité sociale publique par des assurances privées qui permettront aux personnes aisées de continuer à s’assurer contre la maladie, l’invalidité, le chômage, et d’assurer leurs pensions, et aux actionnaires de ces sociétés de toucher de plantureux dividendes. C’est le modèle américain de sécurité sociale, dont rêvent les De Croo, De Wever et autres Michel. Toutes les études comparatives montrent qu’il est beaucoup plus coûteux que le système belge et que, dès lors, il laisse sur le carreau énormément de citoyens qui ne peuvent pas se le payer. A titre d’exemple, les soins de santé coûtent environ quatre fois plus au citoyen américain qu’au belge.
Pour justifier l’idée qu’il faudra sans doute changer la loi, le gouvernement a sorti son argument massue : il faut moderniser la loi sur la protection de la rémunération. Moderniser est l’euphémisme habituel qu’utilise ce gouvernement pour éviter le mot démanteler. Rappelons[2] que dans sa déclaration gouvernementale de 2014 le gouvernement fédéral a utilisé ce terme 93 fois, alors que moderniser ne veut évidemment rien dire.
L’idée avancée par le gouvernement est que de nombreuses pratiques de rémunération contraires à la loi, et qui vident les caisses de la sécurité sociale, se sont instaurées (chèques repas, voitures de société, etc.), et qu’il faut donc adapter la loi à cette nouvelle réalité.
En toute logique, on devrait donc s’attendre à ce que le gouvernement s’emploie rapidement à moderniser une autre loi qui n’est plus du tout adaptée aux réalités d’aujourd’hui : celle qui réduit les allocations sociales des bénéficiaires en fonction de leur situation familiale et de leur logement. Aujourd’hui les situations familiales ont considérablement évolué et la cohabitation s’est très fortement développée, notamment pour faire face à la perte progressive du pouvoir d’achat. Or, plutôt que d’encourager quelqu’un qui a perdu son emploi, qui a eu un accident de travail ou qui est invalide, à cohabiter avec d’autres afin de préserver tant bien que mal son pouvoir d’achat, ce gouvernement applique une politique d’un autre âge qui consiste à pénaliser les personnes qui essaient de se sortir de la pauvreté. Pire, il utilise pour ce faire des techniques d’espionnage qui portent atteinte au droit à la vie privée des citoyens.
Puisque ce gouvernement se veut être le champion de la modernité, qu’attendons-nous pour le prendre au mot, et exiger qu’il adopte un régime d’attribution des allocations sociales qui soit enfin adapté aux réalités de terrain de notre temps. En toute logique, ce gouvernement ne pourra pas résister à l’argument suivant qui a si bien fonctionné pour les banques: « Beaucoup d’allocataires sociaux violent la loi en se déclarant isolés alors qu’ils sont cohabitants. Le Ministre doit donc adapter la loi. »
[1] Le Soir du 26 octobre 2017.
[2] Voir “La Belgique n’a pas de problème budgétaire, elle a un problème fiscal”, Le Soir des 12 et 13 novembre 2014