SANTE
Prise de position
Soixante pour cent des brevets déposés dans le secteur du médicament le sont par l’industrie américaine, contre seulement 20 % pour l’Union européenne. Les entreprises américaines dominent le marché des 50 médicaments les plus prescrits en termes de chiffres d’affaires. La politique américaine a une volonté constante de faire de l’entreprise du médicament un enjeu stratégique de premier plan (comme elle l’a voulu pour le pétrole) en lui accordant d’importants avantages fiscaux.
La Constitution de l’OMS consacre le droit fondamental de tout être humain à accéder au meilleur état de santé possible. Ce droit à la santé suppose de pouvoir disposer en temps opportun à des soins acceptables, abordables et de qualité appropriée. Le mot d’ordre «La santé pour tous en l’an 2000» a été adopté par l’OMS en 1981, en considérant la promotion de la santé comme une ressource majeure pour le progrès social, économique et individuel.
Les objectifs de la Direction Générale Santé et Sécurité Alimentaire de la Commission Européenne ne sont pas moins ambitieux et sa stratégie vise la gestion de la santé publique, la sécurité sanitaire, l’éducation à la santé, les aspects environnementaux incluant les perturbateurs endocriniens, …
Si le droit à la santé peut être considéré comme un droit de l’homme à part entière, on doit s’interroger sur la place de l’industrie pharmaceutique dans l’économie et surtout sur son rôle dans les politiques de santé publique des états, y compris l’accès aux médicaments pour le plus grand nombre.
Une industrie prospère et largement transatlantique
Le classement mondial des 15 plus grandes multinationales ne comporte que des sociétés américaines et européennes (à l’exception de la société pharmaceutique israélienne Teva). Les entreprises américaines raflent plus de 50% du marché, et les entreprises de l’Union Européenne à peine 25%, les 25% restant revenant à la Suisse. La première société non transatlantique occupe la 20ème place (Takeda – Japon).
Les Etats-Unis, l’Europe et le Japon représentent 74% du marché mondial de la consommation de médicaments (chiffre qui pourrait grimper à 85% selon l’OMS), laissant une portion congrue à plus de six milliards d’habitants répartis dans « le reste du monde ».
Selon le magazine Fortune, dans le top 500 des plus grandes entreprises américaines, l’industrie pharmaceutique dépasse de très loin et de manière ininterrompue le reste de l’économie selon trois critères de profit. Pour chaque dollar de chiffres d’affaires, il y a 17% de bénéfices nets, soit 5,5 fois plus que la moyenne du top 500. Le taux de profit sur le capital atteint 14,5%, soit 6 fois la moyenne du top 500. Le bénéfice sur les actions atteint 27,6%, soit presque 3 fois plus que la moyenne du top 500. Cette situation, il faut le rappeler, est le résultat historique d’une volonté constante de la politique américaine de faire de l’entreprise du médicament un enjeu stratégique de premier plan (comme elle l’a voulu pour le pétrole) en lui accordant d’importants avantages fiscaux. On comprend pourquoi, en retour, les plus importants laboratoires pharmaceutiques (comme le lobbying pétrolier) contribuent sans compter aux campagnes électorales américaines (267 millions de dollars en 2008 en agissant également à travers 600 lobbyistes à Washington).
Depuis plusieurs années, 60% des brevets déposés dans le secteur du médicament le sont par l’industrie américaine, contre seulement 20% pour l’Union européenne. Selon Philippe Pignarre, les entreprises américaines dominent le marché des 50 médicaments les plus prescrits en chiffres d’affaires[1].
Roch Doliveux, CEO d’UCB, est le top manager le mieux payé en Belgique, avec un package estimé à 7 millions d’euros annuels.
Le mantra de l’industrie est invariable: les médicaments sont chers parce que la recherche coûte cher. Les sources industrielles américaines estiment le prix du développement d’une molécule va de 800.000 à 2 milliards de dollars. Chiffres contestés par Ralph Nader qui avance des sommes de 4 à 8 inférieures. Ces firmes US semblent oublier les traitements de faveur dont elles bénéficient (dégrèvements d’impôts pour la recherche) et n’hésitent pas à parler d’un manque à gagner, la perte des bénéfices qu’elles auraient pu engranger en spéculant sur l’argent consacré à la recherche. Les professeurs Even et Debré (par ailleurs sénateur UMP) concluent à un mensonge de l’industrie. La découverte, le développement, les essais cliniques, l’autorisation passent principalement par les Etats-Unis, et plus accessoirement par l’Europe. C’est donc d’abord aux Etats-Unis que les firmes imposent des prix de 5 à 500 fois plus élevés que le prix de revient réel. Le «reste du monde» subit …
Christian Lajoux, président du LEEM (regroupant les entreprises du secteur de l’industrie pharmaceutique en France) donne le ton: «le médicament doit être intégré dans sa dimension d’entreprise, car il a D’ABORD une dimension industrielle». L’objectif des laboratoires pharmaceutiques est très clair: réaliser le plus rapidement possible les bénéfices les plus élevés possibles en commercialisant la plus grande quantité de médicaments pour les marchés les plus rentables. On s’éloigne radicalement des objectifs de santé publique qui devraient viser à produire les médicaments les plus nécessaires et les moins dangereux au meilleur prix, pour le plus grand nombre d’habitants en intégrant les traitements médicamenteux dans une stratégie plus large de santé publique.
Un rapport à l’Assemblée Générale des Nations Unies en 2008 mettait déjà le doigt sur les responsabilités de l’industrie pharmaceutique à l’égard des droits de l’homme et abordaient les sujets qui font mal: le choix des marchés, les prix trop élevés, la non-prise en compte des besoins du tiers monde, la corruption, l’absence de rigueur et de transparence des essais cliniques, l’inutilité des «me too» (copies de molécules plus anciennes destinées à prolonger artificiellement la durée des brevets et à en accroître le prix), les liens avec les leaders d’opinion, les départements universitaires, les partis politiques, et leur influence sur les politiques de santé publique.
L’impact du TTIP
Il n’y a pas de doute que le Traité transatlantique ne peut que consolider l’alliance existante entre les laboratoires américains (largement dominants) et européens. Les pays BRICS[2] restent absents du marché globalisé du médicament, sans parler des pays non-BRICS du «reste du monde».
La valeur boursière des cinq plus grands laboratoires pharmaceutiques est deux fois supérieure au PNB de l’ensemble des pays sub-sahariens.
Si le «reste du monde» apprend à connaître les mêmes pathologies qu’en Occident (affections cardiovasculaires, cancers, …), les maladies tropicales (SIDA, tuberculose, malaria, bilharziose, …) ne suscitent pas le même intérêt et restent à l’écart des programmes de recherche et développement. Et quelle que soit la pathologie, les prix des médicaments (qui absorbent l’essentiel du budget santé des familles dans les pays pauvres) ne sont pas décidés en fonction des besoins et des moyens des régions concernées mais bien du marché. Ce qui rend les médicaments «vitaux» inaccessibles au plus grand nombre.
Le poids de l’industrie sur les politiques de santé publique et sur la médecine en général suscite bon nombre d’inquiétudes. C’est la même industrie qui établit les priorités (pathologies-cibles, modalités des traitements, …) et va jusqu’à inventer de nouvelles maladies. Elle achète les leaders d’opinion et s’assure de la collaboration active de décideurs importants au sein des autorités sanitaires. C’est elle encore qui s’infiltre dans les académies de médecine et exerce une influence continue sur les praticiens de l’art de guérir. Enfin, elle «milite» pour un durcissement accru des règles en matière de propriété intellectuelle en compromettant la pénétration des médicaments génériques.
La médecine a cessé d’être la mère de l’art de guérir pour devenir la fille soumise de l’industrie pharmaceutique. En perdant son indépendance et sa dignité …
[1] In La Revue Démocratie
[2] Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud