Commémorer Mai 68 ?

Faut-il commémorer la « révolution » de mai 68 ? Cette question agite en ce moment le microcosme politique de nos voisins français. Je vous propose de saisir cette circonstance pour visiter l’histoire personnelle et politique d’un journaliste français impliqué dans les « événements » de Mai 68 : Bernard Guetta. Et ce, grâce à un ouvrage qu’il vient de publier chez Flammarion : « Dans l’ivresse de l’Histoire ».

C’est que ce monsieur a eu l’heur et/ou le flair de se trouver régulièrement, au cours du demi-siècle passé, aux endroits où « cela se passait ». Né en 1951 de parents passés par le trotskisme, l’anticolonialisme et le PSU (Parti socialiste unifié dont Michel Rocard fut la figure amirale), il plonge dans le débat et l’action politiques dès son jeune âge. A l’âge de 10 ans, il distribue des tracts contre la guerre d’Algérie. Il assiste aux réunions de la revue Socialisme ou barbarie qu’anime son père à son domicile. Passionné par la lecture du Monde et particulièrement par les analyses de Bernard Ferron sur les pays de l’Est, et celles de Gilbert Mathieu sur l’économie et le social, il en arrive très tôt à « penser Monde ». A l’âge de 15 ans, il rejoint la Ligue des Droits de l’homme et y côtoie notamment Daniel Mayer (président de la Ligue), Pierre Mendès France, futur Président du Conseil, et Pierre Joxe, futur ministre de François Mitterrand.

Quand éclate la révolte de mai 1968, Bernard Guetta est élève du Lycée Henri-IV. Curieux, il rejoint l’une des premières manifs et se retrouve embarqué dans un « panier à salades » avec Alain Krivine, Henri Weber, Jacques Sauvageot (disparu le 28 octobre) et Daniel Cohn-Bendit, tous universitaires qu’il ne connaissait pas! Il deviendra de suite l’animateur du Comité lycéen de son lycée et suscitera la création d’un autre comité dans le lycée des filles proche d’Henri-IV.

Du lycée, il passe à « hypokhâgne », école préparatoire à l’École normale supérieure (dont sont notamment sortis Jean-Paul Sartre et Raymond Aron). Mais ses engagements à la Ligue des Droits de l’homme et à la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR) prennent le dessus et il rejoint le Nouvel Observateur comme stagiaire, sous le parrainage d’Olivier Todd, mais la direction de Jean Daniel. Au fil des mois, il couvrira d’abord la jeunesse et les mouvements lycéens, puis les pages « société » et, enfin, la politique et l’étranger, ses domaines de prédilection.

Où cela se passait

Et les expériences sociales, politiques et internationales se succéderont continuellement. En 1973, il couvrira la grève et l’occupation de l’usine Lip où se développe une expérience autogestionnaire. Il obtient son contrat à l’Observateur suite à son enquête clandestine – et non commandée- en Pologne auprès de Léopold Trepper, ancien chef de l’Orchestre rouge, réseau d’espionnage dont l’URSS avait disposé dans l’Europe occupée. Cette première incursion dans l’autre Europe sera suivie de beaucoup d’autres.

Grâce à Ionesco, il sera introduit auprès de la dissidence roumaine en 1977. « Plus je m’immergeais dans le socialisme réel, plus je me passionnais pour un monde qui se découvrait toujours plus complexe. En m’y frottant, j’apprenais l’Histoire, la géographie, le choc des empires en Europe centrale et l’empreinte ottomane jusqu’à nos marches ». Suivront ses contacts, bientôt transformés en relations suivies et intenses, avec les dissidences à l’Est : Krzysztof Pomian, Leszek Kołakowski, et Adam Michnik en Pologne[1] ; Pierre Kende et Kis János en Hongrie[2]. Entre-temps, Guetta est passé de l’Observateur au quotidien Le Monde, son « journal de référence ». C’est à ce titre qu’il suivra, à partir d’août 1980 l’épopée Solidarność, et y nouera des relations discrètes de sympathie, d’amitié et de complicité avec les syndicalistes et forces d’opposition politique.

C’est aussi à partir de ce moment que je serai un lecteur quotidien assidu à ses reportages sur cette aventure polonaise exemplaire à bien des égards, notamment la gestion des négociations entre le syndicat et les autorités politiques. Mais aventure qui fut interrompue par l’« état de guerre » proclamé en 1983 par le Général Jaruzelski, qui envoya en prison les leaders de Solidarność, anticipant l’intervention redoutée de l’armée soviétique. Figure paradoxale, Jaruzelski ne s’opposa pas à la table ronde organisée en 1989 entre le pouvoir et l’opposition, autour du syndicat Solidarność, qui conduisit à la démocratisation de la Pologne.

De Reagan à Gorbatchev

L’hiver prolongeant « l’été polonais » (c’est ainsi qu’avait été dénommé l’été 1980 et ses grandes grèves ouvrières), mais qui dura quelques années, Bernard Guetta fut envoyé en 1983 par Le Monde aux États-Unis. C’était la période du néo-libéralisme naissant et du triomphe de l’économiste Milton Friedman. Reagan, devenu 40ème président des USA, organisait déjà une America great again, une réduction spectaculaire des impôts sur les hauts revenus, relançait la course aux armements. Des évolutions qui s’opposaient diamétralement aux espoirs politiques de Bernard Guetta.

Mais il découvrait les paradoxes du libéralisme américain : la reprise économique était poussée par une vraie reprise budgétaire (les dépenses militaires en particulier). C’était « du pur keynésianisme que cet ancien acteur d’Hollywood, un ancien syndicaliste démocrate, faisait passer pour du libéralisme (…) (Il) s’était fait élire en promettant de réduire le rôle de l’État (./.) Les Américains avaient adoré. Il relançait l’économie grâce à l’État, et les Américains l’en applaudissaient encore plus. » Et ce fut le retour de manivelle contre les sixties qui avaient fait reculer le racisme, progresser les droits civiques et mis en place la « discrimination positive ». Mais Reagan prenait la défense de Solidarność tout en s’attaquant avec une vigueur renouvelée aux syndicats américains.

En même temps, Thatcher sentait venir le temps de la contre-offensive idéologique. « Le communisme, çà ne marche pas » avait-elle lancé avec une redoutable concision. Et Reagan comprenait que de Kaboul à Varsovie, l’URSS était en difficulté.

Notre journaliste sentait se profiler le changement. Gorbatchev succédait à Tchernenko, 4 ans après l’état de guerre polonais et 17 ans après le « printemps de Prague ». Les personnalités les plus influentes de Washington sont invitées au Kremlin et annoncent en rentrant que « tout va changer à Moscou ». Gorbatchev autorise Sakharov (le scientifique dissident en URSS) à quitter Gorki et sa résidence surveillée et l’invite à reprendre son « travail » (à entendre « travail scientifique » et à sous-entendre « travail politique »).Guetta appelle son directeur de rédaction et ami Jacques Amalric : « Jacques, je voudrais partir à Moscou. »

Le dégel communiste

Bernard Guetta va assister à Moscou aux transformations (trop ?) rapides du communisme soviétique. De la perestroïka (restructuration : nom donné aux réformes économiques et sociales conduites entre 1985 et 1991), à la glasnost (publicité ou transparence : nom donné à la politique de liberté d’expression et d’information impulsée par Gorbatchev en URSS), il va comprendre ce qu’André Gratchev lui avait laissé entendre dès leur première rencontre. Ce haut fonctionnaire aux Affaires étrangères connaissait le journaliste par les dossiers des services secrets qui avaient suivi son travail en Pologne et tous ses articles du Monde. A son interlocuteur lui disant : « J’ai souhaité vous voir car je ne comprends pas ce que veut M. Gorbatchev », Gratchev avait répondu : « Mais si, vous le comprenez très bien. Vous avez été correspondant en Pologne et, si j’en crois vos papiers de l’époque, vous comprenez très bien ce qui se passe en Union soviétique. » Ce que lui disait implicitement M. Gratchev, c’est que le communisme était au bout du rouleau en URSS, tout comme en Pologne. Et que Gorbatchev, en homme d’État russe, cherchait à sauver son pays de l’effondrement communiste.

Guetta le comprit. Mais à Paris, et au Monde en particulier, on ne comprenait pas les événements de la même manière. Le correspondant et sa rédaction n’étaient plus sur la même longueur d’ondes. Pour celle-ci, le communisme n’était pas réformable ; certains estimant même que Gorbatchev voulait seulement « faire désarmer l’Occident ». Et le conflit se résolut par le départ du journaliste de son journal en 1990.

La fin de l’histoire ?

En 1991, alors que Gorbatchev perd le pouvoir en Russie au profit d’Eltsine et des oligarques russes se partageant les dépouilles de l’économie d’État, Bernard Guetta rejoint France Inter où il sera titulaire jusqu’à aujourd’hui d’une chronique géopolitique dans la matinale de la radio.

Le dernier chapitre de son livre est celui où il s’interroge sur « l’ivresse de l’histoire » à laquelle il a participé de si près, sur le sens de ses combats personnels et des combats collectifs qu’il a accompagnés, et sur le sens de l’avenir. Quel avenir pour nos sociétés ? Que d’avancées commentées, mais suivies de retours en arrière préoccupants ? Quel avenir pour les prochaines générations ? Quel avenir pour la démocratie politique et sociale ?

Après nous avoir entraînés dans une histoire passionnante des 60 dernières années, il partage avec nous ces questions qu’il se pose. Mais cela débouche sur plus d’incertitudes et d’inquiétudes que sur des perspectives dynamiques et motivantes.

Cela étant, plongez-vous dans cette leçon d’histoire contemporaine qui s’avale comme un roman, tant elle est pleine de vie et de soubresauts.


[1] Krzysztof Pomian, philosophe, exclu en 1966 du Parti ouvrier unifié polonais, puis privé de son poste d’enseignant universitaire à Varsovie, émigra en France ; Leszek Kołakowski, historien, auteur d’une Histoire du marxisme ; Adam Michnik, journaliste, directeur de la Gazeta Wyborcza, d’abord journal d’opposition dissidente, aujourd’hui, plus important, et toujours critique, journal national de Pologne.

[2] Pierre Kende, sociologue, ancien participant à l’insurrection hongroise de 1956, émigré en France, auteur de La deuxième révolution d’octobre, écrit avec K. Pomian ; Kis János, philosophe et politiste, radical de gauche et défenseur des droits de l’homme, devenu parlementaire après la chute du communisme en 1989, aujourd’hui président de l’Alliance des démocrates libres.