Les gouvernements ont déjà accepté d’être dépossédés de leur pouvoir budgétaire avec le TSCG ou «pacte budgétaire». Avec le TTIP, on irait encore plus loin dans l’abandon de pouvoirs sociaux et législatifs au profit du grand «business», des actionnaires et des multinationales.
SOCIAL
Une interview de Thierry BODSON
Secrétaire général de l’Interrégionale Wallonne de la FGTB
Les accords du TTIP imposeraient de nouvelles contraintes aux syndicats, elles empêcheraient de négocier des clauses favorables aux travailleurs
POUR : les syndicats constituent généralement une force, un relais auprès des pouvoirs politiques, pour obtenir des législations favorables aux travailleurs. Avec le TTIP, les syndicats vont-ils avoir plus de difficultés à agir sur le politique qui se déclarera limité dans ses pouvoirs?
Les relations des syndicats avec le Politique visent en fait à établir un cadre général à partir duquel ils peuvent négocier ensuite de bonnes conditions de traitement et de travail aux niveaux des secteurs d’activité et des entreprises. Le TTIP viendra, s’il est finalement adopté, réduire le cadre des possibles de la concertation sociale.
Ce cadre est déjà corseté au niveau salarial, avec des marges quasi nulles. Si les accords du TTIP aboutissaient, cela nous imposerait de nouvelles contraintes qui nous empêcheraient de négocier des clauses favorables aux travailleurs. La définition de marchés publics, nationaux, régionaux ou locaux seraient complètement modifiée. Aujourd’hui, on peut lier l’attribution d’un marché public au fait que les travailleurs de l’entreprise bénéficient de formations. Demain, ce serait quasiment impossible. Aujourd’hui, on peut faire en sorte qu’une part du marché public soit réservée à une entreprise d’économie sociale. Demain, ce serait attaquable par les entreprises. Les clauses sociales, environnementales, éthiques seraient perçues comme des entraves au libre-échange… et donc condamnables. Seules les lois commerciales pures seraient d’application.
POUR : Les nouvelles règles du jeu prévues par le TTIP (coopération réglementaire et ISDS), qui introduiront des technocrates privés et des cabinets d’avocats d’affaires dans les processus législatif et judiciaire, sont-elles perçues comme une menace par les syndicats?
Il s’agit d’un problème plus large, celui du fonctionnement démocratique en Europe. La décision est de plus en plus transférée du niveau national au niveau européen et, à ce niveau, les lobbies d’affaires sont très influents. Les gouvernements ont déjà accepté d’être dépossédés de leur pouvoir budgétaire – l’acte fondateur de toute politique indépendante – avec le TSCG (Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance) ou «pacte budgétaire». Avec le TTIP, on irait encore plus loin dans l’abandon de pouvoirs sociaux et législatifs au profit du grand «business», des actionnaires des multinationales. Il est facile, dès lors, de savoir à qui profite le crime. Celui de restreindre nos droits démocratiques.
Et en face, l’approche syndicale européenne commune n’est pas encore suffisamment forte. Nos organisations doivent réagir et s’organiser plus efficacement au niveau européen.
Les clauses sociales, environnementales, éthiques seraient perçues comme des entraves au libre-échange… et donc condamnables.
POUR : En Europe, le pourcentage des PME est de 99% de toutes les entreprises. Elles occupent 68% de l’emploi global selon le critère européen d’entreprise de moins de 250 travailleurs. En Belgique francophone, pour l’UCM qui a comme critère des entreprises de moins de 50 personnes, les PME représentent 97% des entreprises et 48% de l’emploi global. Elles n’effectuent pas de commerce transatlantique avec les Etats-Unis (0,06%). Les études provenant des institutions européennes prévoient une légère croissance du commerce transatlantique pour les multinationales mais une décroissance du commerce intra-européen soumis aux importations américaines. Un grand nombre de PME et d’emplois sont-ils déjà perdus de ce fait à vos yeux ?
Nous revenons au rôle des lobbies: les grandes entreprises sont directement consultées et associées aux négociations en cours; les PME presque ignorées, sauf dans le discours de la Commission. Nous serons tous perdants dans ce TTIP: travailleurs manuels et intellectuels, consommateurs, patients, petits patrons de PME… Qui a intérêt à mettre en concurrence les entreprises PME entre elles, et les travailleurs entre eux, sinon les multinationales?
POUR : Le « shopping fiscal » risque encore de se développer avec ce traité. Craignez-vous de nouvelles délocalisations d’emplois?
La Belgique est déjà un paradis fiscal pour les grandes entreprises; nous ne pensons pas que ce traité relancerait de nouvelles délocalisations chez nous, mais le problème des progrès sociaux en Europe reste posé et il est difficile d’avancer sur des minima sociaux et salariaux sans une harmonisation européenne de l’impôt des sociétés. C’est une bataille vitale pour tous les citoyens européens. Cette question est aussi fondamentale que l’était celle de l’acquisition du droit de vote il y a un siècle.
POUR : Comment modifier un rapport de force actuellement défavorable aux travailleurs?
Il faut repenser la stratégie. Nos élus politiques locaux (sans autres mandats) connaissent très peu le dossier; ils ont tendance à suivre la ligne de leur parti. Pour les élus MR, la déclaration gouvernementale favorable au TTIP est la référence. Par contre, la réflexion commence à faire son chemin chez les élus à d’autres niveaux de pouvoir et le débat sur les dangers du Traité prend de la vigueur au sein des partis et des structures syndicales. Même certains élus MR s’interrogent. Rien n’est encore perdu. Il faut avoir une démarche vers les communes et à la base de la société. Il faut expliquer les conséquences d’un tel Traité sur tous les publics: travailleurs, chômeurs, les malades, petites entreprises, services publics, secteur culturel, etc. Seul un front social élargi, composé d’agriculteurs, d’artistes, d’artisans, de petits entrepreneurs, d’employés, d’ouvriers, d’étudiants… pourra construire un rapport de force à la hauteur. En réalité, un agriculteur a plus d’intérêts communs avec un ouvrier métallurgiste qu’avec une multinationale de l’agroalimentaire. Il faut que les 99% comprennent qu’ils sont plus forts que le 1% qui s’accapare le gâteau.
Votre initiative avec ce journal de masse arrive à point nommé dans cette perspective.
Propos recueillis par Robert Polet et Jean-Claude Garot