Accepter que la boussole soit cassée pour la remplacer (et non pas l’inverser)

Dans une réponse à une de mes contributions au site, Robert Polet met en doute la nécessité d’abandonner la croissance du PIB comme objectif, affirmant sa compatibilité avec une réduction de la consommation d’énergie. Il va même plus loin en argumentant que la mise en œuvre des nombreux changements nécessaires à la transition écologique mènerait automatiquement à une croissance du PIB. Je me permets ici de lui répondre pour poursuivre le débat. Trois questions essentielles doivent, selon moi, être abordées : celle de la compatibilité d’une croissance du PIB avec la lutte contre le réchauffement climatique, celle de l’utilité de la croissance du PIB dans la réalisation d’objectifs sociaux et enfin, celle du dit « refus des dogmes ».

En premier lieu, la réponse à la question de la compatibilité d’une croissance du PIB avec la lutte contre le réchauffement climatique est pour moi évidente : non, cela n’est pas compatible. J’étaye longuement cette affirmation dans un article paru dans le dernier journal POUR[1] et ne vais donc pas le refaire entièrement ici. Toutefois, un élément essentiel me semble devoir être rappelé pour illustrer cette incompatibilité : la dépendance du PIB à la consommation d’énergie. On sous-estime souvent l’importance de l’énergie dans le PIB. Les travaux des économistes Gael Giraud et Zeynep Kahraman sont pourtant sans équivoques à ce sujet[2]. Le PIB est significativement dépendant de la consommation d’énergie. C’est la possibilité d’augmenter cette consommation qui nous permet de faire croitre notre PIB. Une diminution de la première devrait donc entrainer une réduction du dernier. Or, une transition vers un système énergétique 100% renouvelables, nécessaire pour limiter le réchauffement, ne peut se faire au niveau de consommation d’énergie actuel.

En deuxième lieu, il est important d’aborder la question de l’utilité de la croissance du PIB dans la réalisation d’objectifs sociaux. Dans sa contribution, Robert Polet énumère une liste non exhaustive de revendications en grande partie à but social. Selon lui, réaliser ces objectifs entrainerait une croissance du PIB. Cela démontrerait que toute croissance du PIB n’est pas à rejeter. Ce point de vue n’est pas étonnant, il est de coutume de croire que la croissance du PIB est étroitement liée à l’amélioration de la situation sociale des populations les plus démunies. Pourtant, si effectivement les “populations déshéritées du monde” doivent voir leur revenu croître, cela ne fait que renforcer la nécessité pour les pays riches de décroître. Quant au fait de sortir les parts  les plus pauvres de la population des pays riches de la misère, la croissance du PIB n’est absolument pas nécessaire. Ce sont les inégalités qui alimentent ce besoin de croissance. En effet, pour que chacun ait une part du gateau correcte, soit il faut mieux répartir le gateau (et donc réduire la part des plus riches), soit il faut faire grossir le gateau. Les principales revendications listées par Robert Polet ne font donc que renforcer les conclusions que je tire dans mon article précédent, à savoir : 1) les pays riches doivent faire plus d’efforts contre le réchauffement climatique pour laisser de la marge aux pays pauvres pour lesquels la croissance peut encore jouer un rôle positif 2) au sein des pays riches, il est nécessaire d’anticiper la décroissance à venir, notamment en s’attelant à réduire les inégalités.

Enfin, je termine par la question dudit « refus des dogmes », pour reprendre les termes utilisés par Robert Polet. Ce dernier met en garde contre le fait d’abandonner un dogme, celui de la croissance du PIB, pour en adopter un nouveau, celui de la décroissance du PIB. Je pense que cette mise en garde fait suite à un malentendu. Mon objectif, en expliquant que nous étions condamnés à décroitre (en terme de PIB), n’est pas de dire que la décroissance du PIB doit devenir un objectif et un projet politique en tant que tel. Mon objectif est tout autre et est double. Tout d’abord, je voulais établir un constat : l’objectif de la croissance du PIB est vain. Si certains refusent ce type de constat à apparence catastrophiste car il serait paralysant, je pense au contraire qu’il est essentiel car il permet de sortir du déni. En effet, alimenter le mythe d’une croissance « verte » entraine, selon moi, la perpétuation de l’aveuglement général quant à l’ampleur de la transition qui nous attend et est donc dangereux. Comme je l’écris dans mon article, dans l’histoire, la décroissance a eu un effet négatif ou non, en fonction de la capacité des pays à l’anticiper en assurant la pérennité de leur système social. Etablir le constat « nous sommes condamnés à décroître » est donc important car il permet, s’il n’est pas nié, d’anticiper. On peut résumer cela par un slogan « mieux vaut une décroissance choisie qu’une décroissance subie ». Cette dernière aurait en effet des impacts catastrophiques sur les populations concernées. Ensuite, je voulais montrer que le PIB était une mauvaise boussole. Que cet indicateur phare de notre époque, en plus d’être incompatible avec les limites écologiques de notre planète, n’était pas apte à décrire la qualité du bien-être des populations au sein de chaque pays. Ma volonté était donc de dire que le PIB ne devrait plus être utilisé comme indicateur et que nous devrions mettre en œuvre des politiques écologiques et sociales sans y regarder, pas en y regardant dans le sens inverse. Le PIB est une mauvaise boussole. Il faut donc en changer et non pas l’inverser.

Damien Viroux


[1] « Le mythe de la croissance verte », p25
[2] Voir notamment : Giraud, G et Kahraman, Z (2014), « How Dependant is Growth from Primary Energy? Output Energy Elasticity in 50 Countries (1970-2011) », Paris School of Economics, 21p.

 


By Damien Viroux

Damien Viroux Économiste, récemment diplômé de l'Université Catholique de Louvain et de l'Université de Namur. Coopérateur fondateur et membre du comité de rédaction de POUR. Passionné des problématiques écologiques et sociales. Mes chroniques s'articuleront autour du thème des inégalités.