Au terme d’une campagne mouvementée, Emmanuel Macron est devenu le huitième président de la Ve République française. Sa personnalité et son «mouvement» se sont singularisés par une grande audace politique et une incontestable nouveauté. On doit donc s’interroger sur le phénomène «Macron». Annonce-t-il un renouveau démocratique? Se situe-t-il vraiment au centre? Que reste-t-il, chez lui, de la gauche qui l’a couvé?
Avant que ne soit jouée la seconde manche, celle des législatives, il n’est pas inutile de dresser un bilan d’étape. Il est certes difficile d’anticiper l’évolution du président, tant la scène politique française reste actuellement mouvante. Pourtant, il me semble qu’on peut d’ores et déjà porter un jugement sur ce météore politique qui pulvérise toutes les prévisions, en privilégiant trois dimensions: le style d’action politique; le programme économique; le positionnement culturel.
Quand une start-up gagne les élections
Tous les politologues s’y sont trompés, et les politiciens chevronnés avec eux: il est possible, en 2017, de gagner des élections sans le support d’un parti. En marche! n’est pas un parti, mais une marque, dont les initiales sont celles de son fondateur et unique produit. Son organisation doit tout aux entreprises-réseaux publicitaires, rien aux machines politiques traditionnelles. Surgie de nulle part, l’aventureuse PME a orchestré une campagne éclair grâce à trois techniques.
La première est celle du story-telling enchanteur. Avec ses rondeurs de notaire et ses pataudes histoires de couple, François Hollande incarna jusqu’à la caricature le «président normal» qu’il avait promis d’être. Son successeur ne cultive pas le même culte de la moyenne. Banquier quoique fonctionnaire, philosophe à ses heures, il tient à la fois de Julien Sorel et de Rastignac. Sans appartenance et sans tradition, il joue tous les rôles: il campe, pour un public charmé, le surdoué qui séduit à 16 ans une femme de 25 ans son aînée, brille aux études, évidemment du plus haut niveau, passe les premiers millions à 30 ans et installe son bureau au sommet de l’Etat avant la quarantaine. Savamment débité par les communicateurs en tout genre, le roman de cet anormal aux yeux bleus fait mouche et ravit un public en quête de héros positifs.
La deuxième technique mobilisée est l’analyse systématique, par les logiciels d’analyse les plus performants, des big data, ces masses immenses d’information glanées dans les échanges les plus insignifiants des internautes. Elle permet de cartographier les inquiétudes réelles des Français plutôt que les obsessions des élus supposés les représenter, et de construire un programme qui rencontre (sélectivement) leurs aspirations.
La troisième technique tient en un faisceau de procédés de ciblage publicitaire. A coups de logiciels ultra-puissants, il est désormais possible de repérer les circonscriptions, les secteurs ou les quartiers susceptibles de basculer dans un camp politique. De cette façon, on peut équiper des démarcheurs (des internautes ou des «marcheurs», comme dit Macron) d’informations ajustées pour toucher un public d’électeurs — et de donateurs — sans perdre un temps précieux dans des secteurs imprenables ou déjà conquis.
Il faut certes beaucoup d’argent pour mobiliser ces outils. Soutenu par ses réseaux médiatiques et capitalistes, Emmanuel Macron a beaucoup misé sur ces techniques, qui complètent le travail médiatique ordinaire (plateaux télé, couverture presse, maîtrise des photos, meetings etc.). Elles lui ont permis d’éviter les lourds appareils de parti, avec leurs militants imprévisibles, leurs procédures interminables et leurs apparatchiks toujours au bord de la trahison.
Une pathologie de l’espace public
On ne peut qu’admirer l’efficacité de ces techniques de façonnement de l’opinion publique. Mais on doit aussi se demander ce qu’elles valent à l’aune de l’exigence démocratique. La réponse ne fait malheureusement pas de doute. Ce type de communication constitue une perversion de l’espace public car rien n’y favorise la délibération des citoyens et leur capacité d’interaction directe avec leurs représentants.
Tout au long de sa campagne, Emmanuel Macron a sciemment entretenu l’opacité sur l’appareil politique qu’il était en train de construire. Aucune indication n’a été donnée sur l’équipe qui allait entourer le candidat s’il était élu. Rien n’a filtré sur les listes de candidats que le mouvement entend déposer aux législatives. Une «commission nationale», créée par le candidat lui-même, les sélectionne sur des critères flous de pluralisme, de probité et de renouvellement. Il semble donc qu’il n’y a nul besoin de délibération ou de contrôle par la base dans ce «mouvement»: les adhérents n’y sont que des supporters, les responsables décident.
Opaque sur son fonctionnement, Emmanuel Macron est aussi resté vague sur son programme. Les méticuleux experts en communication électorale l’ont noté sans peine [1]: dans ses interventions, la locution la plus employée par Emmanuel Macron fut «en même temps». Le candidat est, en même temps, de gauche et de droite. Il est, en même temps, pour et contre François Hollande. Et, en même temps, français et européen. Veut-il intervenir contre Assad en Syrie ou bien préserver le régime? Les deux, en même temps. Quand il prétend sortir la France du nucléaire, notre ambigu Narcisse ne dit jamais comment il s’y prendra. Il prétend à une politique qui «protège» les Français, mais laquelle? Mystère.
Ne doit-on pas soupçonner que la cordiale communication d’Emmanuel Macron dissimule un style pour le moins autocratique? A côté des pratiques de cette start-up triomphante, les primaires de la droite ou de la gauche apparaissent soudain comme un festival démocratique; la «consultation des militants» par Jean-Luc Mélenchon, entre les deux tours, passe pour un chef d’œuvre de participation.
On ne doit pas chercher ailleurs les causes de l’étrange sentiment d’extériorité à la société française que donne le nouveau président. François Mitterrand ou Jacques Chirac incarnaient les troubles méandres et circonvolutions de l’âme française. Emmanuel Macron, en revanche, est comme un parachutiste soudainement tombé du ciel dans la cour de l’Elysée.
La colonisation de l’espace public se réalise au travers de techniques de manipulation très sophistiquées et systématiques. Théoricien de l’espace public, Jürgen Habermas nous avait appris à craindre comme la peste l’instrumentalisation de la délibération citoyenne par l’advertisement [2]. La personnalisation des enjeux ne constitue pas un gage de démocratie, mais un détournement de l’attention publique vers des aspects anecdotiques du choix politique. Plus qu’aucune autre, la campagne d’Emmanuel Macron incarne ces pathologies de la communication politique.
La politique libérale-sociale
Venons-en au fond du débat. Est-il de droite, de gauche ou du «centre», le Rastignac qui accède, aujourd’hui, à l’Elysée? La réponse s’avère compliquée, car deux échelles permettent de distinguer la droite de la gauche. La première est socio-économique et a pour enjeu le niveau d’inégalité acceptable dans une société. La seconde est culturelle et a pour enjeu son identité symbolique.
Sur le plan économique, le programme d’Emmanuel Macron se positionne nettement à droite. Il s’agit de poursuivre ce qu’a voulu faire le président Hollande, et qu’aurait tout aussi bien visé un président de droite libérale.
Le cœur de cette politique consiste à promouvoir les marchés, tous les marchés.
Le marché des capitaux, d’abord, et avant tout. Le programme d’Emmanuel Macron ne prévoit aucune taxation des valeurs mobilières (comptes en banque, actions…), et réduit l’impôt sur les sociétés. Il n’envisage pas une régulation fiscale européenne. En deuxième lieu, Emmanuel Macron fait de la libéralisation du marché du travail une priorité, pour aller plus loin et plus vite que ne l’a fait Hollande. A ce sujet, il promet un gouvernement par ordonnances dès son élection. Il n’hésite pas à rompre avec la hiérarchie des normes du travail (primauté de l’accord d’entreprise sur la régulation d’échelon supérieur, même si ce dernier est plus favorable au salarié). Enfin, il poursuit sans état d’âme l’ouverture du marché des produits. Il ne voit pas ce qu’il faudrait objecter au CETA ou au TTIP. Ce n’est qu’entre les deux tours qu’il a concédé, du bout des lèvres, que le CETA méritait d’être examiné de près concernant ses conséquences écologiques, et a vaguement promis une «commission» d’étude à ce sujet.
En guise de compensations sociales de cette dérégulation, quelques timides réformes sont annoncées, comme l’extension du système d’assurance-chômage aux indépendants et salariés démissionnaires, ou des investissements dans l’éducation. Quiconque est familier de la littérature socio-économique des quinze dernières années reconnaît sans peine, dans ce programme, les orientations popularisées par ou autour de la Commission européenne: la flexicurité et l’investissement social.
La flexicurité consiste à accompagner la flexibilisation du marché du travail de filets d’aide aux personnes: il s’agit surtout de formation, d’allocations de transition et d’aide à la recherche d’emploi. L’investissement social consiste à réorienter les mesures de protection sociale vers les besoins de développement du «capital humain». Il s’agit de favoriser des dispositifs de formation fléchés, eux aussi, vers le marché de l’emploi. La protection sociale n’est, dans ce cas, plus recherchée pour elle-même; elle se transforme en un instrument de la croissance et de l’emploi.
On ne trouve dans le programme d’En marche! aucune distinction entre travail et emploi, aucune interrogation sérieuse sur la croissance, aucune démarche d’analyse des inégalités nouvelles produites par le jeu combiné des trois marchés. Le problème écologique n’est pas prioritaire, même si le candidat affirme sa volonté de respecter l’accord de Paris sur le réchauffement. A cela s’ajoute le fait qu’il ne désire nullement rompre les rangs en matière d’austérité, de gouvernement de l’euro, de réduction de la taille de l’Etat. Jean-Claude Juncker, Angela Merkel et tout l’establishment européen applaudissent à tout rompre: Emmanuel Macron a promis-craché qu’il resterait le bon élève qui ne pose pas trop de questions.
Une gauche culturelle?
Pour distinguer la droite de la gauche, on peut recourir à un deuxième système de coordonnées, de type culturel. A droite de cet axe-là, on craint le déclin civilisationnel, on cultive le culte de l’identité nationale et on défend les valeurs traditionnelles. A gauche, on célèbre le cosmopolitisme, on remplace le roman national par une identité critique, et on considère le libéralisme des mœurs comme un progrès décisif.
Après cette campagne présidentielle, on ne peut plus ignorer que cet axe est aussi structurant du spectre politique que l’axe économique. Face au cosmopolitisme culturel, le discours identitaire a pris, au pays des Lumières, une ampleur inédite. Fondamentalisme, immigration, langue anglaise, crise de l’école: tout est devenu prétexte à cultiver «l’identité malheureuse» décrite par Alain Finkielkraut. Dans ses romans ironiques et cyniques, Michel Houellebecq met en scène un piteux déclinisme. Le Front national, tout comme la droite des «héritiers» (incarnée par François Fillon), profitent de ce climat culturel morose pour avancer leurs pions autoritaires.
Dans cette ambiance désabusée, le candidat d’En marche! affiche un cosmopolitisme optimiste. Cette position courageuse le rend très sympathique à une partie de l’électorat de gauche. Au contraire des complaisants ténors de la droite, au même titre que Mélenchon ou Hamon, Emmanuel Macron déclare son hostilité au racisme, au nationalisme, au conservatisme. Il ne fait pas de la laïcité une nouvelle religion, refuse de s’acharner sur les migrants, et accepte de parler l’anglais (comme il peut, en tout cas).
Cependant, il en faudrait un peu plus pour être vraiment de gauche sur le plan culturel. Le candidat prône en fait plus une attitude culturelle adaptative qu’une vraie politique remettant la culture au centre du projet politique. Il ne semble pas avoir pris la mesure de l’anxiété générée par une mondialisation destructrice des cultures particulières. Aux tendances identitaires, il oppose un universalisme abstrait qui résiste mal à l’autre difficulté fondamentale de notre temps: la dissolution des systèmes de signification par un marché post-moderne où «anything goes».
Même si l’argument est difficile à intégrer dans la pensée «progressiste» héritée des Lumières, on doit admettre que la défense des cultures et des identités n’est pas automatiquement réactionnaire. Il y va du pluralisme des systèmes de signification, de la possibilité de poursuivre une histoire collective singulière, du souci de conserver des mondes de significations susceptibles de résister au grand mélange des codes réalisé par le marché. L’identitarisme et le déclinisme font certes le lit des conservateurs. Le cosmopolitisme libéral, cependant, institue un universel abstrait qui atomise les sociétés qu’il touche et détruit les circuits culturels qui résistent à l’homogénéisation de la planète.
Emmanuel Macron a pris clairement position contre le néo-conservatisme. Mais propose-t-il un autre projet que celui de la subordination de la culture à l’économie? Face aux flux médiatiques dominants, promeut-il une politique culturelle offensive, et pas seulement adaptative, en connaît-il les conditions de possibilité?
L’Europe et le monde attendent que nous portions une nouvelle espérance. pic.twitter.com/dUThnA8fk8
— Emmanuel Macron (@EmmanuelMacron) 7 mai 2017
Il en va de la culture comme de l’économie: une politique de gauche appelle en cette matière beaucoup plus qu’une dérégulation tolérante et «ouverte». Il s’agirait surtout de préserver l’autonomie culturelle par rapport au marché, en donnant par exemple un statut aux artistes, en travaillant sur les programmes scolaires, et en détachant la création de la production économique. Il s’agirait de soutenir des formes d’affirmation symbolique qui échappent au consumérisme. Peut-on faire confiance à Emmanuel Macron pour une telle politique? J’ai bien peur que la réponse ne soit négative.
Au bout du compte, la victoire d’Emmanuel Macron n’apparaît pas comme l’embellie démocratique qu’on nous annonce après la victoire contre Marine Le Pen. Son style politique témoigne de la persistance d’une gouvernance hiérarchique, mise en œuvre par des boîtes de communication auxquelles la notion de démocratie délibérative reste désespérément étrangère. Son centrisme tient à une superposition de deux coordonnées: il se situe fortement à droite sur le plan économique, et faiblement à gauche sur le plan culturel.
Son projet économique ne va rencontrer ni le problème des inégalités, ni les nouveaux défis de la (non-)croissance et du travail, ni les enjeux écologiques. Quant au positionnement culturel, il fait la dignité d’Emmanuel Macron dans une France qui cultive plus l’étrange jouissance de l’apocalypse que la défense fière de la modernité. Mais à ce stade, il reste encore imprécis, sous-développé et empreint d’un libéralisme qui pourrait présager une nouvelle vague de mercantilisation de la culture.
[1] Cf. le commentaire de Frédéric Says
[2] Habermas, Jürgen, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1988 (réédition).