A l’initiative du PS et de l’IEV (Institut Emile Vandervelde), Pierre DEFRAIGNE donnait en mai 2013 une contribution fondamentale à la réflexion sur la crise économique internationale et sur l’avenir de l’Europe, et spécialement de l’Eurozone1 dans le cadre de l’opération «Citoyens engagés».
Cette analyse conserve aujourd’hui encore toute sa pertinence. Mais surtout, l’analyse est prolongée par des propositions pour «re-fonder» l’Eurozone sur des bases nouvelles qui remettent l’économie à sa place: au service d’un projet politique cohérent et d’un partage équitable des fruits de l’économie.
Elle appelle à la responsabilité politique des dirigeants.
Nous remercions chaleureusement l’IEV et le PS de nous avoir autorisé à reprendre ce texte que nous publions ici en deux parties:
(1) L’analyse de la crise (contexte et enjeux)
(2) Les propositions concrètes: des orientations stratégiques.
Par Pierre Defraigne,
directeur exécutif de la Fondation Madariaga-Collège d’Europe
3. Propositions concrètes: des orientations stratégiques
On commencera, non pas par le plus urgent comme c’est l’habitude, mais par le plus important, pour changer!
a. Le chantier à moyen terme: la re-fondation du capitalisme de marché en Europe
On peut aimer ou ne pas aimer le capitalisme. Mais ce débat ne mène pas très loin. Mieux vaut se concentrer sur sa régulation effective.
L’économie est globale et en crise, mais la régulation est nationale. Or, des Etats moyens et petits comme les Etats-membres de l’UE n’ont plus, face à la crise globale, qu’une possibilité d’ajustement et aucune capacité de gouvernance. Par ailleurs la gouvernance multilatérale instituée à Bretton-Woods, doublement ébranlée par le déplacement du centre de gravité économique vers l’Est, et par la diversité des modèles de développement désormais en concurrence, est incapable d’organiser la relance mondiale. Même le G20, trop hétérogène, n’y parviendrait pas. Seuls les Etats continentaux comme les Etats-Unis et la Chine gardent des marges de manœuvre importantes pour une croissance endogène.
L’Europe, par sa dimension continentale, pourrait fournir un niveau pertinent de régulation et de maîtrise du capitalisme même globalisé. Mais d’un côté, elle s’y refuse pour des raisons politiques: les majorités conservatrices ne perçoivent pas encore l’urgence créée par le décrochage entre marchés et politique. De l’autre, avec l’incohérence de la distribution des compétences de politique économique au sein de l’Eurozone, l’Europe a organisé sa propre impuissance.
Il faut pourtant recréer un périmètre de régulation du capitalisme de marché en Europe de manière à restaurer un équilibre entre politique et forces du marché. L’enjeu est de prévenir le retour des dérives inégalitaires et déstabilisatrices qui ont amené la crise. Ce serait absurde de faire comme s’il ne s’était rien passé et de croire que la crise est derrière nous. Il faut agir sur les causes profondes que nous avons identifiées: la dérégulation financière, la course à la grande dimension, l’asservissement de l’entreprise aux seuls intérêts financiers.
Un tel périmètre reposerait sur trois piliers:
(i) La gouvernance de l’entreprise
L’UE devrait d’abord poser le problème de la taille excessive des entreprises, en soi un défi politique dès lors que les entreprises atteignent la dimension des Etats. Par une politique de concurrence ou de taxation progressive, l’UE devrait travailler, avec d’autres autorités de concurrence, et en recourant à l’extraterritorialité, au démantèlement des firmes considérées comme «too big to fail» ou comme détenant un pouvoir de marché excessif ou exerçant une influence politique abusive. Elle devrait aussi limiter l’étendue des droits de propriété pour les actionnaires «de passage», notamment les fonds institutionnels qui pratiquent le «hit and run», de manière à libérer l’économie réelle de l’influence court-termiste de la finance. L’association des travailleurs et des cadres aux décisions stratégiques recréerait la culture des «stakeholders» au sein de l’entreprise, le cas échéant sur le modèle du «mitbestimmung» allemand à l’échelle européenne. La responsabilité sociale des entreprises deviendrait une norme légale et coercitive, et non plus seulement un code volontaire de conduite. La tension salariale entre dirigeants et travailleurs serait normée ou corrigée par la fiscalité. Par ailleurs, les fautes lourdes commises par les dirigeants des plus grandes entreprises, y compris la prise de risque, seraient considérées comme des délits pénaux, en raison de leur impact économique, financier, environnemental et social, et susceptibles d’une peine d’emprisonnement. Cette responsabilité pénale pousserait à instaurer une éthique d’entreprise solide jusqu’au sommet des multinationales dominantes les plus visibles. Le développement de l’économie sociale avec sa vaste diversité de branches devrait être encouragé. Le secteur public devrait être plus effectif, plus responsable et plus inclusif grâce à des règles et des mesures incitatives appropriées. L’Etat-Providence lui-même devrait être repensé pour favoriser l’autonomie et la responsabilité des personnes autant qu’il est possible.
(ii) Le «retour de la finance dans son lit»
Par ailleurs, il faut «ramener la finance dans son lit». Dès lors, la réduction de la taille et la restructuration de l’industrie financière à l’échelle européenne, la recapitalisation des banques, la séparation entre les banques de dépôt et d’investissement, font également partie des réformes à mettre en œuvre afin d’établir une supervision financière efficace et de maîtriser le problème de l’aléa moral. Les produits financiers dangereux et la spéculation à découvert devraient être interdits. Les conflits d’intérêt impliquant les agences de notation et les banques d’investissement devraient être élucidés. L’instauration d’un monitoring des capitaux permettrait de réguler les transactions financières entre l’Eurozone et les centres offshores (correspondant le plus souvent à des paradis fiscaux hors Europe) aujourd’hui sous-taxés et sous-régulés.
(iii) La restauration de la souveraineté fiscale
Les Etats-membres ont perdu la capacité de soumettre les facteurs mobiles (sociétés transnationales et grandes fortunes) à une imposition effective. L’UE peut restaurer la souveraineté fiscale par l’harmonisation ou la centralisation de la taxation des sociétés et de l’épargne financière. Bien entendu, deux conditions doivent accompagner l’harmonisation: d’une part, l’éradication des paradis fiscaux à l’intérieur de l’Eurozone et la surveillance des mouvements de capitaux vers les places financières off-shore (paradis fiscaux) en recourant au marquage des capitaux par l’utilisation de la taxe sur les transactions financières (TTF). Certains y verront une contrainte insurmontable, mais ce marquage est possible. Quant à la fuite présumée des capitaux, si elle est probable à l’échelon national, elle pose un problème très limité à un grand ensemble de la taille de l’UE.
En réalité, l’unification du droit des affaires, de même que la taxation centralisée des facteurs mobiles, à un niveau européen, favoriseraient la création d’un «level playing field»; elles faciliteraient la naissance d’entreprises européennes; et, de ce fait, contribueraient à la construction d’une véritable industrie européenne, laquelle reste encore essentiellement un agrégat d’industries nationales après un demi-siècle d’intégration économique.
b. Réconcilier gouvernance de l’Eurozone et modèle social
Aujourd’hui le déficit de gouvernance de l’Eurozone et le biais déflationniste de la coordination des politiques macro-économiques et structurelles aboutissent non seulement à prolonger la crise, mais à générer et entretenir une concurrence sociale et fiscale vers le bas.
Il est illusoire de croire que l’ingénierie budgétaire et macro-économique des 6-packs et 2-packs va créer de la croissance. Toutes les suggestions politiques astucieuses qui visent à contourner les dysfonctions congénitales de la gouvernance de l’Eurozone ne serviront à rien. Il est méritoire de la part d’économistes chevronnés, et parfois réputés, de rechercher des voies de solution « réalistes » en ce sens qu’elles ne remettent pas en cause le régime de gouvernance de l’euro. Ce n’est pas là du pragmatisme, c’est au contraire de l’ingénuité. Le fond du problème est là.
Trois réformes sont nécessaires:
(i) La mutualisation de la dette — et son éventuelle restructuration — constituent un préalable à la relance.
(ii) Une UEM viable doit reposer sur trois piliers: une politique monétaire équilibrée (emploi et inflation) par une BCE indépendante; un budget fédéral financé par des ressources propres, avec stabilisateurs automatiques transnationaux et contre-cycliques; et une union bancaire intégrée.
(iii) Une harmonisation fiscale de l’impôt sur les sociétés et de l’épargne financière: leur mobilité rendue possible par la libre-circulation des entreprises et du capital au sein du marché unique et considérablement facilitée par la monnaie unique rend aujourd’hui illusoire la souveraineté fiscale des Etats qui se dérobent leurs assiettes fiscales respectives au profit des grandes multinationales et des grandes fortunes.
Ces réformes exigent bien entendu le fédéralisme. C’est le terrible dilemme de l’Eurozone aujourd’hui: soit l’impuissance et, à terme, la désintégration sous la pression des divergences internes, soit des transferts massifs de souveraineté.
4. Synthèse
Le fédéralisme n’est pas le but. Il est l’outil. Il ne se construit pas sur un marché, mais sur un projet. Celui-ci doit renvoyer à une communauté de destin pour justifier les transferts de souveraineté nécessaires. Cette communauté de destin a nécessairement une dimension interne, c’est un modèle social commun, et une dimension externe, la sécurité et l’influence. Il n’est en effet pas de modèle possible sans autonomie stratégique. En d’autres termes, il s’agit d’avancer sur deux fronts: d’une part, construire un modèle social commun sur base d’une re-fondation du capitalisme de marché, d’une gouvernance robuste de l’Eurozone et d’une ré-industrialisation dans laquelle l’Eurozone, désormais noyau opérationnel de l’UE, et les territoires collaboreront; d’autre part, projeter de la puissance, en appuyant l’influence sur une défense européenne commune, au sein de l’OTAN dans lequel l’Eurozone/UE serait ainsi à parité avec les Etats-Unis.