Réactions à l’article “Le dilemme de la gauche européenne”

Réactions à l’article “Le dilemme de la gauche européenne”

Nous invitions nos lecteurs à poursuivre par un débat la contribution de Jean De Munck, «Le dilemme de la gauche européenne».

De premiers commentaires nous sont proposés par Thierry Amougou, macro-économiste hétérodoxe du développement, collègue de Jean De Munck à l’UCL, et Jean-Pierre Jacques, psychanalyste et sexologue.

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R.P.


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Déjà un tout grand merci à Jean de Munck de partager avec nous cette excellente réflexion sur la gauche européenne.

Grosso modo, le texte soutient l’idée suivant laquelle, le compromis entre capitalisme et Etat qui a caractérisé la période d’après-guerre est définitivement mort. D’où deux gauches:

  • Une gauche (très souvent celle au pouvoir) qui, dans sa recherche de moyens de financement des investissements sociaux, est obligée de se compromettre en faisant alliance avec les capitaux et le secteur privés.
  • Et une autre gauche (altermondialiste notamment) qui s’éloigne des canaux classiques de la politique, rêve de grands idéaux sans cependant avoir les moyens de réaliser ses rêves parce que sans capitaux financiers et sans pouvoir politique de type étatique.

Cette gauche européenne duale est le plus souvent en duel car la première accuse la seconde d’irréalisme quand la seconde crie à la trahison au passage au pouvoir de la première. Elles sont cependant toutes les deux à côté de la plaque de l’exigence, d’après Jean de Munck, d’une nouvelle théorisation de l’Etat afin de reconstruire un idéal souverain sans lequel le projet démocratique de la gauche européenne n’a ni sens ni avenir.

Nos commentaires sont moins des critiques que la manifestation d’un besoin de prolonger une discussion de certains aspects du texte avec Jean. D’où les points ci-dessous:

1. «Le compromis entre capitalisme et Etat qui a caractérisé la période d’après-guerre est définitivement mort», J. De Munck.

Le capitalisme dont parle Jean et le mode de son couplage à l’Etat a déjà eu plusieurs figures. Celles-ci ont entraîné à chaque période une évolution de l’Etat et une évolution du marché. Si on étudie le couplage Etat/marché depuis le 15ème siècle, on se rend compte que le dosage des forces et des faiblesses de l’Etat par rapport au marché est moins figé que dynamique. L’Etat a été fort présent dans le capitalisme mercantiliste du 15ème siècle et le capitalisme industriel dès le 18ème siècle jusqu’au premier tiers du 19ème siècle. Cette place de l’Etat s’est effondrée avec la crise de 1930 pour reprendre le dessus après la seconde Guerre mondiale, et retomber dès les années 1970 suite à la crise du modèle keynéso-fordiste (1945-1970).

Ce petit rappel historique extrêmement ramassé montre deux choses : 1) le tout au marché n’est pas possible à long terme, du moins historiquement, tout comme le tout à l’Etat. Ils ont tous des limites internes et externes qui font que l’hypertrophie de l’un entraîne des crises qui condamnent les pays occidentaux en général à l’économie mixte. 2/ L’économie mixte, et donc la présence de l’Etat aux côtés du marché, est la règle en Occident en général et en Europe en particulier et non l’exception.

Par conséquent, je ne pense pas, en tenant compte de cette histoire, que «le compromis entre capitalisme et Etat qui a caractérisé la période d’après-guerre est définitivement mort». Je pense qu’il est actuellement sur une forme parmi d’autres formes passées et que cette forme n’est aucunement définitive. C’est juste le couplage actuel avec des modalités différentes entre pays : le coupage Etat/marché allemand, n’est pas le couplage Etat/marché français.

Dans l’histoire, les grands paradigmes Etats/marchés font les grandes crises du compromis Etat/marché et les grandes crises du compromis Etat/marché font les grands paradigmes Etats/marchés. Comment est-ce que les gauches européennes et l’idée de gauche se sont comportées tout au long de ces différentes phases historiques du capitalisme ? Cela peut-il être une ressource pour le présent?

2. «L’avenir dépend de nos investissements présents. La gauche a pour vocation d’orienter les investissements collectifs vers les milieux sociaux les plus défavorisés, selon des choix qui corrigent ou complètent ceux des fonds privés. Cela nécessite un Etat capable d’investir selon des objectifs autres que ceux que sélectionne le marché», J. De Munck.

Ce que Jean dit est fondé.

Cependant, un retour à la théorie économique sur le rôle de l’Etat dans l’économie permet de faire la part des choses entre l’idéologie néolibérale et la macroéconomie.

Les catégories «gauche» et «droite» ne pèsent et ne comptent pas dans le raisonnement macroéconomique. Depuis les travaux de Richard Musgrave sur les finances publiques en 1959, le rôle économique de l’Etat reste le même en macroéconomie en dehors des fonctions régaliennes de sécurité, de santé et d’éducation: investir dans les secteurs que le marché déserte parce que les rendements d’échelles croissants y réduisent l’investissement privé; investir dans les secteurs où les coûts fixes sont si élevés que les prix de vente du secteur privé seraient rédhibitoires pour de nombreux citoyens (biens publics notamment); investir et contrôler les secteurs avec de fortes externalités négatives et positives car le secteur privé risque de privatiser les externalités positives et de socialiser les externalités négatives ; contrôler tous les secteurs où les coûts de production sont plus faibles lorsque c’est un monopole d’Etat que lorsque c’est un monopole privé; assurer une allocation efficace, efficiente et solidaire des ressources via des taxes, des allocations et des transferts vers les couches sociales les plus vulnérables (Etat social, politique économique et sociale…).

Il va sans dire que l’Etat n’a pas besoin, d’après la théorie macroéconomique, d’être de gauche pour s’occuper des milieux sociaux défavorisés. La théorie macroéconomique prévoit cela dans les fonctions économiques de l’Etat. Il faut donc distinguer cette théorie avec la vulgate néolibérale qui met l’Etat en quarantaine par rapport aux ressources qu’il lui faut pour jouer son rôle économique.

Cela est d’autant plus fondé que la macroéconomie, après avoir signalé dans quelles conditions les dépenses publiques peuvent évincer les dépenses privées (effet d’éviction ou crowding-out effect), contrebalance cela avec le fait que l’Etat s’endettant très souvent à des taux proches des taux de base (taux appliqués aux clients dont la probabilité de faillite est très faible), l’endettement de l’Etat est un transfert de ressources financières à bas prix vers les populations. Autrement dit, la dette de l’Etat est loin d’être négative en termes de bien-être social. Elle est un transfert de ressources à bas prix vers les populations car sans les investissements publics, les capitaux nécessaires seraient encore plus coûteux: on ne parle plus de crowding-out effect mais de crowding-in effect au profit des populations nationales.
Je pense qu’après avoir réformé les Etats avec le New Public Management, la structure de leur dette est marquée par des créances privées dominantes par rapports aux créances publiques bilatérales et multilatérales. Le gouvernement privé dont parle Jean est alors une traduction du pouvoir des créanciers au sein d’Etats calibrés à l’aune de l’entreprise privée. Cette conjoncture n’a même pas besoin de «la grève de l’investissement du secteur privé» dont parle Jean, car l’investissement privé se détourne des territoires qui ne sont pas attractifs pour ses objectifs. Rendre encore plus flexible le travail par des réformes de la loi du travail est une des façons de rendre son économie sexy afin de séduire cet investissement privé qui, finalement, fait la politique économique et sociale des gauches européennes au pouvoir.

3. «De la critique de l’illusion à l’abandon de l’idéal de souveraineté, le pas fut vite franchi. Or sans cet idéal, il n’y a pas de pratique démocratique de gauche, puisque la visée d’une société socialement et écologiquement juste suppose l’instauration d’un gouvernement souverain», J. De Munck.

La dynamique des grands ensembles (UE, ASEAN, UA, MERCOSUR, UA…) est à la fois une organisation des Etats par rapport à la mondialisation (mieux se protéger et mieux s’intégrer à cette dynamique) et un accélérateur de mondialisation (remplacement de rapports économiques interétatiques par des rapports économiques moins nombreux et plus macro entre grands ensembles). Le but premier est de profiter des avantages de l’intégration régionale (division du travail, rendements d’échelles croissants, vaste marché, monnaie forte, puissance démographique…).

Ce sont d’abord les bases économiques qui sont posées, ce qui rend difficile d’imaginer la souveraineté car sa réalité devient un antonyme à la globalisation financière, dimension la plus aboutie de la mondialisation.

Comment donc revenir à la reconstruction d’Etats souverains crédibles sachant que ceux-ci sont amenés à se frotter, soit à des pays-continents comme la Chine, l’Inde et les USA, soit à des grands ensembles type ASEAN? Comment être souverain lorsque ce qui se fait économiquement ailleurs vous déstabilise en profondeur?

A quoi sert-il d’être souverain sur le plan écologique sachant que les externalités environnementales négatives ne s’arrêtent pas aux frontières comme «le fameux nuage de Tchernobyl» en France?

Le rêve d’une des deux gauches de vivre sans Etats et sans classes peut-il aller au bout de lui-même et réussir à créer des «paradis humains» par imitation des «paradis fiscaux» au sens de matérialisations concrètes du rêve des capitalistes et de la droite traditionnelle de vivre un monde sans entrave au capital?

Merci encore à Jean.

Thierry Amougou, macro-économiste hétérodoxe du développement
Professeur invité, ESPO (UCL)
Institute for the Analysis of Change in Historical and Contemporary Societies (IACCHOS)
Centre d’Etudes du Développement & CriDis.
SSH/ESPO/PSAD, Bte L2.01.05 1348, LLN


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Difficile d’ajouter quelque chose de pertinent à cet excellent article. Qui est non seulement lumineux, structuré et fort bien construit; il est même un poil optimiste, ce qui fait du bien. On a besoin de ressourcer notre optimisme, même si semble-t-il dans la culture française et belge francophone, se montrer optimiste passe pour de l’imbécillité (1).

De façon générale, le texte de Jean De Munck m’aide à penser ma colère envers la gauche de gouvernement et ma déception à son égard, et à ré-envisager un avenir moins sinistre, avec des pistes d’intervention praticables.

Quelques compléments de détail, à partir d’une position d’amateur éclairé, c à-d. non professionnel de la chose politique.

Les initiatives locales (ce que Jean De Munck appelle «La Commune») ne pourraient-elles pas être des ferments d’un avenir à plus grande échelle, un peu comme les premières caisses d’entraide des travailleurs et les premières mutuelles au XIXème siècle? Elles sont en tous cas assez appétissantes et créatives, elles suscitent plus d’engouement que les plans d’austérité, ce dont témoigne le film “Demain” et son succès (plus d’un million d’entrées).

Dans ce que Jean De Munck appelle la rupture radicale, peut-on du coup considérer que les batailles politiques et syndicales sur le pouvoir d’achat et les salaires entretiennent fâcheusement la logique consumériste de laquelle il s’agit de s’affranchir? Ce qui complique l’analyse du sentiment populaire à l’égard des grèves et autres actions syndicales. Certes, le discours néo-libéral les diabolise et il s’agit de se méfier de ces sirènes-là, trop promptes à vouloir émasculer le pouvoir d’indignation et de révolte. Mais quand les mouvements syndicaux s’échinent à défendre le pouvoir de consommer, elles soutiennent l’idéologie consumériste-productiviste, dont il faudra inéluctablement sortir. Comme le rappellent Pablo Servigne et Raphaël Stevens (2), une croissance mondiale indéfinie est impossible dans un monde fini, comme notre petite planète.

Au crédit des gauches de gouvernement, je mettrais aussi les réformes normatives et morales en faveur des minorités, sexuelles par exemple. Certes, cela ne coûte rien, ça donne l’impression que l’Etat dispose encore du pouvoir puisqu’il légifère (Pacs, mariage gay etc., ) même si c’est poudre aux yeux quant aux questions essentielles que Jean soulève. N’empêche que les bobos ne sont donc pas exclusivement alignés dans la deuxième option de gauche, mais trouvent aussi à se faire entendre par la première.

Enfin, au niveau de l’érosion du pouvoir normatif, il me semble que la critique libertaire à précédé celle du néolibéralisme, je pense à Marcuse, aux hippies, aux situationnistes et à une partie de l’esprit de mai 68 qui fantasmait assez sadiquement: “L’humanité ne sera vraiment heureuse que lorsque le dernier des capitalistes aura été pendu avec les tripes du dernier des bureaucrates» (3) et ailleurs “À bas l’Etat”.

Dernier point, qui sera d’actualité lors des prochaines élections en Belgique qui consacreront le revival des marxistes léninistes du PTB: l’article n’évoque pas cette option qui me semble n’appartenir ni à la gauche de gouvernement ni aux alter.

Merci encore pour ce texte clair et utile.

Jean-Pierre Jacques, psychanalyste et sexologue

  1. http://www.lemonde.fr/m-perso/article/2016/06/10/le-francais-un-optimiste-qui-s-ignore_4947771_4497916.html
  2. Comment tout peut s’effondrer – Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, de Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Editions du Seuil, Collection Anthropocène, 2015
  3. Rue Lhommond, mai 68